Le Lanceur

À Kiev, Interpol sert à arrêter des journalistes étrangers

Entrée du siège d'Interpol à Lyon (AFP PHOTO / JEAN-PHILIPPE KSIAZEK)

Deux journalistes ont récemment été arrêtés en Ukraine sur la foi de notices rouges abusives. Nouvelle illustration du détournement d’Interpol par des régimes autoritaires. Malgré les réformes et les engagements pris par l’organisation.

Deux nouveaux cas d’arrestation de journalistes sur la foi de notices rouges abusives. Après la Turquie cet été, deux autres régimes autoritaires ont récemment illustré les risques de détournement d’Interpol. L’Ouzbékistan et l’Azerbaïdjan sont ainsi parvenus à faire arrêter hors de leurs frontières et emprisonner des journalistes, l’un réfugié politique, l’autre demandeur d’asile. Dans les deux cas, les arrestations ont été opérées par la police aux frontières ukrainienne après consultation du registre d’Interpol.

Le 20 septembre 2017, le journaliste ouzbek Narzoullo Akhounjonov débarque à l’aéroport de Kiev. Avec sa famille, il vient demander l’asile en Ukraine. Il vivait en Turquie depuis 2013 et son exil est dû aux pressions dont il fait l’objet depuis ses prises de position contre la corruption. Mais le bureau d’Interpol de Tachkent ayant demandé et obtenu l’émission d’une notice rouge d’Interpol, le journaliste est arrêté par les autorités ukrainiennes et placé en détention provisoire pour quarante jours.

Fin septembre, Reporters sans frontières (RSF) appelle le bureau du procureur général en Ukraine à “s’opposer à son extradition afin de garantir la protection du journaliste”. “L’expulser vers un pays où le journalisme indépendant est persécuté et où la torture systématisée est contraire à toutes les obligations internationales auxquelles Kiev est tenu”, écrit alors l’ONG.

Exilé politique aux Pays-Bas, arrêté à Kiev

Bis repetita, moins d’un mois plus tard. Le 14 octobre, un autre journaliste faisant l’objet d’une notice rouge à la demande de son pays d’origine, dont il est exilé, est arrêté à Kiev. Lui est même réfugié politique aux Pays-Bas. Fikret Housseïnli a pris en 2008 la décision de fuir son pays après des pressions et attaques physiques. “C’est au tour des autorités azerbaïdjanaises de chercher à instrumentaliser ce mécanisme pour mieux traquer ses opposants exilés”, alerte immédiatement RSF.

“Alors qu’il s’apprêtait à quitter la capitale ukrainienne et prendre un vol à destination de Düsseldorf, Fikret Housseïnli a été arrêté à l’aéroport international de Boryspil ce 14 octobre, sur la base d’une notice rouge d’Interpol émise par Bakou, qui recherchait le journaliste pour “franchissement illégal de la frontière” et “fraude”, raconte RSF. Le motif politique qui se cache derrière ces accusations semble d’autant plus évident que la notice rouge a été activée alors que le journaliste quittait Kiev et non à son arrivée. Il semblerait que les autorités azéries, dont certains représentants se trouvaient à l’aéroport au moment de l’arrestation de Fikret Housseïnli, aient voulu profiter de son déplacement en Ukraine pour enclencher des poursuites à son encontre.”

Il semblerait que les autorités azéries, dont certains représentants se trouvaient à l’aéroport au moment de l’arrestation Fikret Housseïnli, aient voulu profiter de son déplacement en Ukraine pour enclencher des poursuites à son encontre”

 

“L’Ukraine ne doit pas se rendre complice de la répression sans frontière que souhaitent mener des régimes tels que l’Azerbaïdjan”, dénonce RSF. L’ONG appelle “à la libération immédiate de Fikret Housseïnli, qui doit faire face à des charges purement politiques”. Contactée, l’ambassade d’Ukraine en France n’a pour l’heure pas apporté de réponse au Lanceur sur le sujet.

Après la demande abusive d’émission d’une notice rouge à l’encontre de Can Dundar par la Turquie et l’interpellation d’Hamza Yalcin puis Dogan Akhanli l’été dernier en Espagne, ces deux arrestations démontrent les lacunes d’Interpol en matière de vérification et de contrôle des notices rouges, dont le nombre est en forte augmentation. RSF souligne ainsi “l’urgence d’engager une réforme des “notices rouges” d’Interpol pour mettre fin au plus vite à la traque des opposants en exil”.

“Filtrage défaillant”

Pourtant, en mars dernier, Interpol avait engagé des réformes, après qu’une commission dirigée par le député allemand Bernd Fabritius (PPE) a pointé du doigt les cas de détournement d’Interpol et de ses fameuses notices rouges. Dans sa résolution 2161, intitulée “Recours abusif au système d’Interpol : nécessité de garanties légales plus strictes”, le Conseil de l’Europe pointait le risque de détournement de l’organisation.

“Il a été fait état à plusieurs reprises ces dernières années d’allégations de détournement du système des notices rouges par certains États membres à des fins politiques, en vue de réprimer la liberté d’expression ou de persécuter des opposants politiques à l’étranger, soulignait le rapport de la commission. Il semble que les garanties légales aient bel et bien un temps de retard sur les progrès technologiques et le recours accru au système des notices.”

Dans cette résolution, Interpol était notamment invitée à améliorer son système de contrôle via son organe dédié, la commission de contrôle de fichiers (CCF). Laquelle venait justement de publier de nouveaux statuts (début mars 2017). Les députés européens soulignaient cette avancée, rappelant par ailleurs que dans la grande majorité des cas le système des notice rouges était efficace.

Six mois plus tard, le compte n’y est pas, pour Bernd Fabritius. “Il semblerait que le mécanisme de filtrage mis en place à Interpol pour éviter la publication de notices visant des opposants politiques, en particulier des personnes qui ont le statut de réfugiés et dont l’extradition a été refusée par décision de justice, soit toujours défaillant”, a taclé l’eurodéputé allemand ce 20 octobre.

“Les alertes de la société civile ont fini par aboutir à une prise de conscience : depuis 2015, Interpol a notamment commencé à renforcer son mécanisme d’appel, note RSF. Mais beaucoup reste à faire, aussi bien pour mettre en œuvre ces réformes que pour mieux filtrer les demandes émanant d’États répressifs.” L’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe appelait en septembre Interpol à “continuer d’améliorer le système des notices rouges, de façon à prévenir les abus et à y remédier plus efficacement”.

Interrogé à plusieurs reprises sur ce détournement de l’usage des notices rouges, le secrétariat d’Interpol s’est contenté de nous rappeler les procédures d’émission des notices rouges, mais “s’interdit tout commentaire sur des affaires ou des personnes précises”.

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