Le Lanceur

Affaire Pasche : “On a plus parlé de Bolloré que du Crédit Mutuel”

C’était le feuilleton médiatique de l’automne. Vincent Bolloré, le nouveau patron de Canal+, qui censure un documentaire révélant l’évasion fiscale organisée de la banque Pasche, filiale à l’époque du Crédit Mutuel – documentaire diffusé finalement sur France 3. Depuis, silence radio dans les médias sur le fond de l’enquête. À l’origine des révélations, les banquiers Céline Martinelli, Mathieu Chérioux et Jean-Louis Rouillan ne veulent plus rester dans l’ombre. Entretien croisé avec trois lanceurs d’alerte qui critiquent l’inertie des journalistes et des dirigeants politiques dans l’affaire Pasche-Crédit Mutuel.

 

C’est l’employeur qui décide que l’on devient lanceur d’alerte, en nous licenciant”

Le Lanceur : Employés de la banque Pasche à Monaco, filiale à l’époque du groupe Crédit Mutuel-CIC, vous avez dénoncé en 2013 des malversations et des clients “douteux” à votre hiérarchie, avant d’être licenciés dans la foulée. Vous considérez-vous comme des lanceurs d’alerte ?

Mathieu Chérioux : À l’origine, quand on fait la dénonciation, on ne se considère pas comme des lanceurs d’alerte. On se considère comme des citoyens qui ne font que répondre à leurs obligations professionnelles et légales. C’est l’employeur qui décide que l’on devient lanceur d’alerte, en nous licenciant.

Jean-Louis Rouillan : Car on est tenu légalement et pénalement de déclarer le “soupçon”. Non pas la preuve, mais le simple soupçon.

M. Chérioux : Pour être tout à fait honnête, il y a même une démarche égoïste, car nous travaillons depuis plus de vingt ans dans une petite place : Monaco. Tout le monde se connaît. On peut se taire, mais demain, si ces Italiens passent la frontière et se font prendre par la police, ça retombera sur la banque. Comment vais-je expliquer que je n’étais au courant de rien ? On s’est aussi dit qu’on ne voulait pas être mêlés à ça.

Céline Martinelli : En tant que professionnels, on a fait remonter jusqu’au plus haut, c’est-à-dire le Crédit Mutuel. Il s’est avéré que tout le monde nous a écoutés mais que personne ne nous a entendus. En conclusion, on s’est retrouvés tous les trois à la porte.

Quels faits précis avez-vous dénoncés au sein de la banque Pasche ?

C. Martinelli : Nous avons dénoncé des modes de fonctionnement qui nous paraissaient totalement aberrants. Quand vous avez une personne qui n’est pas encore cliente, qui vient déposer une somme astronomique en cash et que la banque valide l’opération.

De quels montants parle-t-on ici ?

C. Martinelli : 400 000 ou 500 000 euros. Même avec l’ancienneté, vous ne le faites pas, car c’est interdit. Alors, avec une personne qui n’a pas d’activité économique pour justifier de tels dépôts d’espèces…

M. Chérioux : Ce qui nous a mis la puce à l’oreille, ce sont des comportements. On travaille dans un métier un peu particulier. Ce n’est pas de la banque de détail classique, c’est de la banque privée. À Monaco, en Suisse ou au Luxembourg, on ne vise pas des petits clients. On vise des clients avec un patrimoine à partir de 500 000 ou un million d’euros. C’est de la gestion de fortune. Ce qui nous a choqués, c’est que la direction allait chercher des clients qui n’étaient pas du tout dans ce cadre-là. Des gens qui vendaient des T-shirts sur les marchés en Italie. Ça n’avait aucun sens. Nous avons eu des formations antiblanchiment, et le leitmotiv, c’était d’abord de savoir qui est votre client et comment il gagne sa vie. Là, il y avait des personnes qui tenaient une blanchisserie, d’autres qui changeaient d’activité toutes les semaines, ou encore un ancien patron de la fédération brésilienne de football…

… Vous parlez de Ricardo Teixeira, le gendre de l’ancien patron de la Fifa João Havelange, qui a été accusé de corruption par la justice américaine ?

M. Chérioux : Oui, moi je n’aurais pas ouvert son compte. Je n’aurais pas voulu prendre le risque pour moi, pour la banque, d’avoir un type comme ça.

J-L. Rouillan : Aucune banque ne le voulait.

M. Chérioux : Ce qui nous a frappés aussi, c’est que certains comptes avaient une durée de vie courte dans la banque. On avait le sentiment que la direction ne voulait pas vraiment développer le fonds de commerce au-delà d’un montant d’actifs gérés de 100 à 150 millions d’euros, permettant à la banque de présenter un fonctionnement normal d’une banque privée.

C. Martinelli : La contrainte est que, plus vous grossissez en capitaux, plus vous avez l’obligation d’étoffer vos organes de contrôle. C’est pour ça qu’à mon avis il y a moins de risques de voir de telles opérations dans des grandes banques.

Après les premières révélations de Mediapart en 2014, un documentaire démontrant l’évasion fiscale et le blanchiment d’argent des clients de la banque Pasche est programmé sur Canal+ à l’été 2015. Mais l’enquête est censurée par Vincent Bolloré, nouveau patron de la chaîne cryptée, suite à un coup de fil de son grand ami Michel Lucas, président du Crédit Mutuel. L’affaire fait grand bruit. France 3 diffuse finalement le documentaire (en octobre dernier) dans l’émission Pièces à conviction. Vous en êtes les principaux témoins. La censure de Bolloré a-t-elle permis de médiatiser votre “alerte” ?

M. Chérioux : Oui, mais soyons honnêtes, il y a deux aspects : l’affaire et la censure. C’est un peu le problème des journalistes, qui vivent dans leur petit monde. On a plus parlé de Bolloré et de Canal qu’on a parlé du Crédit Mutuel. Au final, ça nous a quand même servi. Mais on n’est pas aveugles non plus.

J-L. Rouillan : On parle quand même de la cinquième banque française, qui se prévaut de valeurs mutualistes et qui organiserait l’évasion fiscale !

C. Martinelli : Au départ, on ne voulait pas avertir la presse. Le problème, c’était que la justice monégasque ne bougeait pas ou avait du mal à bouger.

Depuis le documentaire sur France 3, quelles sont les retombées médiatiques ?

C. Martinelli : Il n’y a plus rien. Aucun article, à l’exception d’une invitation sur le plateau d’Arrêt sur images, qui a bien voulu nous donner la parole.

M. Chérioux : Le problème de la presse, sans doute pour des raisons de coût, c’est qu’elle ne fonctionne que sur des faits juridiques. L’enquête, ça demande du temps, de l’investissement, des hommes. Et il y a un vrai problème dans la presse française par rapport à la presse anglo-saxonne : il y a peu d’appétit pour l’investigation. Au final, 90 % des médias ne nous ont pas répondu. De son côté, le Crédit Mutuel contrôle un certain nombre de journaux. Il y a nécessairement une forme d’autocensure, des pressions. Et surtout, la banque est extrêmement bien implantée dans les régions. Elle a un accès direct aux politiques locaux. C’est très important, ce n’est pas le cas d’HSBC ou d’UBS. On a été très frappés de n’avoir eu aucun relais politique. Pourtant, on a sollicité une vingtaine d’élus. Aucune réponse.

Dans le documentaire de France 3, on découvre qu’en plus des clients “douteux” que vous avez dénoncés à Monaco, d’autres apparaissent sous les pseudonymes Camus, Simenon, Ann Frank ou Jack London. Des références littéraires, sorties tout droit de l’imaginaire d’un roman policier. Cela vous a-t-il étonnés ?

C. Martinelli : Oui, j’ai été choquée.

M. Chérioux : Apparemment, le système de pseudo change selon les banques. UBS, c’était encore un autre code.

Le problème de fond, il est entre le coût et le profit. Les banques se disent que, si elles sont condamnées, ça leur coûtera moins cher que ça leur rapporte”

Le 22 mars dernier, dans la matinale de France Inter, Nicolas Théry (qui a remplacé Michel Lucas à la tête du Crédit Mutuel début 2016) a déclaré que “le Crédit Mutuel n’[avait] jamais contribué à l’évasion fiscale”, tout en parlant de “carabistouilles” en réaction à l’enquête d’Oxfam sur les paradis fiscaux. Qu’est-ce que ça vous inspire ?

J-L. Rouillan : Ils jouent sur les mots. Ils disent qu’ils n’y sont plus aujourd’hui car ils ont vendu leurs filiales.

Quand le Crédit Mutuel a-t-il vendu la banque Pasche ?

M. Chérioux : Le timing est important. On est licenciés pour des motifs économiques en juin 2013, sachant qu’on demeure dans l’effectif jusqu’au 8 octobre…

C. Martinelli : … Et le lendemain, le 9, la banque Pasche cède le fonds de commerce de Monaco, une fois que nous sommes définitivement sortis de l’effectif.

M. Chérioux : Un ou deux ans après, Pasche Genève vend les Bahamas, le bureau de Dubaï, le Brésil et le Liechtenstein. Toutes les implantations de Pasche ont été vendues une à une à Havilland, une banque privée luxembourgeoise.

Peut-on dire que la banque Pasche était la filiale offshore du Crédit Mutuel ?

M. Chérioux : Oui. M. Lucas a beau raconter qu’il ne savait pas, il faut quand même rappeler qu’au conseil d’administration du siège (en Suisse) de la banque Pasche il y avait des membres du CIC–Crédit Mutuel. Et je vois mal la banque Pasche ouvrir une banque aux Bahamas sans que l’actionnaire, le Crédit Mutuel, en soit informé.

Combien d’informations judiciaires sont ouvertes contre le Crédit Mutuel et la banque Pasche ?

M. Chérioux : Il y a l’enquête pénale, à Monaco, pour blanchiment et défaut de déclaration. Il y a la procédure au parquet national financier (PNF) en France. Nous avons une autre procédure, où on est partie civile, au tribunal du travail de Monaco. Et on a une dernière affaire où on a porté plainte contre les propos de Michel Lucas dans la presse.

En effet, sur Radio Classique, l’ex-patron du Crédit Mutuel vous a qualifiés de “racketteurs”. Comment l’avez-vous pris ?

M. Chérioux : Ces gens-là, rien ne les arrête. L’après-midi même de l’interview, l’avocat de la banque Pasche contactait notre avocat. Donc, le matin, vous êtes un racketteur, et l’après-midi on veut discuter. Mais au final, nous n’avons pas une seule plainte de la banque Pasche ou du Crédit Mutuel contre nous.

Cela va faire trois ans que vous êtes dans les procédures. Vous arrive-t-il de regretter cette alerte ?

J-L. Rouillan : Non, je ne regrette pas. À refaire, je le referais. C’est vrai, ça fout les boules d’être lanceur d’alerte, car ceux qui s’en tirent bien, ce sont les coquins. Et vous, vous êtes honnête et on vous jette des pierres. Oui, ça fait mal au ventre. Ma femme est partie du jour au lendemain. Je me suis retrouvé avec ma fille alors que je n’étais pas préparé à ça. La vie bascule. Mais, plus ils essayeront de nous enfoncer, plus on va se battre. Ça devient le combat d’une vie. Si ça avait été réglé juridiquement, dans des temps raisonnables, on n’en serait pas là.

C. Martinelli : Et c’est une question qui ne se pose pas, car nous n’avions pas le choix. C’est une obligation professionnelle, c’est la loi.

Quelles ont été les conséquences sur vos vies professionnelles ?

C. Martinelli : Vous êtes blacklisté. Vous êtes le mouton noir de la place. On a ratissé toutes les banques de Monaco, sans succès.

M. Chérioux : On s’est mis à notre compte, et on fait du conseil avec nos clients. Mais ça aussi c’est difficile, car le blacklistage va encore plus loin. Il va jusqu’aux clients. Alors que, dans la loi monégasque, vous ne pouvez pas être licencié si vous êtes lanceur d’alerte. C’est prévu dans l’ordonnance souveraine.

J-L. Rouillan : Oui, mais il faut qu’il y ait une procédure instruite pour être qualifié de lanceur d’alerte.

tout puissants que se sentent les banquiers, la justice arrive quand même à les inquiéter, je suis optimiste”

Peut-on gagner contre des banques aujourd’hui ?

M. Chérioux : Oui, car des banques sont condamnées. Même si c’est très long, qu’ils ont avec eux une armada d’avocats, je suis assez confiant. Les choses évoluent. Après, le problème de fond, il est entre le coût et le profit. Aujourd’hui, les banques se disent que, si elles sont condamnées, ça leur coûtera moins cher que ça leur rapporte. Il faut qu’il y ait des sanctions comme aux États-Unis, qui soient plus violentes que le gain potentiel.

Quand vous voyez toutes les affaires qui sortent sur l’évasion fiscale dans la presse, comme les Panama Papers, devenez-vous optimistes ?

J-L. Rouillan : Je me dis que tout puissants que se sentent les banquiers, la justice arrive quand même à les inquiéter. Oui, je suis optimiste, mais par la force des choses. Car toutes les autres institutions nous ont fait défaut : journalistes, justice à Monaco, inspection du travail… Les gens se gargarisent une fois que l’affaire est terminée. Regardez UBS : Stéphanie Gibaud (lire ici son interview sur Le Lanceur) bataille pendant des années, et personne n’a vraiment réussi à la protéger.

M. Chérioux : On a contacté la plupart des membres de la commission Cahuzac, au fait sur ces questions-là. Aucune réponse. Par contre, si demain vous avez une perquisition au Crédit Mutuel, vous allez tous les voir sur les plateaux télé…

C’est le débat actuellement, avec la loi Sapin II. Voudriez-vous être payés pour ces alertes ?

C. Martinelli : Il ne faut pas tomber non plus dans les travers. Ce n’est pas une profession. Mais, au regard des dommages collatéraux que nous subissons, oui, il faudrait en tenir compte.

J-L. Rouillan : Être indemnisé, c’est aussi pour aider à reconstruire sa vie.

M. Chérioux : Soit vous avez un statut qui vous protège réellement, et effectivement la question de la rémunération ne se pose pas. Par exemple, vous continuez à être payé le temps de la procédure. Mais, à partir du moment où vous n’êtes pas protégé, pourquoi il n’y aurait pas comme aux États-Unis un système de rémunération ?

Propos recueillis par Mathieu Martiniere

 

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