Le Lanceur

Bruxelles propose une timide protection des lanceurs d’alerte

Commission européenne © AFP PHOTO / POOL / EMMANUEL DUNAND

La Commission européenne vient de dévoiler un projet de directive, comportant un arsenal de mesures censées protéger les lanceurs d’alerte. Un texte qui ne suscite pas l’engouement et reste dans la droite lignée de la loi Sapin II en France, prévoyant notamment la priorité aux dénonciations internes à l’entreprise.

La Commission européenne s’attaque, enfin, à la question des lanceurs d’alerte. “De nombreux scandales récents n’auraient jamais été révélés sans le courage de certaines personnes”, annonce d’ailleurs Frans Timmermans, premier vice-président de la Commission européenne, au moment de présenter un texte qui doit faciliter les dénonciations de faits illicites et protéger les lanceurs d’alerte, qui “prennent d’énormes risques”, contre d’éventuelles représailles.

Pressée depuis de nombreux mois par le Parlement de Strasbourg, la Commission se réveille, notamment, six mois après l’assassinat de la journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia.

“Les lanceurs d’alerte qui agissent dans l’intérêt public méritent une protection et un soutien adéquat”, écrivaient encore les députés européens en novembre dernier.

Au programme de cette directive, donc, un séquencement en trois temps de l’alerte. En interne, d’abord, au sein de l’entreprise ou de l’administration publique, via une procédure censée préserver l’anonymat. En externe, ensuite, auprès des autorités compétentes, notamment judiciaires. Et une alerte publique, médiatique, en dernier recours ou en cas de “danger imminent pour l’intérêt général ou de risques de dégâts irréversibles”.

Des protections juridiques sont également mises en place contre d’éventuelles représailles, ainsi qu’une inversion de la charge de la preuve. Ce sera à la personne, ou l’entreprise, qui attaque un lanceur d’alerte, de prouver qu’elle ne le fait pas en réaction à ces révélations.

Autant d’éléments qui traduisent “une victoire du Parlement” pour l’eurodéputée Virginie Rozière, à l’origine du rapport du Parlement européen sur les “mesures légitimes visant à protéger les lanceurs d’alerte qui divulguent, au nom de l’intérêt public, des informations confidentielles d’entreprises et d’organismes publics” à l’automne 2017.

La primauté de l’alerte interne, “une ineptie”

Pour Daniel Ibanez, qui est à l’origine des révélations sur le dossier de la ligne Lyon-Turin, et qui a fondé le salon Des livres et l’alerte en 2015 à Paris, c’est une erreur de vouloir limiter le champ de l’alerte à la sphère professionnelle, évoquant son cas personnel, ou encore celui d’Irène Frachon avec le Mediator.

Tout comme l’anonymat supposé du lanceur d’alerte, “illusoire”, ou la primauté de l’alerte interne, “une ineptie” pour Stéphanie Gibaud, lanceuse d’alerte dans le dossier UBS : “Dans une histoire comme la mienne, avec un supérieur hiérarchique qui vous demande de détruire des données, forcément sur une instruction venant d’encore plus haut, qu’est-ce que vous allez faire ? Vous allez voir le DRH ? Le président ? L’alerte doit être externe pour qu’elle soit correctement traitée et pour être sûr qu’il n’y ait pas d’interaction de l’entreprise. Il y a des études qui montrent que, quand l’alerte est externe, il y en a huit fois plus…”

Pressions, étouffement des affaires, autocensure… Les risques sont évidents. Et Virginie Rozière n’avait d’ailleurs pas retenu de “parcours de l’alerte” dans son rapport. C’est un des points sur lesquels il faudra travailler lors des discussions du texte au Parlement, reconnaît-elle : Ça avait été une bataille avec la droite, mais on avait réussi à supprimer du rapport toute idée de hiérarchie à respecter dans la procédure de l’alerte. Je comprends qu’on veille encourager, autant que possible, les canaux internes, pour ne pas être dans la dénonciation à tout-va, mais il faut aussi dire qu’on ne veut pas ajouter de freins, d’obstacles supplémentaires à la partie la plus faible.”

Quelle articulation avec la directive Secret des affaires ?

Si la Commission a retenu une définition plus large que la loi Sapin II du lanceur d’alerte, les questions de l’articulation de ce nouveau texte avec la directive secret des affaires ne manquent pas de se poser. Les deux sont parfaitement complémentaires, assure Virginie Rozière. Pour elle, le texte présenté par la Commission pose “la supériorité de la légitimité de l’alerte face au secret des affaires, à partir du moment où ça respecte l’intérêt général européen”.

Elle rappelle également que la directive tant décriée prévoyait une exception pour les lanceurs d’alerte. Mais sa transposition en France, notamment lors du passage du texte au Sénat, a jeté le trouble. Les sénateurs ont ainsi durci le texte initial et supprimé les sanctions contre les “procédures baillons”. D’autant plus problématique lorsque l’on observe le parcours du député qui a signé la proposition de loi, Raphaël Gauvain, ancien avocat d’affaires qui a plus souvent, au cours de sa carrière, été du côté de Goliath que de David.

Pour Daniel Ibanez, c’est toujours la même logique qui prédomine. À savoir “considérer le lanceur d’alerte comme un danger” et que “c’est l’entreprise qui doit être protégée d’abord”. “Mais combien de dénonciations ont porté un préjudice à une entreprise qui n’était pas fondé ?” interroge-t-il.

“Les critiques sont légitimes, reconnaît Virginie Rozière. Mais on parle aussi de la mise en place d’une aide juridictionnelle et d’un soutien financier. On pourra toujours dire que ce n’est pas suffisant, mais c’est utile. Et il faut aussi mesurer d’où on part. Il y a deux ans, j’étais encore dubitative sur le fait que la Commission accepte de porter un texte législatif sur la question.”

Et le combat est loin d’être terminé. Le texte, après avoir été discuté au Parlement européen, devra aussi obtenir l’aval du Conseil européen, c’est-à-dire des États membres. Et à ce jour, une petite dizaine d’États sur 28 ont adopté une législation protégeant les lanceurs d’alerte, des législations d’ailleurs très inégales.

Vraie avancée ou « gesticulations » politiques ?

Il s’agira donc de convaincre l’ensemble des interlocuteurs, ce qui “ne sera pas une mince affaire”, reconnaît Virginie Rozière. Et le temps presse. L’an prochain, les élections européennes dessineront une nouvelle assemblée. “En général, le nouveau Parlement endosse toutes les positions qui ont été adoptées par le précédent, mais on sait aussi que la Commission peut en profiter pour retirer certaines dispositions, prévient la députée européenne. Il faut donc qu’on avance un maximum pour garantir la pérennité de la proposition et mettre un maximum de pression sur la Commission et le Conseil.”

Toutes ces gesticulations” politiques ne suffisent plus aujourd’hui pour Stéphanie Gibaud.

La lanceuse d’alerte dans le dossier UBS “ne croit plus” aux paroles politiques. Évoquant le cas de Karim Ben Ali, cet ouvrier d’Arcelor-Mittal qui s’est filmé en train de déverser des produits chimiques dans une décharge à ciel ouvert proche du site de Florange, elle dénonce l’inaction des pouvoirs publics : “Arcelor Mittal porte plainte pour diffamation. Mais que fait l’État ? Que fait la ville où ces déversements ont eu lieu ? Pourquoi ne portent-ils pas plainte ? Et que fait EELV ? On a quand même un parti écologique en France. Évidemment qu’il devrait s’occuper de lui !”

“C’est bien gentil de faire des lois, ajoute-t-elle, mais en attendant, les gens crèvent parce qu’ils ont des procès, qu’ils n’ont plus de job, qu’ils sont foutus hors de leur appartement…”

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