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Changement climatique : “Une minorité d’entreprises s’engagent”

Changement climatique : où en sont les promesses des entreprises ? C’est la question que s’est posée Delphine Gibassier, professeure de contrôle de gestion et de comptabilité environnementale à la Toulouse Business School. Entre greenwashing et annonces tonitruantes pour la COP 21, les entreprises qui s’engagent à réduire leurs émissions de CO2 sont encore une “minorité”.

lelanceur.fr : Les engagements de réduction d’émissions de gaz à effet de serre de la part des entreprises lors de la Cop 21 sont-ils, selon vous, réalistes ?

Delphine Gibassier : Je pense que les entreprises sont de plus en plus matures sur le sujet. Certains objectifs paraissaient un peu farfelus il y a quelques années, puisqu’ils envisageaient des chiffres et des délais assez importants, qui pouvaient sembler être du greenwashing. Mais pour l’avoir vécu de l’intérieur, ces objectifs permettent une mobilisation en interne. Je les conçois comme un besoin de motivation pour trouver des solutions dans tous les recoins de l’entreprise. Des réductions de 50 % d’émission de gaz à effet de serre ne me choquent pas, je ne trouve pas que les entreprises ont l’air de faire du greenwashing ou de jouer à faire plus haut que l’autre. Ces objectifs pour 2020 ou 2025 peuvent parfois seulement concerner leurs chaînes d’approvisionnement ou seulement leurs usines. La plupart du temps, les objectifs sont atteints et peuvent même avoir l’effet inverse : les entreprises réalisent qu’elles y sont finalement parvenues de manière assez facile alors qu’elles pensaient que ce serait très compliqué.

De larges réductions sont-elles possibles techniquement dans un monde globalisé où les marchandises parcourent presque systématiquement des milliers de kilomètres ?   

La première problématique CO2 chez Danone, par exemple, a été le transport de l’eau évian depuis les Alpes jusqu’en Allemagne et en Angleterre. C’est aussi un gros problème pour toutes les entreprises qui centralisent la production avec des usines spécialisées, qui ensuite font venir des pièces de partout. La question est alors de savoir comment on compense d’un autre côté, au niveau de l’usine, en éco-conception… Ce sont des stratégies à faire en interne. Ce n’est pas forcément mauvais de se dire qu’on va avoir un peu plus de transport, mais qu’on a réussi à avoir une usine qui a réduit de 50% ses émissions. Dans notre imaginaire sur le CO2, on pense que si on fait cela, c’est mauvais, mais tant qu’on n’a pas le calcul en face, on a presque toujours tort. On s’en rend compte quand on voit la globalité du problème et pas uniquement la problématique du transport. Les entreprises qui se mettent des objectifs de réduction des émissions ne sont pas des entreprises qui visent ce que l’on appelle le net zéro ou la décarbonisation totale. Ce que je trouve là pour le coup, plutôt irréaliste.

Les managers des entreprises sont partis de zéro connaissance du problème du changement climatique. Jusqu’ici, les écoles de commerces n’enseignent toujours pas cette problématique-là.

Parmi les annonces des entreprises lors de la COP 21 pour lutter contre le réchauffement climatique, sauriez-vous considérer la part de greenwashing ?

Pour moi, le greenwashing vient vraiment d’une volonté de nuire ou de cacher des choses. Ça ne vient pas forcément des entreprises qui disent qu’elles essayent. Certaines se sont trompées et renoncent après avoir essayé. Au début, toutes les entreprises ont tâtonné pour savoir s’il fallait faire plus d’énergie renouvelable et acheter des certificats qui n’étaient pas considérés comme crédibles dans certains pays. Les managers des entreprises sont partis de zéro connaissance du problème du changement climatique. Jusqu’ici, les écoles de commerces n’enseignent toujours pas cette problématique-là  : on arrive en entreprise et on dit au manager des achats qu’il va falloir réduire de x% les émissions, savoir comment et pourquoi, en coordination avec le reste, et chaque manager doit s’approprier le sujet en partant de zéro. Le greenwashing, je le vois plus dans le secteur des énergies fossiles. Pour eux, c’est clairement très difficile -car c’est la base de leur business model-, donc forcément, les annonces prennent une couleur de “j’essaye de cacher tout le reste de ce que je fais “. C’est très compliqué pour un manager de Total, Exxon ou Chevron de proposer de changer 100% du business model, surtout après s’être mis la tête dans le sable pendant trente ans – (voir le procès d’Exxon Mobil aux États-Unis récemment).

Ce n’est pas forcément le cas pour les autres secteurs ?

Dans l’alimentaire et le transport, je vois des managers qui essayent de faire au mieux. Parfois, des managers ont de mauvaises intentions, mais je pense qu’ils essayent d’abord de s’imaginer le plus possible comment ils peuvent faire de leur mieux avec les ressources qu’on leur donne. Au début, il y a eu ces entreprises qui voulaient tout compenser, faire du “net zero”. Mais quand on a 17 millions de tonnes de carbone à compenser, j’ai vraiment du mal à y croire. Je suis assez sceptique sur les entreprises qui essayent de passer de tout à zéro. Vouloir passer à 100% d’énergies renouvelables pour des entreprises qui font 20 milliards de chiffres d’affaires avec des usines partout, j’ai aussi du mal à y croire. Dans certains pays, cela va être plus facile, car on sait que le marché est honnête, que c’est audité, etc. Dans d’autres cas, on est une entreprise globale, on travaille au Brésil, en Russie, en Chine, en France et aux États-Unis. On sait que dans certains pays on ne pourra pas réduire, et on ne pourra peut-être même pas avoir de données. Faire tout ou rien, on a plutôt l’impression que c’est du vent. Ceux qui font le RE100,un programme où ils parlent de 100% d’énergie renouvelable pour une date donnée, pour la plupart, ce sont souvent des objectifs de réduction de 40 ou 50 % des émissions, comme c’est le cas pour Coca-Cola. Quand je vois 100%, je suis méfiante, car je sais que c’est rarement réalisable.

Pensez-vous que les entreprises prennent la mesure des changements à opérer ? 

C’est encore une minorité, c’est le gros problème. Quand on regarde la liste de ceux qui se sont engagés depuis la COP 21, qui sont souvent liés au CDP ou à de grands groupes, ce sont toujours les mêmes. C’est d’ailleurs assez choquant. On voit Danone, on voit Coca-Cola, on voit Unilever… Ils sont tout le temps là, ils ont tout signé. Ce qui est gênant, c’est que tous les autres ne sont pas là. Le mouvement n’arrive pas à attraper les concurrents. Pour l’agroalimentaire, on pourrait parler de succès si 80 % des multinationales étaient impliquées. Ce n’est pas du tout le cas. Ceux qu’on voit donnent l’impression que tout va bien, mais en fait, derrière, le mouvement ne suit pas. Dire que plus de 400 entreprises font des efforts, c’est toujours de bons signes. Maintenant, il y a plus de 30 000 entreprises de grosse taille dans le monde, ça ne fait pas beaucoup qui se sont vraiment engagées.

Mettre en place un système répressif peut inciter à faire seulement le strict minimum

Les possibilités de développement de l’utilisation des énergies renouvelables par les entreprises sont-elles principalement liées à la mise en place de taxe sur la pollution au carbone et sur le désinvestissement des énergies fossiles ? L’aspect répressif et privatif est-il aujourd’hui le plus efficace, voire la seule option ?

Les énergies renouvelables sont un aspect très lisible, et donc très facile à appréhender par le grand public. Je repense au cas de Mc Donald, qui après avoir acheté des certificats, affichait dans les enseignes que l’électricité venait exclusivement de sources renouvelables. Mettre cela dans les restaurants c’est dire    : “si vous mangez ici, en gros, il n’y a pas d’énergie fossile”. Pour le quidam, c’est parlant, et c’est utile pour ça. Mais je ne crois pas que les moyens répressifs soient les seuls bons moyens. Généralement, quand on met en place un système répressif, des études ont montré que dans certains pays cela incite à faire le strict minimum. La loi a subi des lobbies, par exemple en France où depuis 2012, ils ont fait tellement de lobbies pour qu’il n’y ait qu’une partie restreinte qui soit obligatoire que toutes celles qui s’étaient mises à faire plus ne l’ont finalement pas fait. Ça a beaucoup coupé dans l’élan. Au Canada, de nombreux États ont mis en place des lois de reporting audité très strictes, les entreprises le font, mais ils n’en font pas plus. C’est toujours à double tranchant. Le mouvement de RE100 sur les énergies renouvelables encourage la plus forte réduction possible, mais ce n’est pas de là que viennent la plupart des actions pour faire baisser les émissions. Une entreprise dit qu’elle veut faire moins 50% parce que derrière il y a eu des actions en usine, les gaz réfrigérants ont été maîtrisés, ils ont regardé le transport et travaillé sur le plastique de leurs pots. Ils ont travaillé tout cela avant de rendre une partie visible à travers cette action-là. Pour le grand public, c’est comme planter des arbres. C’est toujours très bien, mais ça fait partie des choses qui sont faites pour vendre une action beaucoup plus complexe de façon lisible au grand public.

Les entreprises sont-elles gagnantes ou perdantes à réduire leurs émissions et à se tourner vers les énergies renouvelables ?

Je ne suis pas assez spécialiste des prix des énergies pour vous dire s’ils ont vraiment à y gagner au niveau économique, mais au niveau de leur image, certainement. Au niveau de la réputation, c’est un gain évident. S’ils arrivent à montrer que les usines de tels pays sont sous certificat d’énergies renouvelables, ils ont vraiment tout à y gagner si ce sont des gens sérieux. Les énergies renouvelables pour moi, c’est comme planter des arbres en achetant des yaourts pour enfants. À chaque fois que vous achetez un paquet, on va vous planter un arbre, c’est un gain immédiat de chiffres d’affaire, ça l’a été en tout cas dans certains pays. Même si ça coute plus cher, les entreprises y trouveraient leurs comptes. Le gain d’image est parfois beaucoup plus important en conséquence sur le chiffre d’affaires que le fait d’avoir investi X Euros en début de période. Rendre lisible aux yeux du grand public une action interne plus complexe, c’est important. Mais c’est un pari, c’est sur.

Ci-dessous, Lelanceur.fr publie l’article de Delphine Gibassier, paru sur le site The Conversation.


Changement climatique : où en sont les promesses des entreprises ?

Depuis une quinzaine d’années, nombre d’entreprises – répondant aux incitations du GHG Protocol, du CDP et d’autres classements – se sont engagées à mettre en place une comptabilité carbone et à se fixer des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) liées à leurs activités.

Selon le CDP, quelque 500 entreprises ont pris des « engagements sérieux concernant leur action sur le changement climatique par le biais de l’initiative « We Mean Business ».

De leur côté, des ONG ont constitué des groupes d’entreprises, comme le WWF Climate Savers, tandis que certaines agences nationales de l’environnement, dont celle des États-Unis, ont initié d’autres groupes tels que les Climate Leaders.

La COP21, un tournant… médiatique

Lors de la Conférence de Paris sur le climat fin 2015, les médias traditionnels et sociaux ont relayé une augmentation massive de l’engagement des entreprises dans la lutte contre le réchauffement climatique.

Des multinationales ont fait des annonces tonitruantes, s’engageant à décarboner leur modèle économique, se fixant des objectifs “basés sur la science”, soutenant la mise en place d’une réglementation des États, prenant des engagements ambitieux pour passer à l’énergie 100 % renouvelable, réclamant l’application de la neutralité carbone ou encore appelant au désinvestissement dans les énergies fossiles.

Le PDG de Marks and Spencer n’a pas hésité à qualifier la COP21 de « tournant ». Plusieurs mois après la Conférence de Paris, qu’en est-il de ces promesses ?

Les entreprises les plus audacieuses se sont engagées à décarboner intégralement leur modèle économique. Une démarche qui passe par l’instauration d’objectifs ambitieux pour réduire les émissions de gaz à effets de serre de 80 à 100 %, ou se procurer 100 % de l’énergie nécessaire à partir de sources renouvelables. En décembre 2015, 87 entreprises faisaient partie de ce mouvement de décarbonation.

Des initiatives variées

• La neutralité carbone

Populaire au début des années 2000, la neutralité carbone s’est rapidement vue associée à du greenwashing. Difficile en effet d’évaluer si les entreprises avaient vraiment fait le maximum pour réduire leurs émissions ; les crédits carbone ont d’autre part été pointés du doigt pour leur manque de crédibilité.

Plusieurs annonces de neutralité carbone ont d’ailleurs fait l’objet de mesure de retrait : ce fut le cas de Dell qui avait promis d’être neutre en carbone en 2008 et s’est désengagé en 2011.

Ce mouvement en faveur de la neutralité carbone est réapparu avec des initiatives de plus petite envergure : à la conférence Climate Action 2016, Paul Polman a ainsi promis de rendre neutre en carbone sa filiale Ben&Jerry ; Danone, après avoir fait d’Evian une marque neutre en 2012 pour l’année 2011, a indiqué vouloir rééditer cet effort.

• Les renouvelables

En décembre 2015, l’initiative RE100 du Climate Group a réussi à obtenir l’engagement de 53 entreprises pour un objectif de 100 % d’électricité renouvelable. Aujourd’hui, 58 entreprises figurent sur cette liste, dont Coca-Cola qui s’est récemment exprimé à ce propos sur les réseaux sociaux.

• S’appuyer sur la recherche

Lors de la COP21, le groupe s’engageant à se fixer des objectifs basés sur la science comprenait 114 entreprises. Elles sont aujourd’hui 160. Les objectifs scientifiques sont essentiels en ce qu’« ils permettent aux entreprises de chercher à les atteindre en alignant leurs réductions de GES sur des budgets d’émissions globales générées par le modèle climatique », souligne le groupe We Mean Business.

• Donner un prix au carbone

89 multinationales ont rejoint la Carbon Pricing Leadership Coalition. Né lors de la COP 21, cet ensemble a tenu sa première réunion en avril 2016, appelant à une expansion des politiques de prix du carbone, pour passer d’un taux de couverture de 12 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre aujourd’hui à 25 % en 2020, puis de doubler à nouveau ce chiffre pour passer un à taux de couverture de 50 % dans les dix ans.

Près de 40 gouvernements et 23 villes, États ou régions ont déjà mis un prix sur la pollution carbone. Selon le CDP, plus de 437 entreprisesutilisent ainsi un prix interne du carbone ; et ce sont plus de 500 entreprises qui prévoient de les rejoindre dans les deux années à venir.

Cependant, les signataires de ces différentes initiatives constituent bien souvent un groupe d’acteurs commun s’engageant dans de multiples directions.

Où en est le désinvestissement ?

C’est sans doute le mouvement le plus emblématique lié aux affaires et au changement climatique. Le 2 décembre 2015, en pleine COP21, plus de 500 institutions, représentant selon Fossil Free plus de 3,4 trillions de dollars d’actifs, disaient vouloir retirer leur argent des énergies fossiles.

Encouragé par des ONG telles que 350.org et des associations étudiantes, ce mouvement touche aussi certaines universités anglo-saxonnes ayant pour investisseurs des fonds de pension. L’université d’Ottawa a ainsi accepté d’en finir avec les investissements dans les énergies fossiles, le président de l’université du Massachusetts a indiqué vouloir prendre des mesures similaires et l’université de Yale a partiellement cédé ses investissements dans ce secteur en avril.

Le GPFG, qui gère des fonds de 828 milliards de dollars et poursuit une stratégie de désinvestissement basée sur la gestion des risques, a indiqué dans son dernier rapport annuel s’être séparé d’une nouvelle compagnie de charbon. Un engagement que l’on retrouve du côté du fonds Rockfeller.

Toutefois, selon un rapport publié par le Projet de divulgation des propriétaires d’actifs (Asset Owners Disclosure Project, AODP), c’est moins d’un cinquième des principaux investisseurs – soit 97 investisseurs ayant en gestion 9,4 trillions de dollars en actifs – qui sont réellement en train de prendre des mesures concrètes pour atténuer les conséquences des changements climatiques.

Un autre pas en arrière, atténuant la portée de ce mouvement, est venu de l’Université de Stanford qui a rejeté une demande de désinvestir les 22,2 milliards de dollars de participations qu’elle détient dans des sociétés pétrolières et gazières. Harvard a affiché le même refus.

La COP22 doit devenir la COP de l’action – et de la transformation des engagements. Les entreprises devront donc prouver que ceux-ci se sont concrétisés et, surtout, qu’ils se sont diffusés à tous les secteurs et à travers les chaînes de valeur. Même si la conversion des promesses en action s’inscrit dans le moyen et le long terme, le suivi annuel de la montée en puissance de l’engagement des entreprises est un axe essentiel de la réussite de l’Accord de Paris.

Delphine Gibassier, Professeure de contrôle de gestion et de comptabilité environnementale, Toulouse Business School.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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