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Clinique de Marignane : le cardiologue lanceur d’alerte se retrouve au chômage

Image de la salle d'angioplastie d'I.M.M avant 2014 à la clinique générale de Marignane

L’opposition d’un médecin au système de facturation d’actes d’imagerie mis en place à la clinique générale de Marignane lui a valu d’être poursuivi par l’ordre des médecins des Bouches-du-Rhône et exclu de sa société. Il y a un an, un courrier du cabinet du défenseur des droits reconnaissait pourtant au cardiologue la qualité de lanceur d’alerte.

La cardiologie interventionnelle à la clinique générale de Marignane a-t-elle servi de machine à cash, au préjudice des finances publiques ? La question, particulièrement épineuse, devra être tranchée par la justice ; une plainte contre X est entre les mains d’un juge d’instruction du tribunal de grande instance de Marseille. Un dossier qui pourrait mettre au jour des fraudes se chiffrant en centaines de milliers d’euros.

En cause, un accord avec les radiologues de la clinique, qui auraient monnayé l’exclusivité d’accès à la salle qu’ils possèdent, en échange de la facturation d’actes qu’ils n’auraient pas réalisés eux-même. En clair, il s’agit d’interventions pour lesquelles la Sécurité sociale se voit facturer un cardiologue et un radiologue, quand seul le premier était présent dans la salle. Une manœuvre illégale si elle était avérée, mais extrêmement difficile à prouver, les cardiologues et les radiologues assurant fermement la présence de ces derniers pendant les actes. Mais, face aux alertes répétées de l’un des cardiologues, cardiologues et radiologues ont étonnamment couché noir sur blanc un arrangement dans un protocole confidentiel que dévoile Le Lanceur.

Un des cardiologues a refusé d’intervenir à la clinique de Marignane dans ces conditions et le défenseur des droits lui a reconnu la qualité de “lanceur d’alerte”. Ses collègues se sont malgré tout retournés contre lui et un tribunal arbitral a prononcé l’exclusion de sa société de cardiologie en écartant ce qu’il dénonce depuis plusieurs années comme des fraudes fiscales et sociales au sein de la clinique privée de Marignane. Après une véritable guérilla judiciaire et des alertes à tous les niveaux, le cardiologue se trouve sans revenus et sans emploi depuis plusieurs mois. Dès le prononcé de la sentence arbitrale, une procédure de recours en annulation a été entamée devant la cour d’appel d’Aix-en-Provence. Mais l’audience n’est pas prévue avant le mois de septembre.

“Aujourd’hui, nous sommes dans l’illégalité”

Pour comprendre cette histoire, il faut remonter en 2011, lorsque la clinique générale de Marignane obtient, par décision du ministère, l’autorisation officielle de pratiquer la cardiologie interventionnelle. Dès lors, cette clinique intégrée au 6e groupe hospitalier privé français (le groupe marseillais Almaviva Santé) peut officiellement traiter les pathologies du cœur en évitant à certains patients une chirurgie lourde et sous anesthésie générale. Chaque acte fait l’objet de différentes facturations : l’une pour l’acte médical qui correspond à l’action des mains ; l’autre pour l’acte d’imagerie, qui correspond à l’action des yeux du médecin. “Il est possible de travailler à deux médecins en fonction de l’historique de l’établissement. Mais, en général, un cardiologue interventionnel travaille seul. S’il y a un problème ou un doute, il peut éventuellement demander un avis à un radiologue”, explique un spécialiste basé en région lyonnaise.

Les membres de la société de cardiologues IMCV travaillent dans plusieurs établissements de santé et peuvent ainsi comparer les pratiques d’une clinique à l’autre. À Marignane, si les cardiologues renoncent à facturer à la Sécurité sociale l’acte d’imagerie au profit des radiologues, les 20% de TVA dus sur une redevance obligatoire sont évincés. En échange de ce renoncement, la société de radiologues IMM aurait assuré aux cardiologues l’exclusivité d’exercice dans leur salle et leur aurait rétrocédé 10% des actes d’imagerie jusqu’en 2013. Un partage d’honoraires strictement interdit par le code de déontologie médical, qui peut, en cas de preuve de l’absence des radiologues, constituer des facturations d’actes fictifs qui échappent également à la TVA. Nuisible pour la société de cardiologues comme pour les finances publiques, la manœuvre a fait l’objet de nombreuses alertes en interne de la part de l’un des cardiologues.

Cette alerte semble d’abord avoir été prise au sérieux par ses associés. En février 2012, dans un échange de courriels consulté par Le Lanceur, l’un des cogérants de la société expose la situation. “Aujourd’hui, nous sommes dans l’illégalité sur ce centre, car nous n’y avons pas de contrat officiel et par ailleurs nous y laissons les radiologues coter un Z radiologique pour les coronographies”, écrit-il. Supprimé en 2017, le modificateur Z est une majoration de 21,8% du tarif de l’acte d’imagerie lorsqu’il est pratiqué par un radiologue. Le prix facturé à la Sécurité sociale peut ainsi passer pour un seul acte de 526 à 641 euros et échappe à la TVA. Dans le cas où le radiologue effectue d’autres examens et laisse le cardiologue effectuer seul l’imagerie médicale – sachant que la moyenne est proche de 100 actes par mois à la clinique générale de Marignane pendant les années 2012 et 2013 –, les chiffres peuvent rapidement s’emballer.

“Ne rien faire est la meilleure solution”

La situation paraît s’envenimer dès lors que les cardiologues portent le message à l’attention de la direction de la clinique. Un an après l’autorisation du ministère de la Santé, le directeur de la clinique, également directeur régional du groupe Almaviva Santé sur la zone Marseille/Provence, ne semble pas particulièrement le prendre au sérieux. Dans un nouvel échange de courriels, un autre cardiologue rapporte ses propos. Lors d’une réunion pour lui exposer les risques de la manœuvre, le directeur aurait ironiquement demandé aux médecins s’ils n’avaient jamais “brûlé de feu rouge”. Face à cette réaction, le médecin conclut : “Je pense que ne rien faire est la meilleure solution. À lui de déclencher les hostilités (ce qu’il ne fera jamais).”

Ce statu quo est impossible à envisager pour son confrère, qui refuse d’accepter des gardes pour pratiquer la cardiologie interventionnelle à Marignane, selon un système dont il dénonce l’illégalité. Est-ce par crainte de se voir complice de ce système dans le cas d’une action en justice que ses associés lui ont tourné le dos ? Lors des multiples procédures judiciaires qui opposeront ensuite les cardiologues et le lanceur d’alerte, les arguments avancés sont tout autres. Le médecin refuserait de pratiquer à Marignane par “confort personnel, qu’il tente de maquiller en prétendues “impossibilités morales””.

Un protocole secret de “mesures essentiellement financières”

Partiellement entendue, l’alerte aurait pourtant mis fin à la cotation par les radiologues du modificateur Z dès 2013. Mais la position intransigeante du lanceur d’alerte semble de plus en plus gênante et ses associés semblent vouloir lui imposer des gardes à Marignane selon “les conditions d’ores et déjà en place”. En octobre 2013, un protocole d’accord confidentiel entre les deux sociétés de radiologie et de cardiologie est établi. De façon surprenante, le document couche noir sur blanc l’arrangement en question.

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Dans ce document confidentiel est précisé, par les médecins eux-mêmes, “le chiffre d’affaires moyen généré par IMM consécutivement aux actes réalisés par IMCV dans ladite salle” : “658.528 euros en 2012 et 403.660 euros au 31 août 2013, soit une moyenne de 637.313 euros par an, et de 53.109 par mois.” Le motif de la manœuvre semble également s’éclaircir. “La réorganisation complète de la salle de coronarographie et d’angioplastie d’IMM (renouvellement de son matériel technique et changement de locaux), escomptée dans le courant de l’année 2014 […] va engendrer pour IMM des coûts supplémentaires importants qui nécessitent de revoir la répartition des honoraires entre les parties”, précisent les médecins, avant d’ajouter qu’“IMCV consent à cette nouvelle répartition des honoraires afin de contribuer indirectement à l’effort financier supporté par la seule IMM pour un plateau technique exploité conjointement”.

L’accord mettrait également fin aux rétrocessions de 10% de la part des radiologues sur les actes d’imagerie. Afin que l’existence de cet accord demeure secrète, les médecins ajoutent que “les parties considèrent ne pas avoir à communiquer le présent protocole au conseil départemental de l’ordre des médecins, s’agissant de mesures essentiellement financières et techniques d’organisation propres aux parties”. Une nuance est cependant ajoutée : l’ordre pourrait consulter ce protocole s’il venait à en faire la demande.

Le rôle troublant de l’ordre des médecins des Bouches-du-Rhône

Si le protocole ressemble à un enterrement de l’alerte portée par l’un des cardiologues, le document sera finalement communiqué à l’ordre des médecins des Bouches-du-Rhône. Dans un courrier, le conseil départemental de l’ordre indique sa position : la “rétrocession” et la “répartition d’honoraires” n’ont jamais été soumises au conseil de l’ordre qui “de ce fait n’a pas pu se prononcer”.”Concernant l’absence des radiologues dans la salle de coronographie, ces derniers ont été interrogés et ont affirmé être présents physiquement dans la clinique”, écrivent le président ainsi qu’un autre membre du conseil, qui ne serait autre que le frère d’un radiologue pratiquant à Marignane. Le courrier précise ensuite à propos du partage d’honoraires que, “si le conseil de l’ordre avait été informé des modalités non écrites de la facturation des actes, il aurait conseillé la correction du protocole”. Une correction qui sera effectuée les semaines suivantes.

Présentée à l’ordre départemental des médecins en janvier 2014, une nouvelle version de l’accord a été établie. Des phrases entières ont disparu de celle-ci, ainsi que toute mention de la “mise à disposition de matériel et de personnel”, et les termes de “rétrocession “ et de “répartition des honoraires”. Sur le fond, l’accord reste similaire au précédent, hormis le fait que celui-ci n’aurait pas été voté par tous les membres du conseil d’administration de la société de cardiologues. Entretemps, le cardiologue opposé à cette pratique est menacé d’exclusion de sa société, ses associés évoquant la perte de “l’affectio societatis” de ce dernier. Son exclusion sera finalement actée en janvier 2014.

Quelques mois plus tard, l’ordre départemental des médecins des Bouches-du-Rhône ira jusqu’à s’associer à une plainte de la société IMCV contre le cardiologue, déposée devant le conseil de l’ordre régional des médecins PACA-Corse. En cause : des échanges de courriels évoquant l’absence des radiologues ont été produits en justice, ce qui constituerait selon certains associés une violation du secret des correspondances. L’ordre régional a choisi en première instance d’infliger un blâme aux associés et un avertissement au médecin lanceur d’alerte. Une audience est désormais en attente devant le conseil national après plusieurs appels de cette décision. Pourtant, en décembre 2013, le conseil national de l’ordre précisait dans un courrier adressé au président du conseil départemental des Bouches-du-Rhône les risques dans le cas où les radiologues ne pratiquaient pas les actes facturés. “Il convient de rappeler aux médecins concernés la réglementation et la déontologie relatives à leur exercice et leur demander de modifier leur pratique afin de s’y conformer. À défaut, des poursuites pourront être engagées”, écrivait ainsi le président de la section “exercice professionnel” du conseil national de l’ordre des médecins.

Guérilla judiciaire et tribunal arbitral

Alors que le cardiologue semble estimer la nécessité de passer par un tribunal judiciaire après avoir tenté la voie interne, ses associés plaident pour régler le litige selon les statuts de la société, à savoir : par un tribunal arbitral. Une procédure plus confidentielle, mais également plus coûteuse. Mais, face à l’exclusion de sa société imposée par ses associés, le tribunal de grande instance de Marseille est saisi. En avril 2014, une décision en référé suspendra l’exclusion du médecin. “Aucun manquement à sa déontologie et à sa pratique de la médecine n’est établi à son encontre”, écrit notamment le tribunal, ajoutant qu’“il ne peut davantage lui être sérieusement reproché son souci de voir respecter les normes fixées par la sécurité sociale en matière de nomenclature des actes médicaux”. Si cette décision judiciaire n’a pas fait l’objet d’un appel et enjoint aux associés de “ne pas s’opposer à l’exercice” de leur confrère, des procédures engagées devant le TGI de Marseille puis contestées devant la cour d’appel d’Aix-en-Provence laissent à penser que ces mesures n’ont pas été respectées.

Parallèlement, le médecin fait état de représailles de la part de ses confrères, motivant une enquête par un juge d’instruction sur qualification de “harcèlement moral, escroquerie et abus de confiance”. Avant cela, une main courante fait état de menaces et d’insultes sur le lieu de travail et une plainte sera déposée contre l’un des associés pour “violences volontaires”, plainte classée sans suite. Tandis qu’un courrier du Défenseur des droits reconnaît au médecin la qualité de lanceur d’alerte en décembre 2016, le tribunal arbitral a considéré il y a quatre mois les motifs de son exclusion “justes”, “dès lors que le comportement du docteur provoque des dysfonctionnements et nuit à la société et à ses associés”. Les honoraires perçus par les arbitres pour cette procédure s’élèvent à 60.000 euros, dont la moitié doit être réglée par le médecin, l’autre par ses anciens associés. “Les motifs d’exclusion du Dr de la société IMCV relèvent des dispositions relatives au fonctionnement de la société auxquelles il s’est plié un temps en toute connaissance de cause puis contre lesquelles il s’est insurgé de manière absolue et sans concession”, ont considéré les arbitres.

Si l’arbitrage condamne les associés à verser 80.000 euros de dommages et intérêts au cardiologue, il estime également que “le statut protecteur de lanceur d’alerte, si tant est que cette qualification puisse lier les parties, ne s’applique pas au litige opposant, au sein d’une société commerciale, des associés les uns aux autres”. Contacté par Le Lanceur, Me Lestournelle, l’avocat de la société IMCV, ancien bâtonnier du barreau de Marseille, n’a pas souhaité répondre directement aux questions adressées – nous lui avions notamment demandé si les cardiologues attestaient la présence effective des radiologues et si les protocoles confidentiels étaient toujours valables. L’avocat nous a répondu qu’il s’agissait d’“un faux débat qui a été lancé par quelqu’un qui voulait tirer avantage d’une situation qui n’existe que dans son esprit”.

Ce débat ne nous intéresse pas et n’a pas intéressé les différentes juridictions saisies qui l’ont écarté de la structure ICMV” , a ajouté Me Lestournelle. L’avocat nous a également communiqué deux décisions de justice “défavorables” au cardiologue. L’une émane de la cour d’Appel d’Aix-en-Provence et déboute le médecin de sa demande de suspendre l’exécution provisoire de la sentence arbitrale, l’autre est un arrêt de la Cour de cassation qui confirme la décision en appel. Sur l’alerte elle-même, les tribunaux n’ont pas encore tranché. Contactées par nos confrères de Marsactu pour leur enquête, la clinique de Marignane ainsi que la société de radiologues laissent les questions sans réponse. Depuis le prononcé de la sentence arbitrale, qui fait l’objet d’un recours en annulation devant la cour d’appel d’Aix-en-Provence, le lanceur d’alerte reste sans revenu et sans emploi.

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