Le Lanceur

Corse : comment rompre le silence face à la corruption ?

Au théâtre de Bastia, pendant la journée de l'alerte citoyenne Sentinelle 2018 le 12 avril. ©Mathilde Régis

Bastia est pour la première fois le théâtre de témoignages et de débats autour des lanceurs d’alerte, de la liberté d’expression et des droits des citoyens. Face aux pressions et aux menaces, ces sentinelles des temps modernes réclament justice.

Ils prennent la parole quand d’autres se taisent, et payent au prix fort leur conscience de l’intérêt général. Au théâtre de Bastia, des lanceurs d’alerte ont pris la parole pour la première fois sur l’île de Beauté, par le concours de plusieurs associations de défense de l’environnement et de lutte contre la corruption. Après la diffusion du documentaire Meeting Snowden de Flore Vasseur, deux tables rondes ont permis ce jeudi de rompre le silence auquel se confrontent ces citoyens qui font leur devoir ou osent faire valoir leurs droits. Un événement dédié aux journalistes Daphne Caruana Galizia et Jan Kuciak, assassinés tous les deux, elle à Malte, lui en Slovaquie, pour leurs enquêtes sur la corruption.

L’organisateur du salon “Des livres et l’alerte” à Paris, Daniel Ibanez, tient à le rappeler, la protection de ceux qui informent, des lanceurs d’alerte, date de 1789 et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui établit les principes de la liberté d’expression et le droit de demander des comptes à son administration”. “C’est l’ADN de notre République”, insiste-t-il. Mais, entre les textes et la réalité décrite par les lanceurs d’alerte, un fossé s’est creusé. C’est l’affaire de chacun d’entre nous d’être vigilant”, rappelle alors Daniel Ibanez, reprenant le conseil prodigué par Edward Snowden : La meilleure des protections est un exercice le plus large possible et du plus de monde possible de son droit de citoyen, car à chaque fois que nous ne le faisons pas, la démocratie régresse.”

Omerta est un mot mensonger : le silence des Corses est bien plus complexe et douloureux”

 

Sur l’île, le président de la fondation AFC-Umani, Jean-François Bernardini (qui est aussi le chanteur du groupe I Muvrini), espérait que le silence ne puisse pas durer après la diffusion sur Arte du documentaire en trois volets Mafia et République. Sans concession, il liste les maux affectant sa terre natale : La Corse est la zone la plus criminogène d’Europe, opprimée par la non-élucidation et l’impunité.” Associée à la rumeur, la non-élucidation d’actes criminels par la justice est un cancer moral au sein d’une société”.L’anonymat, en Corse, il est impossible pour les témoins, il n’existe que sous les casques de moto des tueurs professionnels.”

Chiffres à l’appui, il évoque les assassinats de défenseurs de la nature, confondus avec des règlements de compte. À l’échelle de la France, c’est comme si la mort de 2.100 personnes n’était pas expliquée. La vérité n’étant presque jamais établie, les rumeurs et les soupçons l’emportent. Omerta est un mot mensonger : le silence des Corses est bien plus complexe et douloureux. C’est ainsi qu’on tue les points de repère des citoyens : toutes les victimes sont entachées de soupçons.”

Il faut croire en la justice, mais pour nous c’est toujours trop long”

 

Le diagnostic de Jean-François Bernardini est confirmé par Vincent Carlotti, premier référent corse d’Anticor : La rumeur tue, quand la justice tranche, c’est la vérité de la justice.” Vincent Carlotti explique comment l’association accompagne les citoyens fasse à la corruption : la possibilité de consulter les marchés publics et les documents administratifs en saisissant la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada), la demande au préfet d’appliquer le contrôle de légalité et le signalement au procureur. Des actions qui peuvent aller jusqu’à la plainte avec constitution de partie civile. Chez nous, très souvent, les affaires sont liées au banditisme. Et lorsque l’on dit au lanceur [d’alerte] qu’il n’est pas seul, que nous sommes là pour l’aider, il y a une espèce de soulagement”, témoigne-t-il.

Signaler les malversations et les détournements de fonds de son prédécesseur, comme la loi l’y oblige, a valu au maire d’une commune de Haute-Corse de voir sa maison criblée de chevrotines. Ce mécanicien élu en 2014 a trouvé une municipalité endettée à hauteur d’un million d’euros, soit 5.000 euros par habitant. Déterminé à en finir avec le favoritisme et à désendetter sa commune, il témoigne d’un manque criant de soutien. Il faut croire en la justice, mais malheureusement pour nous, c’est toujours trop long, en particulier pour retrouver la sérénité du quotidien. Depuis que je suis élu, j’ai vu trois préfets, et une fois qu’ils ont réalisé la situation dans laquelle on se trouve, ils se demandent comment partir. Pourtant, à la préfecture, il y a un sas. Nous, on n’en a pas”, explique ce père de famille sous les applaudissements d’une salle comble.

Après l’alerte, de difficiles représailles

Venue du continent pour échanger sur son vécu : Céline Martinelli, dont l’action était également tenue par la loi. Assistante gestionnaire pour la banque Pasche à Monaco entre 2011 et 2013, elle s’aperçoit avec d’autres salariés que des transferts de fonds déclarés depuis une banque vers un compte client correspondent à des dépôts en espèces. Dans mon métier, je peux être condamnée pénalement en couvrant ce qui s’apparente à du blanchiment”, rappelle-t-elle. Licenciée, interrogée par la justice dans le cadre d’une plainte contre X pour vol de documents, blacklistée professionnellement…, les difficultés s’accumulent pour elle depuis cinq ans. Les deux enquêtes judiciaires, ouvertes en France ainsi qu’à Monaco, sont toujours en cours. Pour rassembler les expériences au niveau français et européen, elle s’est alliée avec des lanceurs d’alerte de domaines divers au sein du collectif Metamorphosis.

À ses côtés, Karim Ben Ali peut aussi témoigner de la difficulté à retrouver le chemin de l’emploi après avoir alerté en Lorraine. Depuis le mois de décembre, ce chauffeur routier a démarché 52 entreprises de transport, sans succès. Un an plus tôt, alors qu’il était intérimaire pour le groupe Suez Environnement, il a filmé un déversement d’acide dans le bois d’Hayange. Un travail opéré pour le groupe ArcelorMittal. Loin d’être un militant écolo”, l’homme n’a simplement pas supporté de déverser des produits issus de l’industrie dans ce crassier, à quelques centaines de mètres d’une école et d’habitations. Détenus par la procureure de Thionville, les résultats des prélèvements effectués sur le site, en l’absence de Karim Ben Ali, n’ont toujours pas été rendus publics.

Le domaine sensible de la protection de l’environnement

“Groupes criminels et pression folle”. Le contexte en Corse pour les défenseurs de l’environnement est extrêmement préoccupant”, estime l’avocat de plusieurs associations, dont U Levante, Me Martin Tomasi. Une trentaine de projets ont été annulés par le travail des associations, car ils étaient hors la loi. Aujourd’hui, les associations se substituent au contrôle de légalité que doit assurer l’État. Nous n’avons pas vocation à exposer notre poitrine à la mitraille ennemie, mais à assurer la protection de notre patrimoine unique en Méditerranée qu’on nous a laissé en héritage”, plaide-t-il. Le littoral, cet “or bleu”, aiguise depuis une dizaine d’années les appétits spéculatifs”, en dépit des lois qui établissent des zones protégées. Si la seconde table ronde s’intitule “L’alerte transformée en victoire”, l’avocat estime que dans ce rude combat pour lequel les associations s’organisent de façon à limiter les attaques possibles, parler de victoire est un peu prématuré”.

Au cours de cette seconde table-ronde, le président de l’association Anticor, Jean-Christophe Picard, souligne la nécessité de ne pas être seul et isolé pour ne pas être une cible”. Il détaillera aussi les avancées et les carences législatives pour les lanceurs d’alerte. Animée par la journaliste Hélène Constanty, auteure de Corse, l’étreinte mafieuse aux éditions Fayard, la table-ronde dessinera des pistes d’espoir, notamment la description de la politique de lutte antimafia menée en Italie, que présente Fabrice Rizzoli. En Sicile ou en Calabre, sur des terrains confisqués aux mafias par l’État, neuf coopératives se développent en agriculture biologique pour donner un rôle aux citoyens. Après des échanges avec la salle, c’est aussi l’espoir porté par Jean-François Bernardini à travers sa fondation qui conclut l’événement. En Corse, nous avons une indignation profonde, mais silencieuse. Si, dans une société, la seule manière de se protéger est de se taire, c’est grave. Il faut inventer la citoyenneté qui ne se contente pas de déposer un bulletin de vote dans une urne tous les cinq ans. Mais ce soir, la Corse, à sa manière, a dit oui à sa dignité citoyenne.”

 

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