Le Lanceur

Emploi fictif, les ficelles du métier

Célèbre martingale de la vie publique, l’emploi fictif est une vieille habitude de la politique française. Une sale manie répandue pour laquelle les responsables de tous bords ont régulièrement été épinglés au cours des dernières décennies. Mais les retentissants scandales de la mairie de Paris ou de la Mnef n’ont visiblement pas eu raison de cette pratique. Le Penelopegate et les forts soupçons touchant le FN au Parlement européen et dans les Hauts-de-France en seraient l’illustration contemporaine, s’ils étaient avérés. Le Lanceur décortique cette pratique pour en montrer les mécanismes et en livrer les ficelles.

“Emploi fictif”. Le terme suscite un intérêt croissant, qui se traduit notamment par un pic de recherches pour ces mots clés sur Internet. Mais de quoi parle-t-on réellement ? Ce terme rabâché depuis l’explosion du Penelopegate et des emplois supposés fictifs du FN recouvre en fait une réalité protéiforme. S’ils sont appréciés des politiques depuis des décennies, les emplois fictifs n’ont pas tous la même vocation. Certains servent à “financer” la vie politique des partis en soulageant leur trésorerie, d’autres visent simplement un enrichissement personnel. Dans d’autres cas encore, c’est un rouage d’un système clientéliste. Ils ne prennent pas non plus la même forme. Preuve de cette mosaïque de possibilités, la justice qualifie différemment les faits selon les cas.

Ovni juridique

“Un objet juridique non identifié”, écrivaient Les Échos en 1999. Si le terme “emploi fictif” est assez limpide pour comprendre aisément la réalité qu’il recouvre, il n’a pas de définition juridique. Un emploi fictif se caractérise par le fait d’être titulaire d’un emploi, de bénéficier de la rémunération afférente sans pour autant réaliser les tâches inhérentes à la fonction. Pour autant, “l’infraction d’emploi fictif n’existe pas”, expliquent au Lanceur les avocats parisiens Avi Bitton et Alizée Cervello. “Les faits que cette notion recouvrent sont susceptibles de tomber sous le coup d’autres qualifications pénales”, rappellent-ils.

Dans ce type d’affaires, les poursuites peuvent notamment être engagées contre l’employeur pour détournement de fonds publics et abus de biens sociaux. C’est le cas dans l’enquête visant Penelope et François Fillon. Détournement de fonds publics, si l’argent public est utilisé à une autre fin que celle prévue – comme verser une rémunération d’attaché parlementaire à une personne qui travaille en réalité pour un parti. Abus de bien social, dans le cas où les rémunérations versées n’ont aucun intérêt social mais servent des fins personnelles, que celles-ci soient directes ou indirectes. S’assurer la bienveillance d’un responsable syndical, par exemple.

Peuvent s’y ajouter selon les cas des accusations de corruption, active ou passive, de trafic d’influence ou encore de prise illégale d’intérêt. Dans le premier cas, il s’agit de tirer des avantages personnels indus d’une position publique. Idem dans le second mais grâce à son influence, réelle ou supposée. Enfin, la prise illégale d’intérêt se caractérise par “ le fait de cumuler des intérêts privés et un certain pouvoir de contrôle “de droit public””, résument Avi Bitton et Alizée Cervello. Il s’agit, pour une personne ayant une fonction publique, de prendre “un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l’acte, la charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement”, développent-ils.

Dans tous les cas, c’est à l’employeur que sont imputés ces chefs d’accusation. “Le bénéficiaire pourra être poursuivi pour recel […] s’il est avéré que celui-ci connaissait l’origine frauduleuse de ses rémunérations, explique le cabinet Avi Bitton. De fait, la personne est censée savoir qu’elle est employée de manière fictive.”

Mais l’emploi fictif ne se borne pas à la politique. Il peut toucher une entreprise publique ou privée. La sénatrice PCF Brigitte Gonthier Maurin a ainsi été reconnue coupable en 2014 de recel d’abus de confiance dans le cadre de l’affaire des emplois fictifs au comité d’entreprise d’EDF. Sans oublier le volet Revue des deux mondes du Penelopegate qui, s’il était avéré, relèverait d’un emploi fictif dans une entreprise privée.

Quand la collectivité règle la note des partis

Le principal avantage des emploi fictifs en politique, c’est qu’ils permettent de faire travailler des collaborateurs sans les payer. Ou plutôt en les payant avec l’argent de la collectivité, qui assume alors les dépenses du parti. Au lieu de salarier un collaborateur, on le recrute comme attaché parlementaire, par exemple, ce qui permet de le faire travailler pour le compte du parti tout en étant rémunéré par l’État. Une stratégie largement utilisée dans l’affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris.

Entre 1986 et 1996, des permanents du RPR ont été rémunérés avec les fonds du conseil municipal de la capitale. Permettant ainsi à leur parti de bénéficier de ressources humaines et matérielles sans en assumer les frais. Un système orchestré par Jacques Chirac, maire de la capitale de 1977 à 1995 et président du RPR entre 1976 et 1994.

L’ex-président de la République, un temps protégé par son statut, a été condamné en décembre 2011 pour détournement de fonds publics, abus de confiance et prise illégale d’intérêts. Il a été reconnu coupable dans 21 affaires d’emplois fictifs, pour un préjudice estimé à 30 millions de francs (soit plus de 4,5 millions d’euros). Alain Juppé a également été condamné, pour prise illégale d’intérêts. Il a été reconnu coupable d’avoir couvert l’emploi de permanents de son parti sur le compte de la mairie de Paris.

Le FN dans les pas du RPR ?

Sur le même modèle, la justice reproche aujourd’hui au Front national d’avoir fait enregistrer des permanents du parti comme assistants parlementaires de ses députés européens. Le FN, dont la présidente se dit représentante du peuple “contre la droite du fric et la gauche du fric”, est accusé d’avoir utilisé cette ficelle jusqu’à l’usure. L’Office de lutte antifraude (Olaf) européen a ouvert une enquête en 2014 pour abus de confiance, travail dissimulé, faux et usage de faux et escroquerie en bande organisée.

Les soupçons d’emploi fictif portent sur une vingtaine d’assistants. Pour un préjudice estimé à près de 5 millions d’euros par le Parlement européen. Les conclusions de l’enquête ont été transmise à la justice française et le parquet de Paris saisi par Martin Shultz. “On ne peut pas être payé par le Parlement européen et travailler pour un parti”, a-t-il rappelé.

Si l’on prend l’exemple de Laurent Salles, assistant de Louis Aliot, ce dernier renseigne comme adresse professionnelle le siège du FN, à Nanterre. Bien loin du Parlement européen de Strasbourg… comme de la circonscription du député européen (élu dans la région Sud-Ouest). Sur ce cas précis, l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (Oclciff) a par ailleurs relevé que Laurent Salles avait échangé un seul SMS avec son patron en huit mois de “travail”. Un signe potentiel du caractère fictif présumé de cet emploi, selon l’organisme de contrôle.

David Rachline tente de joindre les deux bouts… de la France

Cette stratégie supposée de financement des permanents du parti par la collectivité, le FN pourrait l’avoir déclinée au niveau local. Le parquet de Lille a ouvert en janvier 2016 une enquête préliminaire à l’encontre de David Rachline, pour détournement de fonds publics au conseil régional du Nord-Pas-de-Calais. M. Rachline a reconnu y avoir été rémunéré en 2010 alors même qu’il était conseiller municipal à Fréjus, mille kilomètres plus au sud.

À l’époque, David Rachline est aussi employé permanent au siège du parti frontiste, à Nanterre, et sera élu au conseil régional de Paca la même année. Peu probable que le jeune élu ait eu le temps de réaliser les tâches pour lesquelles il était rémunéré dans le Nord-Pas-de-Calais, donc. Le parquet de Lille cherche à vérifier que David Rachline ne travaillait pas pour le compte du parti, notamment à la préparation de la campagne de 2012, en étant rémunéré avec l’argent de la région.

Dans le nord de la France toujours, Harlem Désir a été condamné en 1998 pour avoir perçu entre 1986 et 1987 un salaire de la part de l’Association régionale pour la formation et l’éducation des migrants, basée à Lille, alors qu’il était à la tête de SOS Racisme. Le chef d’accusation retenu était le recel d’abus de biens sociaux. L’ex-secrétaire général du PS arguait que ce montage devait permettre de soulager financièrement SOS Racisme, qui n’avait alors pas les moyens d’assurer son salaire de 10.500 francs.

Enrichissement personnel, le scandale de la Mnef

S’il permet de soulager financièrement les partis, l’emploi fictif peut avoir un autre avantage, plus direct. Il permet un enrichissement personnel à moindre sueur. Le cas typique est celui de l’affaire de la Mutuelle nationale des étudiants de France (Mnef), impliquant de nombreux socialistes issus du syndicat étudiant Unef, dont Jean-Christophe Cambadélis.

Après plusieurs alertes, de la Cour des comptes en 1982 notamment, quant aux dérives de gestion au sein de la mutuelle et au train de vie dispendieux de ses dirigeants, le scandale éclate en 1998. Un vaste système d’emplois fictifs est mis au jour, entraînant la condamnation de 17 personnes, en 2006, pour abus de confiance et recel d’abus de confiance. Dans son réquisitoire, le procureur avait dénoncé les pratiques “d’un clan et d’une tribu chargés de distribuer les prébendes”.

Parmi les condamnés figurent Jean-Michel Grosz, ancien président de la Mnef, et Olivier Spithakis, ex-directeur général. Considéré comme la figure clé du dossier, ce dernier avait “assumé à l’audience les salaires “militants” versés à des permanents d’organisations proches de la mutuelle”, écrivait L’Express en 2006. Entre enrichissement, clientélisme et financement d’organisations sœurs…

Au total, 17 personnes ont été condamnées dans le volet des emplois fictifs, dont Jean-Christophe Cambadélis. L’actuel numéro un du PS n’a jamais réalisé la mission de conseil sur les étudiants étrangers pour laquelle il a été rétribué entre 1991 et 1993. La fédération CFDT de la protection sociale et la fédération Force ouvrière des employés et cadres ainsi que SOS Racisme ont également été condamnées.

Soupçonné d’avoir fictivement occupé un poste, Jean-Marie Le Guen obtient en revanche un non-lieu, les charges à son encontre étant insuffisantes. Impliquée dans cette affaire, Marie-France Lavarini, qui avait reconnu n’avoir jamais réellement travaillé pour la mutuelle, a remboursé les salaires indûment perçus.

Xavière Tibéri, un rapport à 200.000 francs

En termes d’enrichissement personnel indu dans le cadre d’un emploi fictif, l’affaire Xavière Tibéri est un cas d’école. Cette dernière a en effet touché 200.000 francs du conseil général de l’Essonne entre mars et décembre 1994 alors qu’elle n’y avait ni bureau ni fonction officielle. Xavière Tibéri avait justifié ce salaire par la rédaction d’un rapport de 36 pages sur la francophonie.

Rapport commandé en octobre 1994, après huit mois d’exercice donc, et dont elle n’a pu retrouver ses notes préparatoires. La qualité du rapport a aussi été remise en question. La procédure a finalement été annulée pour vice de forme en 1997, mais une seconde enquête du parquet d’Évry a conduit la chambre régionale des comptes à demander le remboursement des huit premiers mois de salaire.

Des accusations qui font écho à celles du volet Revue des deux mondes du fameux PenelopegGate. L’épouse de François Fillon aurait touché 100.000 euros de rémunération brute entre l’été 2012 et décembre 2013 pour “deux ou trois fiches de lectures”, selon Michel Crépu, ex-directeur de la revue, cité par Le Canard enchaîné. Des émoluments qu’elle reconnaît généreux. Mis en examen pour abus de bien sociaux le 12 mai 2017, le propriétaire de la revue, Marc Ladreit de Lacharrière, avait évoqué une mission de réflexion stratégique pour justifier ces salaires.

Or, Pénélope Fillon avouait aux enquêteurs le  30 janvier dernier ne jamais avoir mis les pieds dans les locaux du mensuel. Mais d’autres soupçons d’enrichissement indu pèsent sur Pénélope Fillon. La réalité de son activité d’assistante parlementaire de son époux est aujourd’hui remise en cause. François Fillon a en effet été mis en examen pour détournement de fonds publics et recel d’abus de biens sociaux, dans l’affaire d’emplois présumés fictifs de sa femme mais aussi de ses enfants.

À Avignon, Marie-Josée Roig aussi est soupçonnée d’avoir été trop généreuse avec sa progéniture. L’ex-députée-maire, proche de Jacques Chirac, aurait fictivement salarié son fils Jean-Christophe, selon plusieurs médias locaux. Employé comme attaché parlementaire de 2007 à 2012, ce dernier n’a jamais été vu dans les couloirs de l’Assemblée, et son activité n’a jamais été prouvée.

N’ayant pris aucun congé pendant ces cinq ans, il a en plus récupéré une belle indemnité compensatrice. Les révélations n’ont jamais été démontés par les intéressés, Marie-Josée Roig préférant se retirer de la vie politique que de fournir des preuves de l’activité de son fils.

Rouage clientéliste

Offrir un emploi fictif permet aussi de s’assurer la fidélité du bénéficiaire, dans une logique clientéliste. C’est le calcul qu’avait fait l’inénarrable Gaston Flosse, président du gouvernement de la Polynésie française entre 1991 et 2004, plusieurs fois condamné, notamment pour être parti avec la vaisselle à la fin de ses mandats.

La justice a réussi à prouver qu’une centaine de contrats directement rattachés à la présidence de la Polynésie française ont été établis en faveur d’élus municipaux et de syndicalistes qui travaillaient par ailleurs.

Même opération, dans des proportions moindres, pour Jean-Marie Le Chevallier, maire FN de Toulon de 1995 à 2001. Lequel a été reconnu coupable de détournement de fonds publics et de complicité d’abus de confiance dans l’affaire de l’emploi fictif au sein de l’association Jeunesse toulonnaise.

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