Le Lanceur

Exclusif : les pratiques “commerciales” illégales des cigarettiers

Alors que le paquet neutre s’applique en France, une ex-vendeuse de JTI, le fabricant des Camel, explique au Lanceur le système de rémunérations occultes versées aux plus gros débits de tabac par les fabricants de cigarettes. Un système illégal de chèques-cadeaux et de cartes prépayées, procurant plusieurs milliers d’euros annuels à des buralistes.

 

Je payais les buralistes sur leur linéaire… Je sais donc pourquoi ils s’opposent au paquet neutre”

Appelons-la Jessica. Ex-commerciale chez JTI (Japan Tobacco International), le fabricant des Camel et des Winston, elle révèle les pots-de-vin versés par les industriels du tabac. Un système opaque qui pourrait disparaître avec l’instauration (le 20 mai dernier) du paquet neutre, car ces dispositions visent à réduire l’attractivité du tabac, surtout auprès des jeunes, en contrant les effets du marketing. Une situation confirmée par un bon connaisseur du secteur : “La profession des commerciaux du tabac est inquiète. Vraisemblablement, la mise en œuvre du paquet neutre va être le coup de grâce qui va amener leur disparition.”

Ces pratiques sont loin d’être négligeables. Ces réseaux d’animation des industriels du tabac emploient des centaines de commerciaux et des millions d’euros sont dépensés chaque année. Le témoignage de Jessica confirme d’ailleurs les informations du livre de Matthieu Pechberty L’État accro au tabac*. “Contre un paquet bien placé, l’achat de telle ou telle marque, les buralistes reçoivent 30 millions d’euros par an, à travers des chèques-cadeaux, ou des cartes de crédit prépayées de la société Edenred. Ce n’est pas légal”, indiquait Matthieu Pechberty au quotidien 20 minutes.

Disons-le tout de suite pour éviter tout malentendu, cette commerciale a quitté le monde de l’industrie du tabac lorsque l’un de ses proches, fumeur, a développé un cancer des poumons. Une situation intenable pour elle. Nous ne donnerons pas d’informations sur la région où elle exerçait pour ne pas donner corps à d’éventuelles représailles.

Jessica a claqué la porte de Japan Tobacco International (JTI), troisième groupe mondial du secteur, qui compte plus de 270 salariés en France, il y a trois ans. JTI semble plutôt une bonne maison : l’entreprise a obtenu la certification Top Employers France 2016 et vante sur son site les avantages sociaux qu’elle octroie (participation aux bénéfices, intéressement, formation…) et la flexibilité des conditions de travail (temps partiel, travail à distance/télétravail…).

Avant JTI, Jessica travaillait pour Gryson, une compagnie belge de tabac à rouler (marques : Orlando, Domingo et Fleur du Pays, entre autres) présente dans une cinquantaine de pays, avec comme marchés privilégiés la France, la Belgique, le Luxembourg, l’Espagne et le Portugal. En mai 2012, JTI rachète la marque Gryson et ses employés. C’est une bonne affaire pour JTI. Très peu connue du grand public, Gryson est cependant bien vue dans le milieu : “En France, le succès de Fleur de Pays sur le marché du tabac à rouler (11 % de part de marché en 2011) est l’une des plus belles réussites marketing de ces dernières années, analyse Le Monde du tabac, le site du secteur. L’équipe commerciale de Gryson s’enorgueillit de visiter physiquement l’intégralité du réseau des buralistes.”

Les trois premiers mois de l’année, les commerciaux placent leurs paquets

L’employeur de Jessica change, ainsi que la gamme de produits, jusque-là cantonnée au tabac à rouler, qui s’élargit à des marques connues : Camel, Winston, Benson London ou Old Holborn, du tabac à rouler. Mais les méthodes commerciales ne diffèrent pas. Il s’agit avant tout de vendre le plus possible de paquets de cigarettes et de tabac à rouler, en étant le mieux placé dans les linéaires. Les cadeaux aux débitants sont là pour ça. Pour mettre de l’huile dans les rouages.

“Chaque début d’année, c’est la période où les commerciaux travaillent le plus, raconte Jessica. Nous étions chargés d’installer nos produits chez les buralistes.” Tous les vendeurs passent donc un temps fou à mettre en place les paquets de cigarettes dans les linéaires des “civettes”. Un peu à la manière des commerciaux de l’agroalimentaire qui remplissent les rayons et versent des commissions pour être bien référencés, en tête de gondole de préférence.

Les commerciaux suivent les instructions des industriels. Jessica détaille : “Les meilleures places sont celles qui sont derrière le comptoir du bureau de tabac. Il faut que le client ait dans son champ de vision nos marques. On passe beaucoup de temps à placer nos paquets de cigarettes. Parfois des après-midi entiers. Les buralistes ne font rien. On sert un peu d’employé à tout faire. Certains buralistes sont odieux. Ils nous prennent pour des larbins.”

Bouteilles de Ricard, chèques-cadeaux, cartes prépayées…

Et donc, pour les remercier, les industriels leur octroient des gratifications… “En fonction du placement des produits, nous attribuons des points aux débitants, raconte Jessica. Si nos produits sont bien placés, la valeur du point est plus grande. Nous attribuons aussi des points en fonction des différentes publicités que l’on peut placer ou des produits publicitaires, celles qui sont autour du comptoir : les paquets en trois dimensions, les languettes avec un point lumineux, toute cette PLV. Et donc, en fin d’année, nous disons aux buralistes combien de points ils ont obtenu, 50 000/100 000, et ensuite nous leur donnons ce à quoi ils ont droit. Lorsque j’étais chez Gryson, il s’agissait surtout de cadeaux en nature, des bonbons, des briquets, des bouteilles de Ricard, etc. que les buralistes revendaient. Chez JTI, nous donnions surtout des chèques-cadeaux, Kadeo ou Havas. Je sais que désormais les fabricants donnent des cartes de paiement et de retrait rechargeables sans compte bancaire, sans justificatif.” Pratiques, ces cartes ne laissent pas de traces, car en dessous d’un seuil (2 500 euros en moyenne), il n’y a pas besoin d’indiquer l’origine des fonds et les coordonnées des destinataires.

Jessica assure qu’un débitant de tabac avec un bon chiffre d’affaires peut recevoir plusieurs milliers d’euros annuels. “Pour un bureau de tabac au chiffre d’affaires important, il peut compléter sa rémunération de 5 000 à 10 000 euros par an, précise l’ex-commerciale. Ces cartes et ces chèques ne sont pas forcément déclarés. Et, dans la quasi-majorité des cas, les débitants ne les déclarent pas. Une fois, un buraliste inquiet m’a appelé : il voulait la confirmation que ces chèques-cadeaux ne sont pas déclarés.”

Installé dans le centre-ville de Marseille, dans un quartier fréquenté par des jeunes, ce débitant cinquantenaire peu loquace, qui veut garder l’anonymat, atteste mais ne donne aucun montant : “Oui, j’en reçois… mais c’est pas des sommes folles non plus. Une fois, pour le lancement d’une cigarette mentholée, le fabricant nous a offert un voyage en Californie, dans la Napa Valley, tous frais payés, avec d’autres patrons de bars français. Ça nous a fait du bien avec ma femme. On est ouvert tout le temps, on bosse comme des brutes. On ne l’avait pas volé.”

La Confédération des buralistes confirme ces pratiques : “Nous sommes au courant, dit Pascal Montrédon, le président de l’organisation. Nous savons que des buralistes, quelques très gros, rentrent dans ce jeu. C’est interdit et nous condamnons ces pratiques.” Pour autant, la confédération n’a pas mis en place de police interne. “Il y a déjà les associations antitabac, les Douanes, nos propres clients, même la Française des Jeux qui a une sorte de police. Nous avons d’autres préoccupations. La réalité, c’est que 7 000 bureaux de tabac ont fermé ces dernières années, que la rémunération des buralistes, strictement encadrée, est faible par rapport aux heures de travail, que le trafic de cigarettes augmente – une cigarette sur quatre est vendue en dehors du réseau légal – et que le paquet neutre va complexifier extrêmement nos tâches quotidiennes, et dégrader fortement nos conditions de travail. Cela, alors que personne n’a pu apporter la preuve de son efficacité contre le tabagisme.”

Quant à JTI, le fabricant nous a fait savoir qu’il n’a “pas de commentaires à faire sur des allégations d’un ex-collaborateur”.

Les pratiques décrites par Jessica (systèmes de points et de catalogues, programmes de fidélisation, etc.) évoluent et elles devraient encore changer avec l’instauration du paquet neutre. Ce que décrit très bien un spécialiste du secteur : “Ces pratiques sont déjà en diminution. Les fabricants ont été refroidis par les Douanes et par des abus, notamment par les Asiatiques à Paris qui s’étaient organisés pour remporter systématiquement les concours des plus gros vendeurs, par exemple. La tendance actuelle est plus intelligente, c’est plus de service. Ils vont apporter une assistance juridique en cas de problème, une aide au recrutement pour le personnel, les intérims, prendre en charge des vigiles la nuit quand il y a eu une voiture bélier dans un tabac, dépanner dans la journée en cas de rupture de stock…”

Des rémunérations pourtant strictement encadrées

Verser d’autres rémunérations que celles prévues par la loi est illégal. Les Douanes, qui chapeautent le secteur, précisent que les débitants doivent “vendre les tabacs aux prix publiés au Journal officiel de la République française, sans percevoir d’autres avantages que la remise légale consentie par les fournisseurs”. Les buralistes sont d’ailleurs apparentés, au niveau statutaire, à des préposés de l’Administration. Le système de rémunération est assez complexe et fixé par une réglementation détaillée. Il existe aussi des rémunérations complémentaires, dites remise additionnelle et même des remises compensatoires pour les débitants de tabac installés dans des zones frontalières ou désertées. Les pouvoirs publics et la Confédération des buralistes négocient régulièrement ces remises compensatoires, dans des accords nationaux, les “contrats d’avenir en faveur des débitants de tabac”. Le troisième contrat d’avenir, mis en place en 2012, s’achèvera fin 2016. En moyenne, 80 % du prix de vente des produits du tabac est versé à l’État et à la Sécurité sociale, 8,5 % aux buralistes et 11,5 % aux fabricants.

Les petits débits ne touchent rien

Tous les buralistes ne reçoivent pas ces “gratifications”, loin de là. Prime est donnée aux gros vendeurs. Les petits buralistes, souvent en zone rurale, dans les zones frontalières, dans les campagnes, qui sont parfois les derniers commerces de proximité des villages désertés de la Lozère, de l’Ariège, bref des départements ruraux, qui représentent la moitié des 26 000 buralistes de France, ne sont jamais démarchés par les fabricants, car ils ne vendent pas assez. Ces petits débits de tabac dégagent entre 18 000 et 40 000 euros de chiffre d’affaires sur les produits du tabac. À ces recettes, ils doivent retrancher leur loyer, leurs charges (assurance, EDF…) et au bout du compte les revenus sont maigres.

Ces petits débitants forment la catégorie C. Les “civettes” sont classées en trois catégories (A, B et C) en fonction de leurs ventes, par les “Big Four” de la cigarette. Les catégorie A sont les plus gros vendeurs et ceux-ci sont particulièrement choyés, explique Jessica : “Notre employeur nous donne donc en début d’année les buralistes à visiter en priorité, les plus gros vendeurs sont ceux qui sont dans les métropoles du centre-ville. On va voir aussi les débitants de catégorie B. Quant à ceux qui sont dans la troisième catégorie, la C, on ne les voit quasiment jamais. Ceux qui sont à la campagne, dans les villages, on les ignore ; nous perdrions notre temps.”

Les 8 plus gros buralistes dégagent entre 400 000 et 500 000 € de commissions légales par an

En juillet 2015, le JDD a eu accès à la liste des 50 plus gros buralistes de France, dont près de la moitié sont installés dans la région parisienne. Le JDD assurait que les huit plus gros buralistes gagnaient entre 400 000 et 500 000 euros par an sur leurs ventes de tabac (le prix du loyer et les salaires ne sont pas pris en compte, il s’agit des commissions légales versées aux débits en fonction de leurs ventes). En tête, un débitant proche de Roland-Garros et du Stade de France, bien placé (avec 8 millions d’euros de cigarettes et 545 000 euros de rémunération annuelle juste sur la partie cigarettes). La civette la plus rentable de France est troisième du classement : 15 m2 place de Clichy (Paris 17e) pour 6,8 millions d’euros de cigarettes qui rapportent 464 000 euros de commissions annuelles officielles. Le quatrième de ce Top 5 est lyonnais (avec 458 000 euros de commissions) et le cinquième corse. Ce dernier est installé à Porto-Vecchio, dans une zone très touristique, et bénéficie des prix corses, 25 % moins élevés que sur le continent.

Cette distorsion entre les gros et les petits buralistes n’est d’ailleurs pas du goût du président de la confédération, Pascal Montredon. Représentant l’ensemble de la profession, il s’étonne que les industriels ne rendent pas visite à tous les débits de tabac. “Ne serait-ce que pour présenter leurs nouveaux produits, cela pourrait être utile”, explique Pascal Montredon. Dans le monde du tabac, en fait, on ne fait pas vraiment de cadeaux…

* À lire : Matthieu Pechberty, L’État accro au tabac, éditions First, 2014.

 

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