Le Lanceur

La fille d’un ministre ouzbek fichée par Interpol pour faire tomber son père

Nadejda Atayeva, en 2013, recevant le prix RSF pour la liberté d'expression décerné au journaliste ouzbek Muhammad Bekjanov, emprisonné depuis 13 ans dans son pays (© Claude Truong-Ngoc / Wikimedia Commons)

Dans sa détermination à faire taire opposants et militants des droits de l’homme, le régime ouzbek n’hésite pas à se servir d’Interpol pour alimenter ses redoutables services de renseignement. Qu’ils soient journalistes ou parents d’hommes politiques en disgrâce, les dissidents visés peuvent alors être traqués bien au-delà des plaines d’Asie centrale.

Parmi les États autoritaires d’Asie centrale, il en est un qui se démarque par son acharnement à poursuivre les dissidents politiques hors de ses frontières. Sur les 114 cas de répression extraterritoriale répertoriés entre 2005 et 2014 par l’Association pour les droits de l’homme en Asie centrale (AHRCA), “presque toutes les personnes concernées ont été déclarées recherchées par l’Ouzbékistan”, écrit la présidente de l’association, Nadejda Atayeva, dans un rapport publié par le think tank britannique Foreign Policy Center (FPC). Idem sur les 45 cas similaires documentés en 2015 et 2016. “L’abus des mécanismes d’Interpol est devenu une pratique normalisée en Ouzbékistan”, poursuit le rapport.

Avant d’être militante des droits de l’homme en exil, Nadejda Atayeva était connue comme la fille d’un ministre ouzbek tombé en disgrâce auprès du tout-puissant Islam Karimov, à la tête du pays de sa création en 1991 à sa mort en 2016. Son paternel arrêté le 30 mars 2000, officiellement pour le vol de cinq millions de dollars, Nadejda doit fuir. Tout juste a-t-elle le temps de récupérer des documents susceptibles d’innocenter son père.

Des rives de la Volga à celles de la Sarthe

Craignant pour sa sécurité, elle met le cap sur le Kazakhstan voisin. Pas suffisant pour se protéger des agents du SNB, le service de renseignement ouzbek, héritier du KGB soviétique. D’autant que Tachkent obtient d’Interpol l’émission d’une notice rouge à son encontre. “Mon arrestation aurait permis de faire pression sur mon père et de mettre la main sur les documents qui prouvaient son innocence”, explique-t-elle à RFI.

Alors, Nadeja reprend la route, vers la Russie, et trouve refuge sur les bords de la Volga, dans une petite ville du sud du pays. Elle y restera deux ans, avant un ultime périple, en voiture, à travers l’Europe, qui la conduira au Mans, en France. Elle y obtient le statut de réfugié et défend désormais les droits de l’homme en Asie.

“Malgré son statut de réfugiée, la notice rouge contre elle signifiait qu’elle vivait dans la crainte d’être arrêtée et extradée vers le pays d’où elle avait échappé à la persécution”, écrit l’ONG de défense des droits de l’homme International Partnership for Human Rights (IPHR). La capacité d’Interpol à appliquer ses propres règles pour prévenir l’utilisation abusive de ses systèmes pose de sérieux problèmes, et les procédures en place pour contester les notices rouges abusives présentent de graves lacunes”, juge l’ONG.

Des journalistes arrêtés aux aéroports

Des réformes ont certes été engagées, mais elles demeurent imparfaites, comme le prouvent d’autres histoires rocambolesques dans toute l’Asie centrale, notamment en Turquie, dans le Caucase ou en Russie. Le Lanceur avait rapporté il y a quelques semaines les déboires du journaliste ouzbek Narzoullo Akhounjonov, arrêté à l’aéroport de Kiev et retenu par les autorités locales, sur la base d’une notice rouge motivée politiquement, alors qu’il venait demander l’asile en Ukraine.

Ancienne correspondante pour la radio allemande Deutsche Welle, Natalya Bushueva avait connu semblable mésaventure en juillet 2016. En transit à l’aéroport de Moscou, celle qui vit désormais en Suède, où elle a obtenu le statut de réfugiée et la citoyenneté, a été arrêtée sur la base d’une notice rouge demandée par l’Ouzbékistan. Notice rouge justifiée par des accusations d’évasion fiscale, selon Tachkent.

Le régime ouzbek lui reproche 3.000 euros d’impôts impayés. Or, selon un accord entre les deux pays pour éviter la double imposition, la journaliste était soumise à la fiscalité allemande. La notice rouge demandée par Tachkent semble davantage trouver son origine dans le reportage réalisé par Natalya sur le massacre de 1.500 manifestants à Andijan en 2005. Si elle a finalement réussi à berner les autorités russes et “à éviter toute arrestation, Mme Bushueva risque encore d’être arrêtée et extradée vers l’Ouzbékistan en raison de la notice rouge dont elle fait l’objet, qui n’a toujours pas été supprimée”, note le Conseil de l’Europe.

“Le gouvernement ouzbek continue d’abuser des mécanismes d’Interpol et d’inclure les citoyens sur la liste internationale des personnes recherchées pour des raisons politiques”, écrit IPHR. Si bien que, selon l’ONG, les personnes visées “ont également du mal à trouver refuge à cause de l’utilisation par l’Ouzbékistan du système de notices rouges d’Interpol pour exporter la répression”.

Les réformes engagées par Interpol sur le contrôle de l’émission des notices rouges vont dans le bon sens, selon les ONG et les militants des droits de l’homme. Mais “les États comme l’Ouzbékistan doivent également être encouragés à ne pas abuser des systèmes d’Interpol d’une manière qui risque de compromettre sa crédibilité et son efficacité”, insiste IPHR.

 

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