Le Lanceur

La nationalité comme un symbole d’ouverture ?

Place de la République, à Paris, le 11 janvier 2015. Olivier Ortelpa / Flickr, CC BY

Olivier de Frouville, professeur de droit public à l’université Panthéon-Assas, appelle à “élever” à la nationalité plutôt que de “déchoir”. Regrettant les “symboles négatifs” véhiculés depuis les attentats de novembre, il souhaite faire de la nationalité française “l’équivalent symbolique d’une citoyenneté du monde”. Il s’exprime ici à titre personnel et ses propos ne reflètent pas nécessairement la position des autres auteurs de la tribune. Entretien.

Le Lanceur : Le président et le Premier ministre “vont là où va le vent” et “perdent de vue la question des valeurs”, écrivez-vous dans la tribune que vous avez co-signée. La déchéance de nationalité est-elle à ce point dangereuse ?

Olivier de Frouville : Elle n’aura quasiment aucune effectivité en termes de sécurité pour répondre aux risques d’attentats terroristes. Par ailleurs, elle constitue un symbole négatif qui divise profondément la communauté nationale. Quoiqu’en dise le Premier ministre, ce n’est pas le principe d’égalité qui est réaffirmé à travers cette initiative, tout au contraire.

Une partie de la population ressent cette proposition comme une forme de stigmatisation à son encontre. Pour beaucoup, elle marque le passage d’une discrimination de fait – combattue dans les discours officiels – à une discrimination en droit. Au lieu de devenir ouverture vers l’autre, la nationalité signifie le renfermement en soi et la peur de l’autre.

Jugez-vous aussi sévèrement le texte, maintenant qu’il ne fait plus référence aux binationaux ?

Réserver la déchéance de nationalité était une discrimination intolérable, parce que cela signifiait qu’il y avait deux catégories de Français. Cela confirmait que le texte était fondé sur un préjugé scandaleux, à savoir que les “terroristes” seraient nécessairement binationaux, visant implicitement les enfants d’immigrés du Maghreb de confession musulmane.

Mais l’extension à tous les Français, en prétendant rétablir le principe d’égalité, ouvre la voie à la possibilité de rendre un Français apatride, ce qui est contraire à l’article 15 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948. Les promoteurs du projet ont la mémoire courte et oublient que René Cassin a été un des principaux auteurs de l’article 15, ayant lui-même été déchu de sa nationalité par le régime de Vichy. A quelle mémoire de la France veut-on être fidèle aujourd’hui, face aux fascismes de tous bords ?

 

Vous parlez de symboles négatifs depuis le 13 novembre, lesquels ?

Quelles ont été les réponses les plus visibles aux attentats ? L’état d’urgence et la déchéance de nationalité. L’exclusion et la psychose sécuritaire. C’est exactement ce que souhaitent les terroristes et nous sommes en train de tomber dans le piège qu’ils nous ont tendu.

Pourtant, les mouvements spontanés d’une grande partie de la population étaient à l’opposé d’une telle négativité : l’esprit du 11 janvier était à l’inverse de la réaction américaine aux attentats du 11 septembre. Beaucoup de Français ont dit, à ce moment-là, que “la réponse est dans plus de droits de l’Homme, plus d’égalité, plus de République et pas dans le rejet et l’exclusion”. Cet état d’esprit a subsisté après le 13 novembre. Voyez les manifestations spontanées de solidarité, les appels à la tolérance…

Si la Marseillaise a été chantée tant de fois en France et dans le monde, ce n’était pas pour rendre hommage à la nation française, mais aux valeurs qui nous viennent de la Révolution française : liberté, égalité, fraternité. Il aurait fallu réfléchir à ce symbole. Malheureusement, toute cette symbolique a complètement échappé à nos dirigeants, qui ont préféré une réponse type “Patriot Act”. La France est redevenue un Etat comme les autres et la Marseillaise un hymne national comme un autre, guerrier et agressif.

L’exécutif n’a pas pris la mesure du risque d’un tel discours ?

L’exécutif semble avoir surtout prêté attention aux sondages. A un peu plus d’un an de la présidentielle, l’élection surdétermine tout. C’est une nouvelle démonstration des défauts de notre démocratie électoraliste mais, cette fois-ci, c’est l’esprit même de la démocratie qui est en danger.

Au lieu de la déchéance de nationalité, vous proposez, au contraire, de l’élever. C’est-à-dire ?

La déchéance de nationalité fait de l’idée de nationalité un principe d’exclusion. Avec l’élévation des défenseurs des droits de l’Homme à la nationalité française, on adopte le point de vue inverse : la nationalité devient porteuse d’universalité et d’inclusion. C’est un symbole positif, une réponse forte au message d’intolérance et de haine de Daesh.

Il faut reconnaître que le projet révolutionnaire pouvait paraître ambiguë. Plusieurs personnes ayant commenté notre proposition ont considéré qu’elle revenait à brandir une fois de plus la “France, patrie des droits de l’Homme”, et à nationaliser les droits de l’Homme. Je crois que le décret de 1792 procède d’une logique inverse: il s’agit non de nationaliser l’universel, mais d’universaliser le national. C’est la raison pour laquelle il était important que la tribune publiée dans The Conversation soit signée aussi par des collègues étrangers. Ce moment de l’Histoire française n’appartient pas seulement à la France, mais à l’Humanité toute entière.

Qu’est-ce qu’une telle réforme apporterait ?

Un autre symbole, montrant aux auteurs des attentats qu’ils ont perdu la bataille symbolique, alors que la déchéance montre qu’ils l’ont gagnée. La France remet chaque année la légion d’honneur à des personnes en raison de leur action en faveur des droits de l’Homme. On pourrait imaginer une procédure semblable avec la nationalité française à la clé.

Je pense par exemple à Souhayr Belhassen, militante des droits de l’Homme tunisienne et ancienne présidente de la Fédération internationale des Ligues des Droits de l’Homme (FIDH), à l’infatigable militante russe Lioudmila Alexeeva ou encore à Leyla Yunus qui, en Azerbaïdjan, fait face avec courage à un pouvoir répressif. Toutes les trois ont déjà été faites chevaliers de la légion d’honneur. Alors pourquoi pas Françaises, si elles le veulent bien ?

Une telle mesure permettrait aussi de donner du sens à la nationalité française pour ceux qui sont déjà Français. Plutôt que de dire : “Si vous commettez un acte contre la France, vous êtes indignes d’être Français”, dire : “Toute personne qui défend la liberté, où qu’elle soit née, est Française car elle partage des valeurs universelles qui sont aussi les valeurs de la République.”

 

On voit que la majorité des trois cinquièmes n’est pas assurée. Même si le projet n’arrive pas à son terme, n’est-il pas déjà trop tard ?

Je le crains. Il ne faut pas jouer à la légère avec les symboles. Parfois, dire c’est faire : même si le projet n’est pas adopté, le message est passé. L’insistance mise à adopter cette réforme montre qu’une part croissante de la classe politique s’aligne sur les idées du Front national. Désormais, une théorie de la “cinquième colonne” tend à être accréditée par le droit. Dans ce contexte, tous les efforts pour essayer de réhabiliter une laïcité comme neutralité de l’Etat semblent vains.

Avec ce genre de symboles, on semble vouloir donner raison à ceux qui prétendent que l’universalité proclamée par la République n’est qu’un masque dissimulant un particularisme ancré dans une histoire, une certaine conception de l'”identité nationale”.

Il aurait pourtant été important d’essayer de comprendre les raisons pour lesquelles des jeunes nés en France, éduqués dans des écoles françaises, ayant vécu toute leur enfance et une partie de leur jeunesse en France, sont amenés à adhérer à des idéologies mortifères. Aujourd’hui, cette question reste largement sans réponse officielle, au prétexte qu’expliquer, c’est déjà justifier. C’est le triomphe de l’ignorance contre la raison critique des Lumières.

 

Le Lanceur republie ci-dessous l’article “Nationalité : élever plutôt que déchoir”, publié sur le site The Conversation

Olivier de Frouville, université Panthéon-Assas

Les auteurs qui ont signé le texte ci-dessous ont, pour la plupart, participé à un colloque qui s’est tenu à l’université Panthéon-Assas en 2013, consacré au “cosmopolitisme juridique”. Ce colloque a depuis fait l’objet d’une publication aux éditions Pedone, en 2015 (O. de Frouville (dir.), Le Cosmopolitisme juridique, Paris, Pedone, 2015).

Le président de la République et le Premier ministre français sont à la recherche de symboles pour renforcer la cohésion sociale et redonner sens à la République, après les attaques terroristes que la France a subies. Pour ce faire, ils font confiance aux sondages qui leur indiquent ce que, croient-ils, pensent une majorité de Français. Ils vont là où le vent de la colère et de l’impatience les porte, pour des raisons sur lesquelles il ne nous appartient pas de conjecturer.

Ce faisant ils perdent de vue la question des valeurs et, voulant unifier, ils plantent les germes d’une division profonde entre Français. Une division sur la conception de la République : nationale, ancrée dans une identité historique reconstruite ; ou bien universaliste, cosmopolite, ouverte sur le monde et dont les principes sont fixés dans la devise républicaine, “Liberté, égalité, fraternité”. Des principes qui valent pour tous et dans lesquels se reconnaissent tous ceux qui, de par le monde, luttent contre le despotisme, l’ignorance, l’intolérance et le racisme.

Depuis les attentats du 13 novembre, les symboles négatifs se multiplient : la commémoration meurtrie des morts, la peur pour sa sécurité, la peur de l’autre, la conscience blessée. Aucun symbole positif, aucune perspective d’avenir, aucun signe de reconstruction. L’état d’urgence s’installe, une sorte de suspension dans le temps, une peur présente et sans fin qui n’ouvre sur aucun horizon. L’esprit du 11 janvier n’est pas mort, mais son sens semble échapper aux dirigeants.

“La cause des peuples contre le despotisme des rois”

Quelle mesure symbolique pourrait redonner vie à la République ? Plutôt que de “déchoir” de la nationalité, il conviendrait d’élever à la nationalité, dans le sens le plus fort que celle-ci a pu prendre en France. La France de 2016 devrait reprendre à son compte le décret de l’Assemblée nationale législative du 26 août 1792 et conférer la nationalité française à “tous ceux qui, quel que soit le sol qu’ils habitent, ont consacré leur bras et leurs veilles à défendre la cause des peuples contre le despotisme des rois, à bannir les préjugés de la terre et à reculer les bornes de la connaissance humaine”.

Car il est vrai que “les hommes qui, par leurs écrits et par leur courage, ont servi la cause de la liberté et préparé l’affranchissement des peuples, ne peuvent être regardés comme étrangers par une nation que ses lumières et son courage ont rendue libre”. En vertu de ce décret, l’Assemblée avait immédiatement conféré la nationalité française à Priestley, Paine, Bentham, Pestalozzi, Washington, Hamilton, Madison, Clarkson, Klopstock, Schiller, Kosciusko et Clootz.

Au lieu du symbole négatif de la “déchéance de la nationalité”, combien serait préférable le symbole d’une France qui reconnaîtrait comme “siens” les défenseurs des droits de l’homme qui s’élèvent contre l’injustice et contre l’oppression !

À l’opposé de l’image d’une France amère et revancharde, ce serait donner au monde l’image d’une France fière du message de liberté et d’émancipation dont elle reste, parfois, malgré elle, le symbole à travers le monde.

Ce texte a été signé par :
Daniele Archibugi, directeur de recherche au Consiglio Nazionale delle Ricerche ;
Pierre Bodeau, professeur à l’Université Vincennes-Saint Denis (Paris VIII) ;
Benjamin Bourcier, doctorant, Université de Rouen et Université Catholique de Lille ;
Stéphane Chauvier, professeur à l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV)
Olivier de Frouville, professeur à l’Université Panthéon-Assas, membre de l’Institut Universitaire de France ;
Habib Gherari, professeur à Aix-Marseille Université ;
Valéry Laurand, professeur à l’Université Michel de Montaigne (Bordeaux 3) ;
Louis Lourme, professeur agrégé de philosophie en classes terminales, chargé d’enseignement à l’Université Michel de Montaigne (Bordeaux 3) ;
Anne Peters, professeure au Max Planck Institute-Heidelberg ;
Henri-Jacques Stiker, directeur de recherche, laboratoire «Identités, cultures, territoires» Université Paris Diderot, Paris 7 ;
Catherine Wihtol de Wenden, directrice de recherche au CNRS, CERI, Sciences Po Paris ;
Steven Wheatley, professeur à l’Université de Lancaster, Royaume-Uni

Olivier de Frouville, professeur de droit public, membre de l’Institut universitaire de France, Université Panthéon-Assas

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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