Après avoir passé plus de six ans réfugié dans l’ambassade de l’Équateur en Grande-Bretagne, Julian Assange a été arrêté ce jeudi 11 avril par la police britannique. Le fondateur de WikiLeaks est inculpé aux États-Unis pour avoir “conspiré” et permis à l’analyste de l’armée Chelsea Mannings d’obtenir des documents secrets de l’armée américaine. Il risque aujourd’hui l’extradition vers les États-Unis. La lanceuse d’alerte Stéphanie Gibaud, dont le livre La Traque des lanceurs d’alerte* a été préfacé par Julian Assange, a accepté de livrer au Lanceur son sentiment sur ce que cette arrestation implique quant à la situation des lanceurs d’alerte en Europe.
ENTRETIEN
Que vous inspire l’arrestation de Julian Assange, à vous qui êtes particulièrement engagée dans la cause des lanceurs d’alerte ?
Stéphanie Gibaud : Il y a plusieurs choses. D’abord, la problématique de la cause des lanceurs d’alerte, mais aussi celle de la liberté d’expression, de la parole libre et de la liberté de la presse. Tous ceux qui se lèvent pour la vérité, qui militent pour plus de justice sociale et fiscale, sont stigmatisés, discriminés, violentés et assassinés. Depuis deux ans, il y a eu trois assassinats de journalistes en Europe (Viktoria Marinova en Bulgarie, Daphne Caruana Galizia à Malte et Ján Kuciak en Slovaquie). Sur le Vieux Continent, où il y a la France, le pays des Droits de l’homme. Dans le cas de Daphne Caruana Galizia (assassinée par l’explosion de sa voiture piégée en 2017), il n’y a d’ailleurs eu aucune sanction de la part de Bruxelles contre Malte. Toutes ces affaires posent de sérieuses questions sur l’état des Droits de l’homme dans cette Europe qui donne des leçons de morale à certains pays dans le monde. Ceux qui sont censés être protégés par les gouvernements sont les premiers à être assassinés, au sens premier du terme comme au second.
“Les premiers à être assassinés”, qu’entendez-vous par là ?
Quand on voit tout récemment que M. Cahuzac, qui a menti devant les caméras et à l’Assemblée nationale sur ses comptes en banque en Suisse, n’ira pas en prison, et d’un autre côté le traitement de Julian Assange… Vaut-il mieux aujourd’hui truander la nation ou être lanceur d’alerte ? On a beau dire que, dans ce type d’affaire, c’est un combat de David contre Goliath, c’est avant tout celui de chacun. Tout ce que nous révélons, ce sont des informations d’intérêt général. Quand on dit qu’il y a des médicaments comme le Mediator qui font près de deux mille morts, ça concerne tout le monde. Quand un dossier comme celui d’UBS ramène des milliards d’euros à l’État, on devrait s’en féliciter. Assange, au milieu de tout ça, se retrouve dans tous les dossiers. Au cœur de l’évasion fiscale avec l’affaire Julius Baer (banque suisse mise en cause par WikiLeaks en 2006 pour fraude et évasion fiscales) ou encore avec les écoutes de nos présidents Nicolas Sarkozy et François Hollande. Nous nous devions à ce moment-là, nous, pays des Droits de l’homme, d’accueillir Assange, qui était déjà en grand danger. Hollande a refusé et dernièrement Macron aussi.
Quelle est la position du président Macron sur cette question ?
J’avais demandé à Emmanuel Macron d’intervenir sur le cas Assange, comme sur le cas Snowden. Ce sont quand même deux hommes qui ont révélé que les États-Unis nous écoutaient. On ne les protège pas, alors qu’ils défendent nos propres intérêts. Ceux-là mêmes du gouvernement français. L’Élysée m’avait répondu au mois d’août 2017 pour me dire qu’une attention particulière avait été portée à mon courrier. Et c’est tout. J’avais aussi écrit au président Macron au sujet de Françoise Nicolas, qui a dénoncé une comptabilité parallèle à l’ambassade française au Bénin et qui a échappé à une tentative de meurtre. Comme moi, elle vit en situation de précarité depuis. C’est resté lettre morte.
Que pensez-vous de la décision de l’Équateur de livrer Assange et des possibles pressions qui ont pu aboutir à cette décision ?
Cela fait deux ans que Julian Assange explique qu’il y a des pressions. Depuis que Rafael Correa n’est plus à la tête du gouvernement équatorien, elles sont absolues. On a coupé en mars 2018 tous les accès informatiques d’Assange et en plus on lui interdit tout droit de visite. On se demande comment c’est possible, aujourd’hui, en Europe, de laisser des gens dans des situations proches de celles qu’a pu connaître Nelson Mandela. Les experts de l’Onu qui sont venus en 2016 à l’ambassade ont estimé que ses conditions d’enfermement étaient illégales. N’importe quel criminel qui a commis un crime de sang et qui va en prison sort une heure par jour prendre l’air. Julian était enfermé depuis plus de six ans sans voir le soleil. Ça n’a dérangé personne. Ni Bruxelles, ni les gouvernements européens. Au-delà de ça, on se demande ce qui a bien pu se passer. Le FMI a accordé en février à l’Équateur un crédit de 10 milliards de dollars. Il y a de quoi se poser des questions. Il faudrait demander à Christine Lagarde. Peut-être qu’il y a eu une négociation derrière ? Le président équatorien, Lenín Moreno, pourrait répondre à cette question. C’est étonnant parce qu’on pourrait s’attendre à des déclarations des dirigeants européens pour s’indigner de cette situation. Au final, on a seulement eu Theresa May qui a expliqué qu’elle était fière de sa police.
L’Équateur aurait obtenu des garanties pour que Julian Assange ne soit pas extradé dans un endroit où il risque la peine de mort. Un cas de mise à mort pour espionnage n’est pas arrivé depuis 1953 aux États-Unis. Craignez-vous vraiment que ça puisse arriver ?
De toute façon, si ce n’est pas une peine de mort, il connaîtra un enfermement sans aucune possibilité de contact. Ça s’assimile à de la torture. C’est ce que Nicolas Grégoire [lanceur d’alerte dans l’affaire des malversations de l’UDI, NdlR] a twitté dernièrement. Au vu de ce que Mike Pompeo [le chef de la diplomatie américaine] a dit de WikiLeaks, à savoir que c’était un “service de renseignement hostile non étatique, souvent soutenu par des acteurs étatiques comme la Russie”, il ne va pas le louper une seule seconde. Il est dans le collimateur des États-Unis parce qu’il a permis à Chelsea Manning de révéler ces vidéos où l’on voyait des soldats américains tirer sur des civils et des enfants en Irak. Ils ne laisseront jamais Julian Assange être traité comme un citoyen lambda. On peut se demander aussi où est le gouvernement australien dans cette histoire… C’est difficile d’imaginer une issue heureuse à cette affaire.
Julian Assange a aussi été accusé de viol, ce qui a eu tendance à ternir son image…
Julian n’a jamais violé ces femmes. Il n’y a d’ailleurs pas eu de plainte pour viol mais pour relation sexuelle non protégée. Assange n’est pas le seul dans ce cas. Il y a Alain Robert, qui est un technicien cadre en biologie, lanceur d’alerte français, et qui a alerté sur le cas de ses collègues qui ont pratiqué des fécondations in vitro. Il explique qu’une de ses collègues s’est plainte qu’il lui ait fait des avances devant les autres collaborateurs. Personne n’en parle, et pourtant c’est le même délire qu’Assange. Vous remarquerez que, dans ces cas-là, les hommes ont toujours une affaire sexuelle et que nous, les nanas, on est vues comme dérangées. Ça m’énerve très sérieusement. Comme quand on m’expliquait que je ne disais que des conneries car je n’étais pas banquière. Finalement, j’ai réussi à faire en sorte qu’UBS écope de l’amende la plus lourde jamais donnée en France. Et, à l’inverse, vous avez par exemple Christine Lagarde, jugée coupable pour négligence en France dans le dossier de Tapie qui se retrouve nommée patronne du FMI. Moi aussi je veux bien avoir ce type de sanction. Ce sont tous ceux qui sont coupables qui ont des promotions, tous ceux qui sont au cœur d’un système qui tue des citoyens qui ont des postes parmi les plus importants au monde. Et on se retrouve derrière avec l’Équateur qui vient d’obtenir ce prêt du FMI. Qu’on ne me dise pas derrière qu’il n’y a pas de lien de cause à effet. Pendant qu’on dit qu’Assange est un violeur, on ne parle pas du reste. Stépanie Gibaud ? C’est une folle. Françoise Nicolas ? Elle est déréglée. Comme le disent les Anglais, c’est shoot the messenger [tuer le messager]. Pendant qu’on s’attaque à ceux qui dénoncent une affaire, on ne s’intéresse pas aux informations qu’ils fournissent.
Trouvez-vous qu’il y a un certain manque de soutien de la part de la presse et de l’opinion publique dans cette affaire ?
Bien évidemment, dans cette affaire comme dans toutes les autres. La preuve, personne n’a couvert mon bouquin en France alors que je suis l’une des plus médiatisées des lanceurs d’alerte. Je pensais pourtant qu’avec un livre préfacé par Julian Assange, cela pourrait faire parler. Mais, silence radio. Que ce soit Libération, Le Monde, Challenges, qui vous voulez, je n’ai pas été sollicitée. Seules BTLV et Russia Today m’ont sollicitée, alors qu’au même moment on était en train de réfléchir à une loi de protection des lanceurs d’alerte en Europe.
Comment expliquez-vous cela ?
C’est de la censure pure et simple. Ce qu’on révèle dérange. Ça veut bien dire qu’Assange est radioactif. Pourtant, d’engager ces actions contre lui n’empêche pas WikiLeaks de fonctionner. On l’a vu dernièrement avec les MacronLeaks, qui n’ont que très peu été relayés. On a l’impression qu’il n’y a qu’un seul plan donné et que tout le monde doit aller dans cette direction. Dès qu’on ose poser des questions, on est soupçonné. D’un côté, on me laisse crever de faim, et de l’autre on a Cahuzac qui ne va pas en prison. On ne veut pas d’autres Julian Assange ou Stéphanie Gibaud. On fait des exemples, avec de la torture psychologique et des assassinats, pour que rien ne change.
Que pensez-vous qu’il faille faire pour que les institutions se mobilisent Assange ?
J’incite déjà tous les journalistes à aller au meeting prévu ce samedi 13 avril à 18h30 devant les locaux du journal Le Monde à Paris. Il en va de la liberté d’expression et de la liberté de la presse. Le fait que des gens comme Assange ou moi soient ostracisés, ça veut bien dire qu’il y a un problème dans la liberté d’expression. J’incite aussi à lire mon livre sur les solutions et les préconisations que j’apporte pour donner une réponse à ce problème, afin que nous puissions changer à la fois de modèle économique, fiscal et sociétal pour aller dans le sens des générations futures. J’incite enfin les gens à aller chercher l’information, à aller vers les médias d’investigation indépendants, ceux qui donnent la véritable information.