Le Lanceur

“Le Code du travail n’est pas si rigide qu’on le laisse penser”

Manifestation contre la loi El Khomri à Paris le 8 mars 2016. ©Jeanne Menjoulet & Cie/Flickr, CC BY-NC-SA

Pour Thierry Kirat, chercheur au CNRS, les possibilités de rompre un CDI existent et le caractère imprévisible des indemnités prud’homales est sur-évalué. Il explique que la taxation des CDD est une contrepartie “justifiée” à la flexibilité supplémentaire accordée aux employeurs.


lelanceur.fr : Pourquoi le code du travail n’est, selon vous, pas un modèle de rigidité ?

Thierry Kirat : On fait effectivement un procès en rigidité au Code du travail qui mériterait d’être très largement nuancé. Depuis au moins 1986 et la suppression de l’autorisation administrative de licenciement, de nombreuses lois ont introduit de la flexibilité dans le Code du travail, surtout avec l’instauration de la rupture conventionnelle, qui a connu un réel succès, 1,7 million de ruptures conventionnelles homologuées depuis 2008. Donc la faculté de résiliation du CDI existe. D’autre part, on n’assiste pas, ces dernières années, à une explosion du contentieux aux prud’hommes, qui est structurellement assez stable, environ 200 000 affaires par an. Le marché du travail n’est pas si contentieux que ça et le Code du travail n’est peut-être pas si rigide qu’on veut bien le laisser penser. La protection des salariés est beaucoup plus importante en Allemagne, pourtant les performances du marché du travail allemand sont meilleures que les performances françaises. Le rapport entre un texte juridique et les performances sur le marché du travail est un rapport, au mieux, très indirect.

N’existe-t-il pas, tout de même, une peur des prud’hommes de la part des employeurs ?

Elle est peut-être exagérée. Ce qui est manifeste, c’est que le taux de contestation des licenciements économiques est quasiment insignifiant, moins de 3 %, alors que les contestations des licenciements pour motifs personnels sont beaucoup plus importants en taux comme en effectif. Certains économistes avaient, en 2004, Blanchard et Tirole, soutenaient que les licenciements pour motifs personnels sont en fait des licenciements économiques déguisés. J’ai participé à une étude de la Dares qui essayait de vérifier cette information en considérant que, si les entreprises ont des raisons économiques de licencier, ça signifie que dans les 6 mois qui suivent, elles ne devraient pas embaucher. Ce n’est pas ce qu’on observe.

Les coûts de licenciement sont en grande partie prévisibles”

C’est pourtant les discours sur lesquels se fonde une grande partie de la loi Travail. Est-ce qu’on est plus dans de l’idéologie que dans du concret ?

Il y a une convergence entre des orientations idéologiques, sociales-libérales, et un discours “scientifique” venant d’économistes du courant dominant, qui ont imposé l’idée que les difficultés du marché du travail sont en très grande partie imputables au coût du licenciement.
Pourtant, les coûts de licenciement sont en grande partie prévisibles, les indemnités légales sont prévues par le Code du travail, de nombreux sites internet permettent aux employeurs, même aux petits, de les calculer très rapidement. Les acteurs du contentieux prud’homal sont confrontés à une relative uniformisation des indemnités allouées au titre des licenciements abusifs.

Est-ce que la loi présente tout de même des avancées intéressantes ?

Je pense que la version actuelle de la loi El Khomri, avec l’idée de taxation des CDD répond à une logique économique. Le problème aujourd’hui, c’est le raccourcissement de la durée moyenne des CDD. Ils deviennent de plus en plus des CDD ultra-courts et donc porteurs de précarité. L’OCDE elle-même, dans son rapport “Perspectives de l’emploi” en 2015, signale très bien qu’en faisant le bilan des mesures de flexibilisation du marché du travail, que le développement du recours au contrat précaire (CDD, Intérim, contrat zéro heure…) n’a pas d’effet de résorption du chômage et développe la précarité et le développement d’une population importante de travailleurs pauvres. Dans l’équilibre général de la loi El Khomri, dans sa version actuelle, concéder d’un côté des facilités de licenciement justifie des restrictions sur le CDD.

Ci-dessous, Lelanceur.fr publie l’article de Thierry Kirat, paru sur le site The Conversation.


Le Code du travail est-il inadapté ? Quelques constats empiriques

Thierry Kirat, Université Paris Dauphine – PSL

Le contexte politique et social du mois de mars 2016 est marqué par l’actualité de la réforme du Code du travail, dont nombre d’arguments sont construits à charge contre le Code actuel : lui sont reprochés sa rigidité, l’insécurité juridique dont il serait le vecteur, la protection trop forte de certains salariés aux dépens d’autres. La justice prud’homale est également mise sur la sellette.

Dans les débats et controverses du moment, il n’est pas inutile de remarquer que certains faits importants sont passés sous silence, ou sont présentés de manière déformée. Par exemple, l’explosion des litiges entre salariés et employeurs devant les conseils de prud’hommes.

Le contentieux prud’homal, pas si important !

Contrairement aux idées reçues, le contentieux devant les prud’hommes connaît une baisse continue depuis 2004, voire depuis la décennie précédente. Entre 2004 et 2013, le nombre d’affaires introduites devant les prud’hommes, que ce soit au fond ou en référé, fluctue autour de 200 000 par an. Même si l’amplitude des fluctuations du nombre d’affaires s’est accentuée entre 2009 et 2013, avec un pic de près de 230 000 en 2009 suivi d’une baisse rapide jusque 2012 (avec un peu de moins de 180 000 affaires), la tendance moyenne se situe aux environs de 200 000 affaires. Ces chiffres ne donnent pas l’image d’une explosion des litiges entre salariés et employeurs.

Selon les données du Ministère de la Justice, 95 % des demandes sont introduites par des salariés ordinaires et, parmi eux, par une part de plus en importante de seniors. Ce qu’ils demandent est avant tout lié à la rupture du contrat de travail à l’initiative de l’employeur. Les demandes se répartissent en deux catégories : (a) la contestation du motif du licenciement, (b) en l’absence de contestation du motif de licenciement : la remise de documents, le paiement de créances salariales ou l’annulation d’une sanction disciplinaire. Entre 2004 et 2013, la part des demandes sans contestation du motif de licenciement diminue, alors que celle des contestations du motif de la rupture par l’employeur s’accroît sensiblement. Or, l’immense majorité de ces contestations du motif de la rupture concerne les licenciements pour motifs personnels, la part des licenciements économiques étant très peu importante.

Conflits devant les conseils de prud’hommes en 2004 et 2013.

.

Faiblesse en nombre et en taux de la contestation des licenciements économiques

Les licenciements économiques sont beaucoup moins contestés que les licenciements pour motif personnel, aussi bien en nombre qu’en taux. En effet, si l’on rapporte le nombre de demandes aux prud’hommes au nombre de licenciements, il s’avère que, selon l’OCDE, 25 % des salariés ayant été licenciés pour motif personnel faisaient un recours contentieux en 2001. Une étude du Ministère de la Justice fait état d’une baisse du taux de recours, qui passe d’environ 40 % au début des années 1990 à 20 % avant la crise des subprimes de 2008. Par contre, le taux de recours contre les licenciements économiques est beaucoup plus faible : il est bien inférieur à 3 %.

L’idée que les employeurs, effrayés par la complexité de la procédure de licenciement économique préféreraient recourir à des licenciements pour motif personnel a été avancée dans les années 2000. En d’autres termes, nombre de licenciements pour motif personnel seraient des licenciements économiques déguisés. Cette thèse pose deux problèmes : d’une part les employeurs seraient assez irrationnels de préférer recourir au type de licenciement qui est justement le plus contesté devant les conseils de prud’hommes ; d’autre part, les entreprises qui déguisent les licenciements économiques en licenciements pour motif personnel sont censées être confrontées à des difficultés économiques qui devraient les conduire à ne pas recruter à court terme. Or, une étude publiée dans la revue de l’OFCE en 2008 montre que ce n’est pas le cas : la part des établissements qui embauchent dans les six mois suivant un licenciement pour motif personnel augmente de 1993 à 2000.

L’insécurité juridique

Nombre de critiques reprochent aux conseils de prud’hommes de susciter de l’insécurité juridique. Ce reproche vise le côté employeur, ce qui indique que les entreprises seraient paralysées par la crainte de se voir condamner à payer de lourdes indemnités à leur salarié licencié abusivement. L’insécurité juridique dont il est question ne concerne pas les règles applicables, alors que les débats juridiques sur la question lient ce problème à l’incertitude ou à l’indétermination des règles de droit applicables. Cette insécurité juridique concerne, dans les débats relatifs au Code du travail, les montants à payer.

Il est important de noter qu’il s’agit en réalité de deux choses : d’abord l’indemnité légale de licenciement, dont le montant est fonction de l’ancienneté du salarié et est donc prévisible ; ensuite l’indemnité compensatrice du préjudice subi par un salarié dont le licenciement a été reconnu comme abusif : l’indemnité prud’homale, que l’avant-projet de loi de la ministre du travail entend baser sur un barème. Or, un principe du droit est l’entière réparation du préjudice, dont le quantum est établi souverainement par le juge qui dispose d’un pouvoir souverain d’appréciation.

Pour autant, on ne peut raisonnablement pas penser que les indemnités prud’homales aient pour objet ou pour effet de mettre les entreprises, surtout les petites, en difficulté. Les décisions sont en effet prises par une justice paritaire, par quatre conseillers venant pour moitié du monde des salariés et pour moitié des entreprises. Les entreprises sont représentées dans la justice prud’homale, à parts égales des salariés. En cas de désaccord entre les conseillers membres de la formation de jugement, une procédure dite de départition est mise en œuvre : un juge judiciaire est appelé pour débloquer l’affaire et rendre une décision.

Les conseils de prud’hommes protègent-ils les mieux protégés ?

Le contentieux prud’homal refléterait la segmentation du marché du travail, entre les « insiders » bien protégés (les salariés en CDI, surtout les très qualifiés), et les « outsiders » (les précaires, les jeunes, les femmes peu qualifiées, les seniors). Cette conception est en partie vraie, et en partie exagérée, voire erronée. Il est vrai que les salariés licenciés ayant peu d’ancienneté dans l’entreprise ont été de plus en nombreux dans les années 1990 et au début des années 2000. En effet, la part des salariés ayant moins de deux ans d’ancienneté dans le total des licenciements s’est accrue de 1990 à 2002 : de 14 à 20 % pour les licenciements économiques, de 40 à 45 % pour les licenciements pour motif personnel. Or, corrélativement, la part des salariés à faible ancienneté dans le contentieux prud’homal sur les licenciements pour motif personnel diminue sur la même période d’environ 10 points. En d’autres termes, le recours au conseil de prud’hommes n’est pas matériellement avantageux pour des salariés ayant accumulé peu de droits du fait de leur faible ancienneté.

Il a été reproché au Code du travail de surprotéger les salariés dirigeants et les cadres. Faute de données sur ce sujet, on s’en tiendra à trois études approfondies menées par des sociologues en 2008 : l’analyse des conseils de prud’hommes de Longjumeau, de Boulogne-Billancourt et de Grenoble montre que les cadres de plus de 50 ans et dont le salaire était supérieur à 5 000 euros ont moins souvent grain de cause que leurs homologues plus jeunes, moins bien payés, et d’une plus faible ancienneté.

Le Code est-il si rigide que ça ?

Il est très certainement abusif de considérer que le Code du travail est un modèle de rigidité. Si l’on fait l’inventaire des réformes successives du droit du travail depuis quelques décennies, à commencer par la suppression de l’autorisation administrative de licenciement en 1986, la liste des lois ayant flexibilisé le marché du travail s’avère longue : institution de la rupture conventionnelle en 2008, centrage des négociations sociales au niveau des accords d’entreprise (loi Bertrand, janvier 2008), accords de maintien dans l’emploi, limitation des possibilités de recours au juge sur les plans de sauvegarde de l’emploi (loi de 2013 relative à la sécurisation de l’emploi), extension du travail dominical et réforme la justice prud’homale par le renforcement de la médiation conventionnelle préalable (loi Macron, août 2015).

Près de 1,7 million de ruptures conventionnelles ont été enregistrées depuis que cette possibilité juridique de rupture du contrat de travail a été instituée. Le succès de ce dispositif, qui représente en 2014 358 000 ruptures, soit 25 000 de plus qu’en 2013, montre que les difficultés de licenciement ne sont peut-être pas si fortes qu’on le pense habituellement.

Thierry Kirat, Directeur de recherche au CNRS (IRISSO, Paris-Dauphine), , Université Paris Dauphine – PSL

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

Quitter la version mobile