Le Lanceur

Le gendarme du nucléaire lance une plateforme pour les lanceurs d’alerte

Tours réfrigérantes de la plateforme Areva du Tricastin, plus important site d'enrichissement d'uranium en Europe, classé confidentiel défense, en avril 2011 © Philippe Desmazes / AFP

Tours réfrigérantes de la plateforme Areva du Tricastin, plus important site d'enrichissement d'uranium en Europe, classé confidentiel défense, en avril 2011 © Philippe Desmazes / AFP

L’Autorité de sûreté nucléaire a lancé une plateforme en ligne à destination des travailleurs de la filière, mais aussi d’associations ou de simples citoyens, en possession d’informations importantes sur d’éventuels dysfonctionnements d’installations. Les signalements sont anonymisés, pour éviter les représailles, ce qui constitue une avancée par rapport à la loi Sapin 2. Cette évolution est saluée par plusieurs associations, qui affichent néanmoins quelques craintes.

 

Éviter que la poussière ne soit mise sous le tapis. Et qu’elle ne pique les yeux une fois retrouvée, comme lors de la révélation des nombreuses malfaçons de pièces fabriquées à la forge du Creusot. L’Autorité de sureté nucléaire (ASN) a lancé une plateforme pour les lanceurs d’alerte qui travaillent dans la filière nucléaire, à tout niveau, depuis le plus petit sous-traitant, comme pour les associations et les simples citoyens. L’idée est de “permettre à des gens qui ont un signalement à donner sur une installation ou une activité de le faire”, explique l’inspecteur en chef de l’ASN Christophe Quintin. Si le gendarme du nucléaire souhaite éviter les signalements anonymes, pour pouvoir contacter les personnes et obtenir davantage d’informations, rien n’oblige à laisser son identité réelle. Les messages sont chiffrés pour garantir l’anonymat. Aux États-Unis, où le modèle existe depuis des années, environ 1 000 signalements sont reçus chaque année, note Christophe Quintin, pour un parc de 99 réacteurs (la France en compte 59). Se pose ensuite la question du traitement et de la hiérarchisation des signalements. “Il y a une commission interne, composée de membres permanents et de membres associés, qui statue pour définir les suites à donner, répond l’inspecteur en chef de l’ASN. Cela peut aller jusqu’à l’inspection sur place.”

 

Évidemment, l’ASN recevait déjà des signalements, “des gens qui font un métier nécessitant une qualification particulière, un soudeur ou contrôle fabrication qui ne l’a pas, et nous racontent ce qu’ils ont dû faire”, explique Christophe Quintin. Mais l’Autorité n’avait pas d’approche cohérente au niveau national. “Désormais, nous avons ce point d’entrée unique qui nous permettra d’avoir une réaction plus professionnelle et de traiter beaucoup plus de cas”, estime son inspecteur en chef. Les associations accueillent plutôt favorablement l’initiative. “Tout ce qui permet les remontées du terrain est une bonne idée”, pour Nicole-Marie Meyer, de Transparency International France, qui rappelle l’obligation légale d’un tel dispositif. Mais, au-delà de la mise en conformité avec la loi Sapin 2, laquelle exige que toute entreprise de plus de 50 employés mette en place des dispositifs d’alerte, la plateforme de l’ASN permet de contourner l’obligation pour le lanceur d’alerte de passer par le référent désigné au sein de l’entreprise. “En principe, la personne qui lance l’alerte est censée informer sa hiérarchie, et c’est tout le problème du lanceur d’alerte, parce que ces personnes peuvent en informer d’autres”, rappelle Laura Monnier, chargée de campagne juridique à Greenpeace. “Dans le cadre de problèmes structurels de malfaçon ou de fraude, on voit que le référent éthique couvre ou se trouve dans une position intenable, abonde Charlotte Mijeon, du réseau Sortir du nucléaire. Sur l’affaire du Creusot, on se dit que les salariés auraient pris plus de risques à dénoncer les pratiques. Donc, oui, pouvoir faire sortir quelque chose qui est à l’intérieur est une avancée.” Pour les agents de l’ASN, un dispositif interne existe.

 

Limites

Pour le syndicaliste Gilles Reynaud, travailleur du nucléaire depuis trente-deux ans et fondateur de l’association “Ma zone contrôlée”, les cas d’alerte pris en compte par la plateforme sont trop restrictifs. “Dans la présentation qui nous en a été faite, cela ne semblait concerner que la falsification de documents, en réaction à ce qu’il s’est passé au Creusot, pas les atteintes à la sûreté, la sécurité, l’environnement ou la santé des travailleurs, déplore-t-il. J’ai crée l’association Ma zone contrôlée il y a dix ans parce qu’on avait consigne de ne pas parler des problèmes sur le site de Tricastin. Il y a une attente réelle, mais il ne faut pas se limiter à des falsifications.” Greenpeace reconnaît aussi que, “sur le principe en soi, il est bon que les autorités de régulation se dotent de plateforme pour recevoir des alertes, de toute façon elles le doivent”, mais l’ONG alerte sur d’éventuels conflits d’intérêts. “Sur certains cas particuliers, cela peut mettre l’autorité de régulation qu’est l’ASN dans une situation compliquée, notamment si elle était censée avoir effectué des contrôles, prévient Laura Monnier. L’ASN a un pied des deux côtés. Les ONG sont plus à même d’accompagner les lanceurs d’alerte parce que en dehors du secteur. Et souvent, quand ils nous contactent, ils ont déjà informé leur hiérarchie et n’ont pas eu de réponse.”

 

Il y a un véritable enjeu à ce que les signalements soient anonymisés. “Il y a une pression sur les travailleurs quand ils font état de difficultés et de fraudes”, rappelle le réseau Sortir du nucléaire. Gilles Reynaud connaît trop bien le sort de ceux qui s’expriment sur les déboires de la filière nucléaire, même sous serment devant la représentation nationale. “J’ai été convoqué par la commission d’enquête parlementaire suite aux intrusions de Greenpeace, raconte-t-il, pour témoigner sous serment, notamment sur la question des sous-traitants, qui représentent 80 % de la filière. J’y ai dit que le dumping social devient contreproductif, que les conditions sociales conduisent à un nucléaire low cost et à une dégradation de la sécurité. Et mon employeur m’a dit que j’avais dénigré la filière.” Gilles Reynaud est aujourd’hui attaqué à travers son association pour des publications remontant à 2015. “Quand on attaque les associations, dit-il, le signal envoyé aux salariés c’est : taisez-vous.”

 

Alors, cette plateforme peut-elle réellement accompagner la filière nucléaire vers plus de rigueur sur le plan de la sûreté, de la sécurité, de l’environnement et des ressources humaines ? Les associations attendent de juger sur pièces. D’autant que ce traitement en interne pourrait aussi conduire à poser une chape de plomb sur les problèmes de la filière. “Il faudrait que quand il y a un problème cela puisse ressortir à la connaissance du public, pas juste voir en interne et traiter avec les exploitants”, insiste-t-on dans le réseau Sortir du nucléaire. Car, porter ces informations à la connaissance du public, c’est ce qui permet de faire bouger la filière. Comme au Creusot.

 

Quitter la version mobile