Le Lanceur

Les chasses gardées du croque-mort du nucléaire

Bois Lejuc, Meuse, propriété de l’Andra contestée en justice © Jérôme Thorel, 2016.

Bois Lejuc, Meuse, propriété de l’Andra contestée en justice © Jérôme Thorel, 2016.

Gérer les déchets nucléaires est un drôle de métier. L’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), quand elle s’installe dans un territoire, devient d’abord un très gros propriétaire foncier. Des domaines de plusieurs centaines d’hectares de forêt servent de monnaie d’échange ou de lieux de détente et de villégiature particulièrement appréciés des amateurs de chasse… surtout s’ils sont élus et que l’Andra a besoin de leur sollicitude.

Le domaine de la forêt de Baudray, sur le territoire de la commune d’Osne-le-Val, en Haute-Marne, est un petit paradis pour les amoureux de la chasse au sanglier. Mais, pour faire partie des privilégiés, il faut être dans les petits papiers du propriétaire. “Quand on voit de belles voitures et des gros 4×4 près du domaine, vous pouvez être sûr que c’est un jour de chasse à Baudray”, explique une habitante d’Osne-le-Val habituée au petit manège. Le proprio, depuis 2013, c’est l’Andra, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, qui possède les clés de ce vaste domaine clôturé de 258 hectares que l’ancien propriétaire avait aménagé en “parc à sangliers” une quinzaine d’années auparavant. Le domaine possède surtout plusieurs bâtiments qui servent de lieu de repos et de “convivialité” après les parties de chasse. Un conseiller municipal d’Osne-le-Val qui y a été vu à plusieurs reprises avec son fusil nous a sèchement rembarré au téléphone lorsque nous tentions d’en savoir plus : “Je n’ai rien à vous dire, voyez avec l’Andra !”

“Un lieu un peu tabou”

“C’est un lieu un peu tabou, les gens n’en parlent pas, confie Michel Marie, qui fait partie d’une association d’opposants aux projets de l’Andra dans la région. Mais c’est pas difficile de savoir que ceux qui y sont invités font partie du gratin…” Élus locaux, entrepreneurs, mais aussi fonctionnaires de services de l’État, il faut en effet avoir une invitation, ou être coopté, pour faire partie des chasseurs VIP du domaine de Baudray. Mais comment l’agence d’État chargée de gérer le fardeau des déchets nucléaires en est arrivée à prendre possession de cette forêt de Haute-Marne ?

Plus gros propriétaire foncier de la région

Nous sommes dans la région investie par l’Andra pour y construire, autour de Bure, dans le département voisin (la Meuse), la fameuse “poubelle nucléaire” Cigéo (centre industriel de stockage géologique), qui consisterait à enfouir à 500 mètres de profondeur les déchets radioactifs les plus toxiques.

Laboratoire de l’Andra à Bure (Meuse) © Jérôme Thorel, 2016.

Implantée à Bure depuis la fin des années 1990, où elle n’exploite qu’un “laboratoire”, l’Andra a commencé à acheter frénétiquement des terres ces cinq dernières années. Au point de devenir le plus gros propriétaire foncier de la région. Selon ses propres chiffres, datant de fin 2015, elle a mis la main sur pas moins de 2.270 hectares (essentiellement des bois et forêts, le reste en terres agricoles), pour une somme rondelette de 12,3 millions d’euros. Ajoutez à cela 845 hectares “mis en réserve” pour son compte par les sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer) pour une valeur cumulée de 5,4 millions.

Sachant que le projet Cigéo ne devrait pas occuper plus de 600 hectares, à quoi servent ces terrains ? Selon le service de communication de l’Andra, ces “acquisitions permettent de mettre en œuvre des compensations environnementales et de disposer de surfaces échangeables avec les terrains nécessaires à la réalisation de ses projets, et ce afin d’éviter les expropriations”.

Échanges de propriétés

Le Lanceur a déjà raconté ce qui se passe dans le bois Lejuc, une forêt communale de 220 hectares à Mandres-en-Barrois, dont le sous-sol intéresse fortement l’Agence pour y creuser son cimetière atomique. Elle en a pris possession après un vote litigieux du conseil municipal, en juillet 2015, délibération qui a fait l’objet d’un recours formé par quatre habitants du village devant le tribunal administratif de Nancy – le jugement est tombé le 28 février. Le bois Lejuc a précisément fait l’objet d’un “échange” avec une autre parcelle, deux fois plus large en superficie, qui n’avait aucun intérêt pour le chantier Cigéo.

Que les amoureux de la chasse au sanglier se rassurent, le sous-sol de la forêt de Baudray n’intéresse pas le fossoyeur de l’industrie atomique. L’Andra justifie ainsi son achat : “Il est utilisé par l’Agence pour l’organisation de séminaires de travail et réunions internes. Compte tenu de la configuration fermée du bois et de son imbrication avec l’ensemble immobilier, il est techniquement préférable pour l’Agence de gérer directement les activités de chasse.” Ce qui explique qu’aucune publicité n’est faite sur ces parties de chasse triées sur le volet.

L’Andra n’a pas désiré nous mettre en relation avec l’adjudicateur, la personne qui gère les droits de chasse pour le compte du propriétaire. Un technicien de la fédération des chasseurs de la Haute-Marne confirme : “Oui, il faut être invité par l’Andra, on ne s’en occupe pas à la fédé. Dans le pays, on sait qu’il faut être un personnage important pour avoir ce privilège…”

Baudray, un petit joyau

Le domaine de Baudray est, en soi, un petit joyau dans le patrimoine foncier de l’Andra en Meuse et Haute-Marne. C’est sa troisième plus grosse acquisition en surface mais l’une des premières en termes de valeur à l’hectare. Ses 258 hectares et les bâtiments ont été achetés 1,6 million d’euros. Soit plus de 6.200 euros l’hectare. Un prix largement supérieur aux moyennes constatées sur le foncier en région Lorraine (5.130 €/ha en 2014). C’est aussi le haut du panier comparé à la moyenne des acquisitions réalisées à ce jour par l’Agence (4.900 €/ha pour des parcelles forestières).

Il ne s’agit là que du prix d’acquisition. Il faut du personnel et des moyens pour entretenir l’endroit, les terres, la forêt et surtout les bêtes. Selon un observateur qui veut rester discret, il faudrait en gros une tonne de fourrage de maïs par jour pour nourrir les sangliers du domaine. L’Andra n’a pas voulu nous donner le montant du budget de fonctionnement de Baudray. Ni aucun détail sur la fréquence de ces chasses très bien gardées.

Ce n’est pas parce qu’un élu est invité à un événement ou à une chasse qu’il est redevable de quoi que ce soit”

 

L’Agence a pourtant été plus transparente dans l’Aube, près de Troyes, où elle exploite déjà deux centres de stockage de déchets, les moins toxiques (“faible activité vie courte”). Là-bas, c’est un domaine d’une centaine d’hectares de la commune de La Chaise qui sert de terrain de jeu aux chasseurs VIP du coin, au rythme d’une dizaine de fois par an. L’adjudicateur du domaine, en 2015, n’était autre que Philippe Dallemagne, maire DVG de Soulaines (la commune où est implantée l’une des deux décharges de l’Andra) et président de la communauté de communes. Il déclarait à nos confrères d’Est Éclair le 30 janvier 2015 : “Je ne suis pas adjudicataire uniquement de l’Andra. Je n’y vais pas parce que c’est l’Andra qui paie, j’y vais parce que cela m’intéresse.”

Le propre directeur de l’Andra dans l’Aube, Patrice Torres, droit dans ses bottes, reconnaissait y participer : “C’est pour nous un outil de relations publiques qui permet de toucher une large partie des acteurs du territoire. (…) Il ne faut pas caricaturer, ce n’est pas parce qu’un élu est invité à un événement ou à une chasse qu’il est redevable de quoi que ce soit. (…) Et je rappelle que nous invitons les élus, certes, mais aussi bien d’autres personnes, des habitants, des chefs d’entreprise, des agriculteurs, pas dans l’objectif de les rendre redevables ou de leur bourrer le crâne.”

“Accompagnement économique”

Ce clientélisme ordinaire, assumé au grand jour, s’est en fait installé naturellement dans les régions où l’Andra a pris position. Elle distribue par exemple, au titre de ses œuvres de “parrainage”, de bien généreuses subventions : 318.865 euros en 2015, dont plus de la moitié sont déversées autour de Bure. Réfection d’églises, soutien aux associations, chaque petit événement touche son obole (voyages scolaires, tournoi de billard, tombola ou même la “foire du beignet de choucroute”…).

En Meuse et en Haute-Marne, le système s’est même industrialisé au nom de l’“accompagnement économique”. Deux groupements d’intérêt public (GIP) distribuent chacun 30 millions d’euros par an pour “fluidifier” les relations économiques locales. Les entrepreneurs et les communes sont les mieux servis, mais un particulier qui passe par un relais associatif pourra profiter du GIP pour refaire un chemin ou restaurer une grange. Tout cela alors que le projet pour lequel cet argent public est déversé (Cigéo) n’existe que sur le papier… Les subventions pleuvent depuis près de vingt ans alors qu’aucun colis de déchets n’y a jamais été entreposé. Une grande première dans l’histoire de l’aménagement du territoire.

Bois Lejuc (Meuse), août 2016 © Jérôme Thorel.

Entre clientélisme et conflit d’intérêts, il y a comme l’épaisseur d’un poil de sanglier. À Mandres-en-Barrois, c’est encore une histoire de chasseurs qui l’a si bien illustré. Un élu municipal qui participait à la délibération de juillet 2015 – c’est cet acte qui est contesté devant la justice – a signé un an plus tard un “bail de chasse” que nous avons pu consulter. Le document est cosigné par Jean-Paul Baillet, à l’époque directeur du centre de l’Andra de Bure (parti depuis à la retraite). Cette réserve de chasse porte sur 61,13 hectares – il en faut au minimum 60 pour en ouvrir une. Détail important : elle englobe une petite vallée prisée par les cerfs et les chevreuils, située en bordure du fameux bois Lejuc. Celui qui a justement fait l’objet de la délibération contestée, et qui est occupé depuis l’été dernier par des militants antinucléaires, posant par ailleurs de sérieux soucis à l’aménageur.

Ce chasseur de Mandres, que nous avons appelé à son domicile, n’a pas voulu nous parler, très irrité par notre appel. D’autres chasseurs de Mandres sont furieux, ils crient à une “privatisation de l’espace” car, avant que le bois ne change de mains, la gestion des droits revenait à l’association communale de chasse agréée (ACCA) et ne reposait pas sur le bon vouloir d’une seule personne.

Le hic, derrière cette banale histoire de clocher, c’est que l’élu en question n’a pas fait mystère qu’il avait voté pour la cession du bois en faveur de l’Andra, alors qu’il était contre deux ans auparavant. Son amour de la chasse lui aurait-il tourné la tête ? Selon les avocats des habitants qui ont lancé le recours, la rapporteure publique du tribunal administratif de Nancy, qui recommande une “annulation totale ou partielle” de la délibération, a estimé que le conflit d’intérêts était constitué pour l’élu chasseur, sans que cet aspect soit suffisant pour justifier à lui seul l’annulation. En tout cas, il faudra déployer une bonne dose de persuasion pour que ce petit monde enterre la hache de guerre lors d’une prochaine battue dans le magnifique domaine de Baudray.

 

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