Le Lanceur

L’impossible lutte contre la fraude au travail détaché

Laurent Wauquiez en visite à l'école centrale de Lyon, le 4 juillet 2016 © Tim Douet

Tandis que Laurent Wauquiez, président de la Région Auvergne-Rhône-Alpes, met en avant “la préférence locale” et la lutte contre “les travailleurs détachés”, l’inspection du travail lutte à armes inégales contre des entreprises locales fraudeuses. Un chemin d’embûches, fait de longues investigations et d’amendes encore limitées face aux centaines de millions d’euros fraudés chaque année.

“La préférence locale, ça flatte les entrepreneurs du coin. Mais les vrais leviers d’action se trouvent à Bruxelles, avec la révision de la directive sur le détachement”, lance Ian Dufour, inspecteur du travail et secrétaire national du syndicat national travail emploi formation professionnelle (Sntefp-CGT), suite aux propos de Laurent Wauquiez.

Le président de la Région Auvergne-Rhône-Alpes a défendu le 4 juillet lors d’une visite d’un chantier près de Lyon la “préférence locale” et la lutte contre “les travailleurs détachés”. Par ailleurs, les entreprises locales peuvent tout à fait embaucher en intérim des salariés détachés, continue Ian Dufour. Elles pourront déclarer à la Région qu’elles n’en emploient pas, mais qui va vérifier ? Seuls l’Urssaf et l’inspection du travail ont accès aujourd’hui aux déclarations de détachement”. Une inspection du travail déjà prise dans une lutte bien inégale avec les entrepreneurs locaux suspectés de frauder. En témoigne ce contrôle d’avril 2016 que nous avons pu suivre.

Où sont les contrats de Pawel, Maciej et Damian ?

Plateau des Minguettes, Vénissieux, banlieue sud de Lyon. L’inspecteur du travail Eric Bayle pénètre sur un vaste chantier de logements collectifs, sur la piste de l’entreprise de charpente locale Georges Maurice*. Celle-ci vient de recruter trois intérimaires polonais et il souhaite vérifier la légalité de leurs conditions d’embauche comme salariés détachés. Le secteur du bâtiment est massivement touché par les magouilles ; en 2015, l’inspection du travail y réalisait les trois quart de ses interventions relatives à la fraude au détachement.

Guidé dans les escaliers de béton par le chef de chantier, enjambant fils électriques et pots de peinture, Eric Bayle rejoint les salariés de l’entreprise visée, au troisième étage d’un des immeubles. “Bonjour. Inspection du travail”. Le chef d’équipe, pull brun et teint mat, découvre un sourire un peu crispé. Un grand bonhomme en salopette d’une quarantaine d’années surgit, des outils à la main. Voilà Pawel Tarach*, l’un des intérimaires que recherche Eric Bayle. Maciej* et Damian*, casquettes, moustache, et cinquantaines bien tassées, travaillent dans une pièce à côté. Tous les trois sont Polonais, la première nationalité de main d’œuvre détachée en France, suivis par les Portugais et les Espagnols. Presque tous ouvriers.

Eric Bayle sort un imprimé traduit : notamment des questions sur l’identité des trois hommes, leurs contrats et leurs certificats A1 -qui prouvent qu’ils sont bien affiliés à la sécurité sociale polonaise et donc que leur employeur, la société d’interim Agent Polska*, y verse bien ses cotisations sociales. Résultat : ils n’ont ni leurs contrats, ni leurs certificats A1. “À l’office, à l’office…” Malgré la situation, les trois hommes se montrent charmants. “En général, ils sont contents de voir l’autorité, explique l’inspecteur du travail. Cela montre qu’ils ne sont pas abandonnés à eux-mêmes, qu’ils peuvent avoir recours à des instances”.

Car les conditions dans lesquels vivent et travaillent les salariés détachés sont souvent scandaleuses et illégales, alliant semaines de 70 heures et conditions indignes d’hébergement. Pour le moment à la recherche des documents manquants, Eric Bayle, responsable de la récente Uracti -unité régionale de contrôle et de lutte contre le travail illégal- reprend le volant en direction des bourgeois Monts d’Or, au nord de Lyon, où est installée l’entreprise de charpente Georges Maurice : “En tant qu’inspecteur de l’Uracti, je peux effectuer des contrôles dans toute la Région”, explique-t-il.

L’Uracti, “force spéciale” ou outil de communication ?

Ils sont neuf en Auvergne-Rhône-Alpes à faire partie de ces “forces spéciales”, créées en 2014 par un décret de la loi Sapin qui réorganise l’inspection du travail. “Son objectif est de lutter contre le travail illégal, et en particulier contre la fraude à la prestation de service internationale -c’est-à-dire la fraude au détachement, explique Philippe Nicolas, le Directeur régional des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte), qui chapeaute notamment l’inspection du travail. De façon générale, nous menons une politique agressive contre ce type de fraude. L’Uracti constitue une des modalités mise en place pour éviter les effets pervers de la construction européenne.”

Les salariés détachés déclarés sont en effet passés de 1 500 en 2000 à 286 000 en 2015, dont plus de la moitié dans le bâtiment et l’interim. Face à cette augmentation et à la fraude qui l’accompagne, l’Uracti semble en effet répondre à un besoin spécifique de contrôle. Ce que module le Sntefp-CGT : C’est de la communication. S’il y avait une vraie volonté politique de lutter contre cette fraude, des outils législatifs performants seraient mis en place, car les lois actuelles permettent de frauder très facilement”analyse Ian Dufour, le secrétaire national. “Il n’y a pas eu de création de postes ; donc oui, il y a davantage de contrôles sur la fraude au détachement, mais cela se fait au détriment d’autres droits sociaux des salariésajoute Alexandra Abadie, inspectrice du travail et syndicaliste CGT. Avant le décret Sapin, nous étions un agent pour 8 000 salariés. Aujourd’hui, nous sommes passés à un pour 10 000 salariés.” 

En cause, une nouvelle hiérarchie qui créée des responsables d’unité moins présents sur le terrain, et des suppressions de postes. Depuis que j’ai été nommé en 2013, j’ai dû supprimer 1,5 % des effectifs de l’inspection du travail”, explique Philippe Nicolas, le Direccte. J’essaie au maximum de protéger le corps des agents de contrôle.” 

Le jeu du chat et de la souris

Retour sur le terrain. Toujours à la recherche des contrats des trois Polonais, l’inspecteur Eric Bayle arrive en milieu de matinée chez l’entreprise de charpente. Les bureaux sont clairs et spacieux, la vue agréable. La secrétaire apporte des cafés, et Eric Bayle attaque l’épluchage méthodique de la comptabilité. Quand il passe aux documents des salariés détachés, il constate que les dates ne collent pas entre les certificats de détachement, les contrats, et les certificats A1 -dont un reste manquant.

“Des discordances de dates, de lieux… Ça peut être un indice. Récemment, c’est ainsi qu’on a découvert une fraude dans une entreprise de revêtement de sol à Lyon qui employait 24 intérimaires polonais. En fait, la boîte d’intérim disposait d’un volant de main d’œuvre qu’elle attribuait à l’un ou l’autre de ses clients en fonction des besoins. Ce qui ne correspond pas du tout aux règles du travail intérimaire.” Une demi-journée de contrôle et pas moins de trois mois d’enquête plus tard, en décembre 2015, l’inspecteur du travail dressait un procès verbal pour travail dissimulé. En mars 2016, le Préfet ordonnait une fermeture administrative d’un mois et le Direccte, de son côté, une amende administrative de 68 000 euros. “La plus grosse qu’on ait mise en Auvergne-Rhône-Alpes depuis qu’on a la possibilité de le faire”, explique Eric Bayle.

Des dates bancales, un certificat A1 manquant. Le jeu du chat et de la souris se termine à Caluire-et-Cuire où vit René Dumont*, le représentant en France de la société d’interim polonaise Agent Polska. Depuis la loi Savary de 2014 visant à lutter contre la concurrence sociale déloyale et l’un de ses décrets, les entreprises qui détachent désignent un représentant qui doit conserver les documents à présenter en cas de contrôle. René Dumont, consultant septuagénaire, devrait donc théoriquement pouvoir renseigner l’inspecteur du travail.

Payer des amendes ou frauder la Sécu ?

L’homme ne disposant pas de bureaux où stocker tous ces papiers, il faut aller chez lui. Mais le consultant refuse d’ouvrir. “Si nous n’avons pas accès aux documents, je pourrais sanctionner avec une amende administrative de 2 000 euros par salariés détachés, explique l’inspecteur. D’autre part, ce représentant doit montrer que l’entreprise polonaise respecte bien le droit du travail français, comme le SMIC ou les limites maximales de temps de travail. Sinon, en plus de l’amende, on suspend la prestation”. L’amende et la suspension viennent compléter depuis peu la palette des outils administratifs contre la fraude. La fermeture préfectorale ou l’exclusion des marchés publics en cas de travail illégal existent en effet déjà depuis plusieurs années, mais restent assez peu utilisées : en 2015 en France, ont été prononcées environ 200 fermetures administratives et… une seule exclusion des marchés publics.

La Direccte préfère communiquer sur les résultats des récentes amendes et suspensions : Depuis mars 2015 et le décret de la loi Savary qui les autorise, en Auvergne-Rhône-Alpes, ce sont presque 350 000 euros redressés auprès d’entreprises étrangères et environ 230 000 pour les françaises. Mais toutes ces sommes n’ont pas encore été recouvrées, explique Philippe Nicolas, le Direccte. Quant aux suspensions de prestation, possibles depuis décembre 2015, j’en ai signé sept au cours du mois dernier.” Au cours des neuf premiers mois de mise en œuvre, le montant français des amendes administratives s’est élevé à environ 1,5 millions d’euros, selon le récent Plan national de lutte contre le travail illégal. Si ces sanctions visent à taper vite et fort, leur poids reste pour le moment limité par rapport aux économies que peuvent réaliser les entreprises fraudeuses au détriment de l’administration fiscale et de la protection sociale.

Pas de chiffres du côté des impôts, par contre selon le rapport 2014 sur l’application des lois de financement de la sécurité sociale de la Cour des comptes, la fraude liée aux 300 000 travailleurs détachés non déclarés (estimation) correspondrait à une perte de recettes sociales de 380 millions d’euros. Et cette estimation ne prend pas en compte les travailleurs détachés indûment placés sous ce statut.

Une agence d’interim polonaise en eaux troubles

Indûment placés sous le statut de détaché, ne serait-ce pas le cas de Pawel, Maciej et Damian ? Au fil de mails salés, le représentant d’Agent Polska finit par envoyer, cahin-caha, les documents demandés. Surveillée au niveau national, l’agence d’interim vient de subir un autre contrôle en Auvergne. Une inspectrice s’est rendue sur un chantier à Lempdes avec deux déclarations de détachement… mais impossible de trouver les deux salariés polonais correspondants. Ils avaient finalement été affectés ailleurs, sans déclaration. Sanction : 8 000 euros d’amende pour l’agence d’interim. Nous sommes des briques dans une enquête de plus grande envergure, explique Eric Bayle. Et les chiffres d’affaires français et polonais que nous n’avons toujours pas reçus sont hautement stratégiques.” Car si l’agence réalisait la plupart de son chiffre d’affaires en France, elle devrait être établie et déclarée en France, et non en Pologne.

La situation actuelle correspondrait alors à une situation de travail dissimulé par dissimulation d’activité et d’emplois salariés : des travailleurs polonais déclarés comme détachés, mais qui auraient dû être déclarés en France. Du travail au noir complexe, avec brouillage, et interminable temps d’enquête. Et si ce travail au noir était bel et bien avéré, pourraient alors s’ensuivre des procès-verbaux à l’entreprise intérimaire et ses clients. Qui, si le procureur de la République le décidait, pourraient ensuite se transformer en procès en justice correctionnelle. “Aujourd’hui, en Auvergne-Rhône-Alpes, notamment à Lyon et Valence, il y a une vraie volonté des procureurs de poursuivre, indique Eric Bayle. Mais les procédures sont longues.”

Quand la justice est douce

De façon générale, il faut savoir que les procès-verbaux de l’inspection du travail ne sont pas vraiment toujours suivis d’effet. Sur ceux de 2008 dont les suites sont connues (car ce n’est pas le cas de 38 % d’entre eux), un quart de classés sans suite, environ 20 % toujours en cours, environ 20 % traités par des peines alternatives… Et seulement 33 % ayant fait l’objet de poursuites. Un bilan a priori assez mitigé. Et si on s’intéresse aux peines prononcées dans le cadre du travail dissimulé, on ne peut que s’étonner de leur clémence. En 2014, l’amende était préférée dans les trois quart des cas, avec des montants qui frôlaient le ridicule : en moyenne environ 1 500 € pour les personnes physiques et un peu moins de 5 000 € pour les personnes morales.

Si la justice pénale n’est pas toujours au rendez-vous, les contrôles des Uracti et les nouvelles sanctions administratives, plus importantes et plus immédiates, décourageront-elles les employeurs malhonnêtes de recourir illégalement à des travailleurs détachés ? Même si par peur, certains clients français commencent à renoncer au détachement, il faudrait selon Eric Bayle conjuguer amende, suspension et champ pénal pour vraiment endiguer le fléau. Quant au niveau législatif, Marianne Thyssen -la commissaire belge à l’emploi et aux affaires sociales- avec le soutien de la France et de l’Allemagne, tente de faire réviser la directive de 1996 sur le détachement pour faire rémunérer au même niveau travailleurs nationaux et détachés. Mais les pays de l’Est s’opposent farouchement à un renforcement de la réglementation. Malgré les annonces de Laurent Wauquiez, il reste encore bien des obstacles sur le chemin des inspecteurs du travail, des législateurs… et des salariés détachés.

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