Le Lanceur

Martine Reicherts : “L’Europe se construit crise après crise, malheureusement pour nous”

Martine Reicherts, Directrice générale Education et Culture de la Commission Européenne.

Témoin directe et particulière des attentats au cœur de Bruxelles, Martine Reicherts est directrice générale Éducation et Culture de la Commission européenne, après avoir été notamment commissaire européenne à la justice. Pour elle, la réponse doit être collective : l’Europe doit aller plus loin. Entretien.

Le Lanceur : Quelques secondes après l’explosion à la station de métro Maelbeek, vous vous trouviez dans cette rue pour vous rendre à la Commission, comment avez-vous vécu cette situation de crise ?

Martine Reicherts : La grande leçon, c’est qu’entre voir des images à la télévision et le vivre en direct, c’est deux univers complètement différents. Ce qui m’a choquée le plus, c’est le sentiment de panique des gens. Il ne m’est rien arrivé, je suis passée au-dessus de la station de métro juste au moment où les gens sortaient. Ils étaient couverts de sang, mais surtout ils étaient hagards. Ils étaient complètement perdus. Cette façon de toucher profondément la peur, c’était vraiment quelque chose que je ne connaissais pas. Les gens étaient paniqués et complètement désorientés. Depuis, il y a une ambiance particulière à la Commission, car nous avons été touchés en plein cœur.

Pour moi, ça ne fait que renforcer ma conviction première qu’on a besoin de plus d’Europe. Peut-être d’une Europe un peu différente, mais la réponse ne peut pas être individuelle. Il faut qu’elle soit collective. Cette réponse doit aussi passer par l’éducation et par la culture, parce que ce n’est que par là qu’on pourra faire que les peuples se parlent. Erasmus, c’est le plus beau programme de l’Union européenne. Celui qui a permis à des générations entières d’apprendre et de connaître l’autre. Quand on connaît l’autre, on ne va pas mettre de bombes. Les valeurs européennes qui sont les nôtres sont basées sur la démocratie et sur l’égalité de chacun, en tout cas dans les droits. Cela a été bafoué dans ces attentats. Je pense que c’est très important que la solidarité revienne au cœur du débat politique et qu’on arrête de chercher des coupables.

Vous êtes directrice générale Éducation et Culture de la Commission européenne. Quelle politique est mise en place pour tenter d’endiguer l’embrigadement djihadiste des Européens ?

Nous sommes en train de travailler sur deux axes. Le premier est de déterminer comment utiliser l’éducation et la culture dans les écoles en Europe, sans discrimination de race et de nationalité, de façon qu’il y ait des programmes spécialisés qui soient développés sur des bases d’échanges entre États membres, pour voir ce qui marche et ce qui ne marche pas. Il y a manifestement un problème d’intégration de gens qui sont déjà là. C’est un premier volet qu’on ne fait pas seulement à travers l’éducation, mais aussi à travers la culture et le sport. Dans le cadre du programme Erasmus, sur les 14 milliards d’euros de budget sur 7 ans, nous avons identifié 13 millions d’euros qui vont être spécialement alloués à des projets qui travaillent sur l’intégration des jeunes en général, sans qu’on les identifie clairement, car évidemment on ne sait pas exactement lesquels on doit intégrer.

Le deuxième volet est en gestation : nous réfléchissons à un système d’éducation dans les camps de réfugiés à l’extérieur de l’Union européenne, par exemple en Turquie ou en Jordanie. De façon que, si ces personnes viennent en Europe, elles aient un minimum de bases sociologiques et éthiques de notre société. On a commencé à réfléchir à cela dans le contexte post-Charlie. Il convient de rappeler que l’éducation n’est pas une compétence exclusive de l’Union européenne. Ce sont des programmes que l’on mène en collaboration avec les États membres.

Ce n’est pas Schengen le problème. Ce n’est pas en rétablissant le contrôle des cartes d’identité aux frontières qu’on trouvera les gens concernés qui ont, de toute façon, de faux papiers”

On voit surgir des discours politiques de plus en plus radicaux dans les pays européens face à la crise migratoire et économique de l’Europe. Cette valeur de solidarité peut-elle rassembler l’Europe politique ?

Je pense aussi notamment à la dimension de la justice. Il y a un espace de justice censé marcher, mais on peut voir pour l’instant que des fichiers informatiques ne sont pas suffisamment interconnectés. Ils ne le sont pas au niveau de l’Europe, mais ils ne le sont pas forcément non plus au sein des différents États membres. Ces fichiers du ministère de l’Intérieur et ces fichiers du ministère de la Justice ne sont pas compatibles dans beaucoup d’États. Chaque pays a un travail à faire là-dessus pour ensuite le faire au niveau collectif.

N’est-ce pas empiéter sur l’indépendance de la justice par rapport au ministère de l’Intérieur ?

Il y a des garde-fous à mettre en place. Il y a une directive européenne sur la protection des données : il n’est évidemment pas question d’utiliser les données personnelles des gens à des fins qui ne seraient pas liées à un mandat de perquisition ou à des choses comme ça. Mais il y a des choix à faire. Dans un certain nombre d’État membres, c’est déjà le cas et ce sont des pays démocratiques. Moi qui suis luxembourgeoise, au Luxembourg les fichiers sont interconnectés et je sais que la protection de la vie privée est quand même assurée. Il y a des protections démocratiques à mettre en place. Mais on voit bien que si les différents systèmes antiterroristes ne se parlent pas, on arrive à des situations où des individus se promènent d’un pays à l’autre.

Ce n’est pas Schengen le problème. Ce n’est pas en rétablissant le contrôle des cartes d’identité aux frontières qu’on trouvera les gens concernés qui ont, de toute façon, de faux papiers. Par contre, que l’on réussisse à les identifier quand ils rentrent dans un territoire et à les suivre ensuite dans leurs déplacements, c’est tout à fait autre chose. Et cela implique peut-être une Europe qui va plus loin que celle que nous avons à l’heure actuelle.

Nous ne sommes pas dans des États de non-droit, quels que soient les pays européens”

Vous parlez de la protection des données personnelles, on sait que le recrutement et la propagande djihadiste se déroulent notamment sur Internet. Le Patriot Act mis en place aux États-Unis après le 11 Septembre a finalement nourri le scandale de la NSA révélé par Edward Snowden. Comment éviter un schéma similaire en Europe quand on voit notamment émerger de nombreuses lois, comme la loi renseignement en France ?

C’est là qu’il y a un équilibre à trouver. Il y a des propositions sur la table dans ce sens. Nous vivons dans un système en Europe dans lequel la protection de la vie privée est vraiment une donnée fondamentale, une valeur essentielle. Il faut absolument la sauvegarder. Mais on peut très bien mettre en place – et c’est prévu par les textes à l’heure actuelle – des systèmes de contrôle et de sauvegarde qui sont compatibles avec le principe même de la démocratie. Il faut déterminer qui peut avoir accès aux fichiers et aussi déterminer que les citoyens doivent pouvoir savoir ce qu’il y a dans ces fichiers et y avoir accès si nécessaire. Tout ça est écrit. Il ne s’agit pas de diaboliser les échanges informatiques, il s’agit d’en faire usage à bon escient. Ce sont les abus qui sont terribles, dans un sens comme dans l’autre.

Évidemment que les juges doivent garder le contrôle, que les magistrats doivent donner des commissions rogatoires, tout ça est prévu, comme le mandat d’arrêt européen qui permettra aux Français l’extradition de gars qui pour l’instant sont dans une prison à Bruges en Belgique. Il y a des outils de ce type pour lesquels les autorités judiciaires d’un État à l’autre se font confiance. C’est vrai que cela reste parfois difficile en matière judiciaire et en matière antiterroriste. Peut-être que cette crise permettra d’aller un pas plus loin. Ça va être aux politiques de le décider puisque, aujourd’hui même, il y a un conseil extraordinaire des ministres de la Justice.

Après l’arrestation de Salah Abdeslam, son avocat avait déclaré qu’il refuserait son extradition, d’abord contrée par un mandat européen puis remise en cause aujourd’hui. L’idée d’une Cour européenne de justice pour condamner les actes terroristes sur le sol européen pourrait-elle être envisagée ?

Il va falloir attendre ce qu’il va sortir de la réunion d’aujourd’hui, moi je ne suis plus responsable de ce dossier donc je ne peux pas répondre à cette question. Mais je ne pense pas qu’il faille aller aussi loin. Je pense que les systèmes juridiques traditionnels en Europe sont des systèmes sûrs. Nous ne sommes pas dans des États de non-droit, quels que soient les pays. Donc je ne suis pas sûre qu’il faille aller aussi loin, mais bon, à terme, c’est à réfléchir. L’Europe se construit crise après crise, malheureusement pour nous. Il n’y a au niveau européen qu’une cour de justice, qui ne traite pas des affaires de droit civil et de droit pénal. Ce sont des compétences qui relèvent des États membres, avec un système très compliqué de répartition des compétences au niveau territorial. Aujourd’hui, en pénal, le jugement pour les attentats dépend du lieu où ils ont été perpétrés. Les avocats jouent la procédure, c’est leur rôle d’avocat. Mais, à un moment où un autre, Salah Abdeslam arrivera en France.

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