Le Lanceur

Paul François contre Monsanto : “Je continuerai à dénoncer ce crime industriel”

Des enterrements d’agriculteurs, il n’en a que trop connu. Lui-même a frôlé la mort dans ses champs. Paul François, un agriculteur de Bernac, en Charente, est aujourd’hui le fer de lance de la lutte contre les pesticides. Et contre Monsanto. C’est en 2004 que sa vie bascule, après une intoxication aiguë au Lasso, un herbicide désormais interdit. Souffrant de graves séquelles, il se lance dans une bataille juridique inégale face au fabricant, le géant américain de l’agrochimie. Droit dans ses bottes, Paul François crée l’association Phyto-victimes et milite jusque dans les commissions européennes. Le 10 septembre dernier, au bout de neuf ans, la cour d’appel de Lyon a reconnu la responsabilité de Monsanto. Une condamnation historique. En attendant la décision de la Cour de cassation, Paul François s’est confié au Lanceur.

 

Le Lanceur : Vous considérez-vous comme un lanceur d’alerte ?

Paul François : Non, non. (Hésitant) Enfin, oui. Au début, on ne se rend pas compte de l’impact de son action. C’est complètement fou d’avoir attaqué Monsanto. Je ne le referais pas. La stratégie des avocats a été de plus en plus violente, entre la première décision et la procédure en appel. C’est de la déstabilisation en permanence. Ils disaient qu’il n’y avait pas de preuve que mon intoxication ait eu lieu. Chez moi, j’ai reçu la visite des huissiers. Ils font en sorte que vous ne les oubliiez pas… À plusieurs reprises, Monsanto a même diligenté un huissier pour écouter mes interventions lors de débats où j’étais invité. Si j’avais le malheur de me tromper dans une date, ils disaient “vous voyez bien qu’il ment”. Plusieurs fois, j’ai voulu arrêter. Et puis, il y a la pression financière du procès, j’ai déboursé plus de 30 000 euros et il faut que je trouve encore 6 000 euros pour la Cour de cassation. La pression morale aussi est insupportable. Ma vie privée a été épluchée.

Avant que vous ne révéliez le danger de ce produit de Monsanto, étiez-vous conscient de la situation alarmante de l’usage des pesticides et des herbicides ?

Non, j’étais dans un profil d’agriculture intensive, avec une monoculture de maïs et une culture intensive de blé et colza. Mon exploitation est passée à plus de 200 hectares au début des années 1990. J’avais totalement confiance en cette chimie. J’ai été formaté et je ne me posais même pas la question d’une alternative. C’est à la fin des années 1990 que cette chimie commençait à nous poser des problèmes. Trop de chimie tue les sols. On avait des rendements qui stagnaient et les herbes devenaient résistantes. Il a fallu mon intoxication pour que je réalise l’impact sanitaire et environnemental.

Le 27 avril 2004, vous avez un accident avec un herbicide puissant, le Lasso, fabriqué par la multinationale américaine Monsanto. Quelles ont été les conséquences ?

Je vérifiais une cuve en pensant qu’elle était vide, mais elle ne l’était pas tout à fait. En l’ouvrant, j’ai inhalé un gaz, un mélange d’alachlore et de monochlorobenzène qui avait chauffé. C’était du Lasso. J’ai compris que quelque chose n’allait pas. Je suis rentré prendre une douche en prévenant ma femme, Sylvie, qui est infirmière. J’ai passé plusieurs jours dans le coma et j’ai eu une amnésie. Quand j’ai repris mes esprits, je bégayais. J’étais sous assistance respiratoire et je crachais du sang. Au bout de quelques semaines, j’ai repris le travail mais j’avais toujours des problèmes d’élocution et de vertiges. J’étais irritable et fatigué. Je maigrissais à vue d’œil. En octobre, j’ai eu un moment d’absence au volant de ma moissonneuse-batteuse et j’ai traversé le chemin à la fin de mon champ, sans m’en rendre compte… Le lendemain de mes 40 ans, j’ai eu une crise violente et j’ai été transféré à l’hôpital de Poitiers. Je ne suis rentré chez moi qu’en avril 2005. On ne trouvait rien d’anormal dans mes analyses au début. Dès le départ, on a essayé de me faire croire que c’était le surmenage et un état dépressif, puis un état épileptique. J’ai joué le jeu et j’ai vu un psychiatre, mais ce n’était pas ça. J’ai été transféré à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris. Mon pronostic vital a été engagé plusieurs fois. Après mon accident, le produit a été reclassé en dangerosité et il a été retiré du marché en 2007.

Saviez-vous à ce moment-là que cet herbicide était interdit dans d’autre pays, au Canada, en Belgique et au Royaume-Uni ?

En aucun cas. Je m’en méfiais techniquement, parce que mes joints de pulvérisateur ne l’aimaient pas. Mais c’était un désherbant très efficace. Et le rapport qualité/prix était intéressant. Jusqu’au jour de l’intoxication…

Comment avez-vous prouvé que ce produit était aussi dangereux pour la santé ?

Lorsque j’étais à l’hôpital, mes frères et sœurs, ma femme ont commencé à enquêter. Eux avaient compris que c’était le Lasso. Ils ont pris contact avec le célèbre toxicologue du CNRS André Picot. Quand ils lui ont parlé de la composition du produit, André Picot a fait le lien avec une intoxication au monochlorobenzène. Ma famille a fait analyser le produit dans un laboratoire reconnu par la cour d’appel de Paris : 43 % d’alachlore et 50 % de monochlorobenzène hautement toxique. Quand André Picot a vu ça, il était très surpris que les agriculteurs manipulent un produit aussi concentré. Et là, ça a commencé à déranger tout le monde.

Une fois que vous avez identifié la composition du produit, comment vous a-t-on désintoxiqué ?

Ah ! André Picot avait une solution… C’était l’année où le président ukrainien Viktor Iouchtchenko avait été empoisonné à la dioxine. André Picot avait été appelé comme spécialiste et il a conseillé une thérapie au médecin . Il a ensuite révélé à ma famille qu’il y avait un traitement expérimental à base d’algues pour évacuer la dioxine du corps de Viktor Iouchtchenko. Et il était persuadé que ça pouvait marcher aussi sur moi et sur les molécules de monochlorobenzène. Alors je suis rentré à la maison et on a commencé ce traitement. C’était vraiment romanesque ! Finalement, les grosses crises sont passées.

Durant cette longue phase d’hospitalisations et de traitements, avez-vous eu des contacts avec Monsanto ?

C’est ma femme qui a contacté Monsanto, pour savoir si un antipoison existait. Ils lui ont répondu qu’il n’y avait jamais eu de problème auparavant. Un ami juriste a aussi pris contact avec Monsanto aux États-Unis. Il a alors été mis en relation avec le docteur Goldstein, un médecin de Monsanto. Au bout de quelques entretiens téléphoniques, le docteur Goldstein lui a dit que la société Monsanto serait là si ça finissait mal pour moi, qu’on pourrait s’arranger. La proposition n’a jamais été vraiment directe, mais on peut tout supposer.

Et comment ont réagi vos proches ?

Ma femme s’est mise en colère. Un jour, elle a été appelée d’urgence à la Salpêtrière. Les médecins ne savaient pas si je passerais la nuit. Le représentant France de Monsanto l’a appelée au même moment et il a répété à ma femme que la société pourrait l’aider en cas de malheur. Sylvie leur a répondu : “Je ne vous demande pas de payer l’enterrement mais de trouver une solution !” Depuis ce jour-là, on s’est dit que leur réaction était étrange. Sur Internet, un de mes frères a tapé le nom de mon médecin du centre d’information toxicologique de l’hôpital Fernand-Widal, et on s’est rendu compte qu’il avait été invité à un colloque de Monsanto à St Louis, le siège de la firme aux États-Unis. Là, on a eu des doutes sur ce médecin qui prétendait que le problème était plutôt psychiatrique.

Qu’est-ce qui vous a motivés à attaquer Monsanto ensuite ?

J’ai rencontré Henri Pézerat, qui était un célèbre toxicologue du CNRS et le lanceur d’alerte sur les dangers de l’amiante. Il m’a présenté un cabinet d’avocats spécialisés. Puis, un jour, j’ai reçu un courrier recommandé. Monsanto m’a demandé mon dossier médical. La suspicion était de plus en plus forte. Alors j’ai décidé de les attaquer avec mon avocat, maître Lafforgue. Il fallait que je le fasse avant avril 2007 car il y avait un délai de prescription de trois ans. Ensuite, on a obtenu la reconnaissance de l’intoxication en maladie professionnelle, et on a dénoncé les premiers experts incompétents. On a obtenu une condamnation de la Mutualité sociale agricole en 2009, par le tribunal des affaires sociales d’Angoulême. Cette décision indique enfin que c’est le Lasso qui m’a empoisonné. Et ça a été confirmé une deuxième fois par la cour d’appel de Bordeaux en 2010.

C’est la rencontre avec Henri Pézerat qui a été déterminante ?

Oui, il a prouvé scientifiquement le mécanisme de mon empoisonnement. Quand Henri Pézerat a vu mon dossier, il m’a dit que les pesticides seraient un scandale plus important que celui de l’amiante. Quand on croise un homme comme Henri Pézerat et sa compagne, la sociologue Annie Thébaud-Mony, qui ont mis leur savoir, leurs compétences et leur temps au service de l’homme et non des multinationales, on ne peut qu’agir dans ce sens. Après ce qu’Henri et Annie ont fait pour moi, j’ai le devoir de continuer. On cache la toxicité et on continue d’empoisonner. Dormez, braves gens, tout va bien ! Sans me comparer à eux, je continuerai à dénoncer ce crime industriel.

Le monde agricole vous a-t-il soutenu dans cette lutte ?

Pas du tout. C’est pour ça qu’on a créé l’association Phytovictimes. Dans le milieu, il y a dix ans, il fallait être fou furieux pour accuser les pesticides de causer des cancers ou des maladies. On se faisait regarder de travers parce qu’on crachait dans la soupe ! Mais, à force de se retrouver aux enterrements de nos amis agriculteurs qui ont eu des pathologies similaires, ils commencent à se poser des questions. C’est bien de se poser des questions. Les agriculteurs de ma génération sont ceux qui ont utilisé le plus de produits toxiques, à forte fréquence, donc c’est notre génération qui va être le plus impactée.

Comment alertez-vous les agriculteurs aujourd’hui ?

C’est un acte citoyen d’alerter les agriculteurs, avec notre association Phytovictimes et par les médias. On s’appuie beaucoup sur le documentaire La mort est dans le pré, d’Éric Guéret. Depuis notre victoire contre Monsanto, les familles des agriculteurs nous contactent plus. Les femmes ont lu nos témoignages et nous alertent aujourd’hui sur la santé de leur mari. Les langues commencent à se délier. Depuis que je suis passé à l’émission de Cash investigation sur les pesticides en février, ça change aussi. Ils commencent à comprendre qu’on est les premières victimes et que les firmes vont continuer à faire des bénéfices sur notre santé. Et pourtant, je vous dis ça, mais on n’est pas des anticapitalistes, on est des patrons !

Alors que les agriculteurs sont en pleine détresse, à couteaux tirés avec le Gouvernement, arrivez-vous à vous faire entendre politiquement ?

Oui, notre association a grandi très vite. On a été invité au Parlement européen et on fait partie d’une commission sur la santé au travail au ministère de l’Agriculture, même si on sent que le ministère est embarrassé par le dossier des pesticides. Le problème dépasse la France et l’Europe. Je suis invité au Canada pour des conférences en février par exemple.

Que demandez-vous aujourd’hui ?

Il faut faire une vraie évaluation des produits par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), avec qui on travaille. Mais il est complètement irréaliste de penser que cela s’arrêtera du jour au lendemain. Je demande qu’on élimine les produits plus dangereux et que les maladies des agriculteurs soient inscrites au tableau des maladies professionnelles. À Phytovictimes, on a 200 dossiers entre les mains et on voit les mêmes maladies : Parkinson, myélomes, cancers de la vessie et de la prostate, cancers du pancréas. Dans dix ans, on aura toutes les études et on verra l’hécatombe dans le monde agricole.

Vous avez un rendez-vous au Sénat. Avant que l’on ne se quitte, qu’avez-vous sur votre veste en tweed gris ?

Ah, c’est la légion d’honneur ! Je ne voulais pas être récupéré politiquement, alors c’est Nicolas Hulot qui me l’a remise !

 

* Contacté par Le Lanceur, le service communication de Monsanto n’a pas répondu à nos questions.

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