Le Lanceur

Philippe Fontfrède, l’homme qui voulait récupérer les milliards des télécoms

Tandis qu’il alerte depuis des années les parlementaires et le ministère de l’Économie à propos des 3,8 milliards d’euros octroyés par l’État au groupe Vivendi entre 2004 et 2011, Philippe Fontfrède est en situation précaire depuis décembre du fait de la Sécurité sociale.

Il est un caillou dans les chaussures cirées des services de Bercy et du groupe Vivendi. Lanceur d’alerte ? Certainement. Mais, comme d’autres, il n’entre pas “dans le cadre” de la loi concoctée par l’ex-ministre des Finances Michel Sapin. Asphyxié par la Sécurité sociale depuis plusieurs mois, il se demande pourtant comment s’en sortir pour payer son loyer. Philippe Fontfrède, 56 ans, a claqué la porte du monde des télécoms il y a plusieurs années. Il n’a pas raccroché pour autant et s’attelle toujours, “petitement, à défendre ou à faire défendre des distributeurs, petits patrons de PME, pour qu’ils ne soient pas massacrés, et le mot est faible, par des opérateurs, leurs donneurs d’ordres, qui sont majoritairement SFR, Bouygues et Orange”. Il est aussi l’homme dont les questions sur un cadeau fiscal de 4 milliards d’euros dérangent autant l’un des plus grands groupes de divertissement au monde, Vivendi, qu’au sein des couloirs feutrés de Bercy ou de l’Assemblée nationale.

“Le seul emmerdeur qui a fait le boulot de député”

En 2004, le ministre du Budget, un certain Nicolas Sarkozy, fait un cadeau fiscal à son copain de jeu, Jean-René Fourtou, l’ancien patron de Vivendi. Mais personne n’est allé vérifier si, derrière, l’engagement était respecté, note Philippe Fontfrède. Chaque année, en France, il y a entre 60 et 80 milliards d’euros d’optimisation fiscale des très grandes entreprises. Moi, je me suis fixé sur ces 4 milliards-là.” Contrairement au CICE du quinquennat Hollande, qui accordait 40 milliards d’euros de réduction d’impôt aux grandes entreprises sans contrepartie de création d’emplois, le “bénéfice mondial consolidé” (BCM) dont a bénéficié Vivendi entre 2004 et 2011 engageait le groupe à créer “2.100 nouveaux emplois en CDI”, affirme Philippe Fonfrède, qui consulte régulièrement les bilans du groupe et a appris à lire entre les lignes : L‘épine dans leur pied est qu’ils ont signé un engagement qu’ils n’ont pas respecté. Le seul emmerdeur qui a fait le boulot de député, c’est moi.” Après avoir alerté et bombardé de mails les parlementaires, à la fin de l’année 2007, l’ancien administrateur de la plus grosse fédération de télécoms en France, la Ficome, commence à publier des articles sur son blog pour soulever la question du non-respect de la contrepartie du contrat par Vivendi SFR. En 2011, Philippe Fontfrède reçoit 350 pages d’assignation en justice. Le groupe l’attaque pour tenter de faire fermer son blog.

Quatre ans et demi de combat judiciaire

Resté sur le carreau après la fermeture par Neuf Télécom (aujourd’hui SFR) de son entreprise, il “pressentait déjà une casse sociale assez rapide” en tant qu’administrateur à la Ficome. À l’époque, je voyais déjà qu’il y avait des contrats de distribution qui étaient effectués de telle manière qu’ils étaient systématiquement à l’avantage des donneurs d’ordres. Lorsqu’un opérateur dit à une petite boutique de quartier de discuter avec SFR, Bouygues ou Orange, ces derniers peuvent ensuite, du jour au lendemain, mettre fin au contrat de distribution. Le patron de PME se retrouve alors avec des commerciaux et des investissements, mais il ne peut plus rien vendre dans sa boutique, retrace-t-il. J’ai vu des histoires de vie qui sont dramatiques. La mienne n’est pas simple, mais j’ai vu des gens que ces gens-là se permettent de massacrer quand bon leur semble. Et quand on voit la facilité avec laquelle le monde politique tourne la tête…” Entre 2011 et 2015, la guérilla judiciaire bat son plein : il faudra 22 audiences au tribunal pour que Vivendi soit débouté et que le blog de Philippe Fontfrède ne soit pas fermé. Il gagne définitivement en juillet 2015. “Quelque part, heureusement que SFR m’avait pillé et ruiné en faisant fermer ma boîte en 2006, car je suis à l’aide juridictionnelle totale. Mais j’ai quand même perdu quatre ans et demi de ma vie. Il faut imaginer une audience dans un tribunal face à ce genre de groupe : c’est un jeu violent et pernicieux”, raconte-t-il, après nous avoir confié les ravages que son combat a provoqués au sein de sa famille.

4 milliards pour supprimer plus de 7 000 emplois ?

À l’automne 2013, Philippe Fontfrède a lancé une pétition en ligne dans laquelle il détaille ses recherches : “Vivendi n’a consacré que 0,5% des 4 milliards d’euros à la création d’emplois” . Il n’aura plus d’attaque en justice de la part du groupe. “Mathématiquement, 2.100 emplois pour 3,8 milliards d’euros, ça ne tient pas la route, d’autant qu’ils n’ont pas créé mais détruit 7.033 emplois.” Philippe Fontfrède, suivi par de nombreux anciens patrons de PME qui ont travaillé pour les grands opérateurs, se heurte cependant à des échanges stériles avec le ministère de l’Économie et des Finances, y compris Emmanuel Macron. “J’ai compris il y a très longtemps, dit-il, que c’est un sujet qui dérange tout le monde. Je voulais qu’il y ait une enquête parlementaire, mais il y a longtemps que j’ai compris qu’elle ne se ferait pas. Malheureusement, il y a des intérêts qui me dépassent.” En 2014, un reportage de France 3 souligne les éléments qu’il tente de faire vérifier depuis plusieurs années, à l’occasion d’un sujet sur le CICE.

À force de scruter les bilans de Vivendi, Philippe Fontfrède apprend qu’un contrôle fiscal a finalement été déclenché à la fin de l’année 2015. Avec L’Art de la guerre de Sun Tze comme livre de chevet, il fait preuve de patience et frappe à toutes les portes, allant jusqu’à interroger le vice-président de la Commission européenne pour savoir dans quelle mesure un État peut accorder un avantage fiscal à un groupe privé. “L’Europe ne pouvait pas répondre là-dessus, puisque ce type de décision est du ressort de chaque pays membre”, indique-t-il aujourd’hui. Mais une autre question l’interpelle : “Que pourraient dire Bouygues ou Orange sur le fait que l’État aurait pu, quelque part, faire une subvention déguisée pour le rachat d’un concurrent ? Combien Cegetel a-t-il été racheté par Vivendi ? Je crois qu’on ne tombe pas loin de 3,8 milliards. Donc, la question se pose…” Et Philippe Fontfrède est prêt à apporter des éléments à la commissaire européenne à la concurrence, la Danoise Margrethe Vestager.

Accablé par la Sécurité sociale

Sans emploi après avoir quitté la téléphonie, Philippe Fontfrède a dû prendre des petits boulots pour remonter la pente. “Dans un de ces petits boulots de manutention que j‘ai faits pendant plusieurs années, j’ai eu un grave accident de travail”, raconte-t-il. Blessé au poignet, il est arrêté et doit se faire opérer. Quelques jours avant son opération, un médecin de la Sécurité sociale lui annonce sa guérison, donc la fin de ses droits. “Depuis le 19 décembre 2016, je me trouve dans une situation de non-droit la plus totale. Heureusement que je ne raisonne pas comme certains voudraient que je le fasse, en faisant le lien entre les coups de pied que je mets dans les fourmilières et ce qu’il m’arrive à titre personnel, car la Sécurité sociale, ce n’est qu’un exemple”, confie-t-il. Dans les prochains jours, Philippe Fontfrède prévoit de déposer un référé contre la Sécurité sociale. Ironie du sort, il y a quelques mois, la ministre de la Santé Marisol Touraine affirmait que la somme manquant à la Sécurité sociale s’élevait à 4 ou 5 milliards d’euros, soit l’équivalent du cadeau fiscal accordé entre 2004 et 2011 au groupe Vivendi, récemment classé en tête du CAC 40.

 

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