Le Lanceur

Pourquoi il ne faut pas se réjouir de la baisse du prix du pétrole

Paul Lowry/Flickr, CC BY

Isabelle Chaboud, professeur d’analyse financière, d’audit et de risk management à l’école de management de Grenoble, pointe les conséquences “catastrophiques” de la chute du cours du baril de pétrole.

 

Le Lanceur : Vous expliquez dans votre article que tous les éléments ou presque sont propices à un prix du baril aussi bas. La levée des sanctions contre l’Iran va-t-elle encore amplifier le phénomène ?

Isabelle Chaboud : L’Iran va tout faire pour inonder le marché avec ce qu’ils ont. Beaucoup de gens pensent que cette arrivée a été anticipée, mais il peut y avoir un impact. La Banque mondiale a laissé entendre que ça engendrerait une baisse de près de 10 dollars du cours du baril de pétrole.

Quelles sont les conséquences, au niveau mondial, d’un cours du pétrole si bas ?

Je pense que c’est catastrophique. Les économies sont fragilisées, les pays vont s’endetter, les gens perdent leur emploi. On a tendance à analyser le cours du pétrole par la petite lorgnette du consommateur français à la pompe, mais les conséquences peuvent être dramatiques.

Quels sont les pays les plus touchés ?

Tous les pays monodépendants, pour lesquels le pétrole représente une grosse part des exportations. Au Kazakhstan, ils ont tout misé là-dessus. La Russie est extrêmement touchée, même si Poutine a tout fait pour minimiser la situation. En Norvège, c’est l’immobilier qui a chuté. L’Arabie saoudite, dont les exportations de pétrole représentent 90 % des revenus du royaume, a mis de l’argent de côté, a des réserves, mais a connu un déficit budgétaire de 89 milliards de dollars l’an dernier. Ils sont obligés de prendre des mesures radicales.

Quelles sont les conséquences de cette situation en France ?

Total, le plus gros groupe pétrolier, a dû réduire ses investissements en matière d’exploration et l’endettement a augmenté. D’autres ont été obligés de licencier pas mal de monde. Et quand l’industrie pétrolière ne va pas bien, ça touche aussi les sous-traitants. Il y a des plans de licenciement partout.

Est-ce que cela peut déstabiliser encore plus le Proche et le Moyen-Orient ?

L’Arabie saoudite pourrait perdre un certain poids, mais peut-être que certains pays vont avoir plus de pouvoir. A commencer par l’Iran, parce qu’ils étaient complètement sortis de la scène internationale. Je pense vraiment qu’une redistribution des pouvoirs politiques est à prévoir.

Pourquoi les pays producteurs ne se mettent pas d’accord pour provoquer une hausse du cours du pétrole, notamment en réduisant la production ?

L’Arabie saoudite ne veut pas baisser les quotas pour ne pas perdre de parts de marché, notamment au profit de l’Iran, avec qui les relations diplomatiques ont été interrompues début janvier après l’exécution du cheikh al-Nimr. L’Arabie saoudite voulait aussi que les sociétés américaines qui avaient investi dans le schiste, qui coûte désormais trop cher par rapport au pétrole, déposent le bilan pour écarter un certain nombre d’acteurs. Ce sont des luttes de pouvoir et la question est de savoir qui va pouvoir tenir le plus longtemps.

Combien de temps peut durer cette situation ?

Dans les six prochains mois, les différents indicateurs laissent penser que ça peut se maintenir. Tout dépend de la possibilité d’un accord entre les pays de l’Opep, entre la Russie et l’Arabie saoudite. Ça ne peut pas être durable, les conséquences sur les populations sont trop importantes. Tout le monde devra faire des compromis pour que le prix remonte, sinon les dommages seront très longs à surmonter.

Ci-dessous, Le Lanceur republie l’article d’Isabelle Chaboud, tiré du site The Conversation.


 

Le pétrole sous la barre des 30 dollars… voire des 20 dollars en 2016 ?

Isabelle Chaboud, Grenoble Ecole de Management

Au 12 janvier 2016, le baril de brent est passé sous la barre des 32 dollars et la tendance baissière pourrait bien perdurer. Quels sont les principaux facteurs laissant présager une poursuite de la chute du pétrole ? Quels sont les nouveaux enjeux géopolitiques et économiques qui en découlent ?

Une offre toujours surabondante

Tous les pays producteurs de pétrole ont continué à produire. La production américaine est encore en hausse de 17 000 barils par jour. Les stocks d’essence et de produits distillés sont au plus haut dans de nombreux pays. L’Organisation des pays producteurs de pétrole (OPEP) refuse toujours de réduire le quota de production de 30 millions de barils par jour. Pour beaucoup, cette décision est largement imputable à l’Arabie Saoudite qui souhaite conserver sa part de marché et limiter le développement du pétrole de schiste américain. L’arrêt des relations diplomatiques avec l’Iran de ces derniers jours compromet la possibilité d’un accord à court terme sur une réduction des volumes de production. Avec les nouvelles technologies de pointe, il est possible d’extraire plus de pétrole en moins de temps et à des profondeurs inaccessibles il y a encore quelques années.

Une demande plombée par la Chine

Pour autant, la demande n’augmente plus aussi vite qu’espéré, tirée vers le bas par le ralentissement de la croissance en Chine. Et la plupart des indicateurs de la deuxième puissance mondiale sont inquiétants. Selon Reuters, “l’activité dans le secteur manufacturier chinois s’est contractée davantage en novembre pour tomber à un creux de plus de trois ans”. Elle s’est encore contractée en décembre pour le dixième mois consécutif. La nouvelle dévaluation du yen le 7 janvier rend les achats de pétrole plus chers et limite encore la demande. L’effondrement des bourses chinoises entretient les craintes. Le 11 janvier, l’indice Shanghai Composite reculait encore de 5 % soit plus de 20 % sur les deux dernières semaines et une chute de 40 % depuis juin 2015.

La baisse prolongée du pétrole entraîne une modification de toute l’économie. Enfin, des températures clémentes et prolongées pour un début d’hiver dans la plupart des pays d’Europe, en Russie où il faisait 10 °C à Moscou le 22 décembre et aux États-Unis avec 22 °C à New York juste avant Noël – période généralement très froide – auront également eu un impact (néanmoins minime) sur la consommation d’énergie et de fuel notamment.

De nouveaux enjeux géopolitiques

Pour ne citer qu’un exemple de poids, nous choisirons celui de l’Iran. L’arrivée annoncée de l’Iran sur le marché international suite à l’accord sur le nucléaire signé en juillet 2015 risque de tirer encore les prix du pétrole vers le bas. D’après un rapport de la Banque Mondiale, le surplus lié au pétrole iranien devrait entraîner une baisse des cours de près de dix dollars le baril. Le pays attend avec impatience l’Implementation Day, date à laquelle l’Iran sera autorisé à réaliser des échanges économiques avec les autres pays et où les transferts interbancaires internationaux seront rétablis. En attendant, l’Iran se prépare et a annoncé en novembre que sa production journalière de 2,8 millions de barils serait augmentée d’un demi-million de barils par jour dès début 2016 puis d’un million de barils supplémentaires par jour à partir de mars 2016.

Selon le site Les clés du Moyen-Orient, “l’Iran se classe au deuxième rang des pays de l’OPEP, derrière l’Arabie saoudite et les réserves du pays en pétrole brut sont estimées à 132 milliards de barils, ce qui le place également au deuxième rang des pays membres de l’OPEP”. Autant dire que le retour l’Iran risque de transformer la distribution des cartes. De plus, l’arrêt des relations diplomatiques entre l’Arabie Saoudite et l’Iran suite à l’exécution par l’Arabie Saoudite de 47 prisonniers dont Nimr al-Nimr, opposant au régime sunnite et très écouté des Iraniens, laisse penser qu’aucun des deux pays ne voudra réduire sa production voire fera même son possible pour accroître sa part de marché aux dépens de l’autre.

Des conséquences économiques lourdes

Touchés par la baisse des cours de l’or noir de plus de 60 % depuis 2014, les pays producteurs et gros exportateurs de pétrole souffrent. Le Venezuela est au bord de la faillite. La Russie est fortement touchée par la chute des cours du pétrole dont les recettes représentent la moitié du budget et 40 % des exportations. Selon Reuters, “avec un baril de pétrole aux alentours de 30 dollars, les coffres de l’État russe se videraient en tout juste un an”. Le Kazakhstan, la plus large économie d’Asie centrale, a vu sa monnaie, le tenge kazakh, perdre un quart de sa valeur en août 2015. Le Fonds national de la République du Kazakhstan (alimenté par les recettes du pétrole), censé gérer le développement des infrastructures et les investissements industriels, disposait d’actifs évalués à 77 milliards de dollars en août 2014, mais voit ses réserves diminuer à grande vitesse. Selon le Wall Street Journal, les actifs du Fonds kazakh ne sont plus évalués qu’à 64 milliards de dollars en janvier 2016 et il pourrait se retrouver à court d’argent d’ici six à sept ans compte tenu des dépenses conséquentes toujours opérées par l’État.

La Norvège est également frappée de plein fouet, les prix de l’immobilier ne cessent de chuter. Statoil, la compagnie pétrolière norvégienne, avait déjà licencié 20 000 personnes. Sachant que le secteur pétrolier emploie un Norvégien sur neuf, la Norvège risque de voir son taux de chômage augmenter encore. La Norvège, qui maîtrise des technologies de pointe, doit trouver un moyen de les exporter à l’étranger voire les transférer à d’autres industries.

Des réformes de grande ampleur

La liste des pays concernés est encore longue et tous doivent prendre des mesures urgentes pour ne pas se retrouver à court de liquidités voire en faillite. Ainsi, l’Arabie saoudite, dont les exportations représentent 90 % des recettes du royaume, lance-t-elle des réformes de grande ampleur. Face à un déficit budgétaire de 89,2 milliards de dollars en 2015, le premier exportateur mondial de pétrole a été contraint d’annoncer un plan d’austérité. Le royaume saoudien, qui subventionnait largement l’électricité, l’eau, a d’ores et déjà relevé le prix de l’essence de plus de 50 % (un des plus bas au monde toutefois, à près de 20 centimes d’euro) et indiqué qu’il diminuerait les subventions. Une “taxe sur la valeur ajoutée” de 5 % a été introduite sur les produits qui ne sont pas de première nécessité. Le ministère des Finances étudie la possibilité de privatiser différentes sociétés, notamment la compagnie aérienne nationale et celle des télécommunications.

La baisse prolongée du pétrole entraîne une modification de toute l’économie saoudienne. Le royaume envisage de diminuer le poids prédominant du secteur public et de développer le secteur privé. Plus marquant encore, dans un entretien accordé à The Economist du 7 janvier 2016, l’un des fils du roi Salmane, Mohammed ben Salmane, a évoqué la possibilité d’une entrée en bourse de la compagnie nationale Aramco (Arabian American Oil Company). Sous quelle forme : vente d’une partie du capital ou entrée en bourse de certaines de ces filiales ? Rien n’est encore décidé. Le prince a déclaré qu’une décision serait prise dans les mois à venir et qu’il est “personnellement enthousiaste sur cette étape” et qu’il pense que “c’est dans l’intérêt du marché saoudien et dans l’intérêt d’Aramco”.

Aramco bientôt en bourse ?

Cette dernière serait considérée comme la première compagnie pétrolière au monde, néanmoins la société ne publie pas ses comptes au grand jour. Il n’est donc pas possible d’avoir accès à ses niveaux de ventes ni à ses réserves totales. Pour l’instant, beaucoup spéculent et annoncent des chiffres astronomiques. La Tribune du 8 janvier 2016 titrait par exemple : “Saudi Aramco valorisé en Bourse plus de 3 000 milliards de dollars ?” En tout cas, cela créerait une véritable révolution économique dans le paysage actuel, dominé par les supermajors : Royal Dutch Shell, ExxonMobil, BP, Chevron et Total. Cette introduction en bourse, si elle se réalisait, permettrait une injection d’argent frais dans les finances publiques de l’Arabie saoudite et démontre la volonté d’entreprendre des réformes radicales dans le pays. Les Emirats, Koweit et Bahrein ont également diminué les subventions sur le prix des carburants.

La baisse prolongée des cours du pétrole entraîne donc des changements profonds qui se traduisent par des réformes économiques indispensables, mais qui demeurent largement influencés par des facteurs géopolitiques voire purement politiques. Nombre d’experts prédisaient il y a encore peu de temps que les réserves de pétrole s’épuiseraient et que le cours resterait aux alentours des 100 dollars le baril. Avec le ralentissement de la croissance chinoise, l’arrivée prochaine de l’Iran et les stocks actuels élevés, tout laisse croire à présent que les réserves sont encore conséquentes et que le prix du pétrole s’achemine plutôt vers les 30 dollars, avec une nouvelle distribution des pouvoirs politiques à la clef.

Isabelle Chaboud, professeur d’analyse financière, d’audit et de risk management, Grenoble Ecole de Management

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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