Le Lanceur

Quand Ouest-France permet à Urvoas d’attaquer un lanceur d’alerte

Jean-Jacques Urvoas à l'époque où il était ministre de la Justice, en déplacement à Lyon le 27 janvier 2017 © Tim Douet

Jean-Jacques Urvoas à l’époque où il était garde des Sceaux © Tim Douet, 2017.

Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux et candidat malheureux à la députation, traîne devant les tribunaux un lanceur d’alerte de Quimper qui a révélé les conditions d’achat de sa permanence parlementaire. Mais, au lieu de le poursuivre au pénal pour diffamation, l’ancien élu l’attaque au civil, pour “violation de la vie privée”, sur la base d’un SMS que lui a imprudemment transmis un responsable du quotidien Ouest-France.

 

“La seule protection, aujourd’hui, des lanceurs d’alerte, c’est leur notoriété. C’est pourquoi nous allons les protéger davantage.” Cette affirmation péremptoire et ferme de Jean-Jacques Urvoas (Slate.fr, 13/06/2016), alors garde des Sceaux du gouvernement Valls, semble avoir du plomb dans l’aile. L’ancien député PS du Finistère, battu en juin dernier, vient d’intenter une procédure judiciaire au civil contre Jérôme Abbassene, un jeune juriste lanceur d’alerte membre de Cicero 29, une association locale de lutte contre la corruption. Cet ancien candidat aux municipales (sous l’étiquette “Vivre Kemper”, un mouvement “d’intérêt local, hors partis”) a dénoncé au début de l’été 2017 la manière dont Jean-Jacques Urvoas avait acquis sa vaste permanence parlementaire, située au cœur de Quimper. L’ancien ministre le poursuit pour “violation de la vie privée”, au motif que Jérôme Abbassene aurait diffusé un acte administratif le concernant, en l’occurrence un acte de “liquidation de communauté”. Problème, le lanceur d’alerte n’a jamais diffusé publiquement ce document – qu’il a obtenu, assure-t-il, “légalement et loyalement auprès des services fiscaux” : il l’a envoyé à un responsable du quotidien régional Ouest-France, pensant naturellement que ce dernier protégerait son identité.

 

Extrait du référé de Jean-Jacques Urvoas contre Jérôme Abbassene.

Pour comprendre la tension qui anime l’ancien garde des Sceaux, il faut remonter à 2008. Fraîchement élu député, Jean-Jacques Urvoas contracte un prêt bonifié de 2% auprès de l’Assemblée nationale pour un montant de 203.206 euros. (Système de prêt supprimé fin 2009 par le bureau du palais Bourbon.) Avec cette somme (qui comprend notamment les frais de notaire) le député fait l’acquisition de la fameuse permanence parlementaire quimpéroise, 8 à 10 place de la Tourbie, dont le prix d’achat est à l’époque de 170.000 euros. L’élu, droit dans ses bottes, affirme dès 2009 sur son blog hébergé par Libération et sous couvert de transparence qu’il rembourse ce prêt via son indemnité représentative de frais de mandat (IRFM). Autrement dit, Jean-Jacques Urvoas rembourse un prêt préférentiel avec de l’argent public, sachant qu’il devient légalement et automatiquement propriétaire de ce bien immobilier et qu’il peut en disposer à sa guise, le revendre ou le louer et en percevoir l’intégralité des loyers. Sans autre formalité. Une pratique tout aussi douteuse à laquelle l’Assemblée nationale a mis fin courant 2015.

Surprise, cette même année 2015, Jean-Jacques Urvoas déclare un achat connexe. Celui d’un appartement situé sur le même palier que sa permanence, portant l’acquisition totale à près de 130 mètres carrés, comme l’a révélé Libération (lire ici). Jolie superficie pour une simple permanence parlementaire. Le lanceur d’alerte semblait donc fondé à s’interroger sur un possible enrichissement personnel. Résolu à prévenir la presse locale, notamment Ouest-France, Jérôme Abbassene contacte à plusieurs reprises Christian Gouerou, un responsable de l’édition locale, en lui faisant suivre par SMS tous les éléments du dossier. Là, nouvelle surprise : l’un de ses SMS tombe dans les mains de Jean-Jacques Urvoas. Il a clairement été transmis par le journaliste à l’ancien ministre. “Le SMS envoyé sur mon téléphone professionnel avait vocation à être publié en l’état, assure au Lanceur Christian Gouerou. Je l’ai transmis à Urvoas par souci d’alimenter le débat contradictoire en vue d’un possible article.” Sauf qu’il n’y aura pas d’article de Ouest-France sur le sujet et que Christian Gouerou aurait dû cacher le nom de l’expéditeur, ce qui lui aurait permis de protéger sa source. “Cela constitue une violation caractérisée du secret des correspondances et de l’obligation du secret professionnel”, estime Jérôme Abbassene, qui vient de porter l’affaire devant la justice. Le lanceur d’alerte dépose également plainte contre Jean-Jacques Urvoas, notamment pour avoir “porté atteinte au secret des sources”. “Jamais je n’aurais pu imaginer qu’un SMS privé puisse être éventé auprès du principal intéressé, ce n’était qu’une invitation à enquêter, explique au Lanceur Jérôme Abbassene. C’est le propre du secret des correspondances, surtout pour un journaliste.”

 

Extrait de la plainte de Jérôme Abbassene contre Jean-Jacques Urvoas pour atteinte au secret des sources.

Le 17 août, soit plusieurs semaines après l’enquête parue dans Libération que Jean-Jacques Urvoas, correspondance du journaliste en main, attaque Jérôme Abbassene en référé alors même qu’aucun article n’est finalement paru dans Ouest-France. Sur le fond de la procédure, Jérôme Abbassene ne décolère pas. “Pourquoi Urvoas ne dépose pas plainte en diffamation contre l’article de Libération et préfère me réclamer plus de 20.000 euros au civil ?” questionne-t-il. Remarque d’autant plus légitime que la notion de diffamation apparaît clairement dans les attendus de l’assignation. “La diffamation est difficile à prouver, souligne Nicolas Gardères, son avocat. Au civil, Urvoas a plus de chances d’obtenir quelque chose. Il y a là une certaine forme de lâcheté.”

Si, dans cette alerte, c’est l’ancien garde des Sceaux qui est clairement visé, députés et sénateurs sont nombreux à flirter avec ces pratiques opaques. “On estime à plus de la moitié la proportion de députés qui ont profité de ce système d’enrichissement personnel. Ils ont sciemment choisi de s’enrichir, affirme Hervé Lebreton, président de l’Association pour une démocratie directe, et je mets quiconque au défi de me donner un argument juridique pertinent qui prouve que cet enrichissement n’a pas été consommé.” Selon lui, ces méthodes violent la notion de gratuité du mandat d’élu : “Cet argent ne leur appartient pas, c’est de l’argent public et d’ailleurs je me demande bien pourquoi le Parquet national financier (PNF) ne se saisit pas de ces faits, qui caractérisent un manquement au devoir de probité.” Dans son rapport d’activité 2016, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) rapporte le cas de parlementaires ayant utilisé leur IRFM pour effectuer des placements boursiers (lire ici).

 

Extrait du rapport de la HATVP sur l’utilisation de l’IRFM.

Une série de pratiques qui a conduit Hervé Lebreton à écrire au président de la République pour demander une application stricte de la loi et la remise à plat de tout le système indemnitaire des élus (cliquer ici pour lire ses onze propositions).

 

Extrait de la lettre d’Hervé Lebreton au président de la République.

De son côté, Jérôme Abbassene demande que les fonds utilisés pour l’achat de la permanence quimpéroise soient restitués à l’Assemblée nationale.

Initialement prévue le 6 septembre, l’audience liée à l’assignation en référé lancée par Urvoas à l’encontre d’Abbassene, a été reportée au 27 septembre. Contacté par Le Lanceur, l’ancien garde des Sceaux n’a pas donné suite.

 

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