Le Lanceur

Affaire UBS : “La démocratie n’est plus encadrée face au lobbying financier”

Le lanceur à La Garde avec Philippe Granarolo, Stéphanie Gibaud et Martine Donnette © Mathilde Regis

UBS, Nestlé et grande distribution. Trois femmes ont été confrontées malgré elles à la puissance de ces multinationales, en pointant des failles. Seules pendant des années, elles regrettent l’absence de contre-pouvoir à la hauteur des enjeux. À la rencontre Le Lanceur de La Garde, le 4 octobre, elles ont raconté leurs parcours, mais aussi leurs espoirs.

En contrebas de la tour dressée au XIe siècle pour prévenir les invasions, Philippe Granarolo file la métaphore : “La fonction n’est plus d’actualité, mais la hauteur est utile pour regarder l’avenir de la société.” Au cœur des rencontres organisées par l’adjoint à la culture de La Garde : la démocratie. “La première définition provient d’Athènes et des inventeurs du système, rappelle-t-il.Le plus grand nombre, la majorité, décide.” Une définition devenue source d’interrogation depuis que les urnes ont porté Hitler au pouvoir, en 1933. “Pour éviter ces pièges, la seconde définition est celle du respect des minorités”, poursuit Philippe Granarolo, citant la “tyrannie de la majorité” développée par Alexis de Tocqueville au XIXe. “Toute minorité n’est pas forcément respectable”, ajoute-t-il, pour en venir à une définition “plus politique” au centre de la soirée.

Tout pouvoir abuse”

 

“La démocratie est un système encadré par de nombreux contre-pouvoirs, dont la presse fait partie. Avec une nécessité de transparence pour surveiller et influencer les pouvoirs, ce qui renvoie au philosophe politique Alain, pour qui “tout pouvoir abuse”.” Journaliste de son vivant, Alain considérait la résistance et l’obéissance comme les deux grandes vertus du citoyen. À quelques jours de l’ouverture à Paris du procès tentaculaire de la filiale française de l’ex-Union de banques suisses (aujourd’hui UBS), Stéphanie Gibaud se souvient de son propre tiraillement. Pendant douze ans, elle était cadre pour la communication et le marketing, un métier de représentation qui permettait d’ouvrir le chemin pour les banquiers vis-à-vis des clients.

Stéphanie Gibaud ©Mathilde Régis

“J’avais confiance à 100 % dans cette banque, d’autant plus qu’UBS est la banque la mieux notée par ses pairs, leader en gestion du patrimoine et dans ses résultats. La banque la plus puissante au monde et la mieux notée : comment pouviez-vous la remettre en question ? Il y a dix ans, beaucoup sont allés voir leur hiérarchie. C’est l’erreur la plus grave que nous ayons faite.” Lorsque, en 2008, son supérieur lui demande de supprimer des données car une perquisition se profile sur des soupçons de chasse aux clients fortunés en France et de “blanchiment de fraude fiscale”, elle choisit de résister face à la plus ancienne banque de gestion de fortune, premier employeur suisse.

La claque que je me suis prise, c’est l’État qui ne respecte pas la loi”

 

“À ce moment-là, je ne pense pas du tout à parler à la presse, raconte Stéphanie Gibaud, surtout que je travaille avec des journalistes par rapport à mes fonctions. Premièrement, il a fallu que je comprenne. Il faut savoir questionner. Les lanceurs ont un peu fait le travail de journalistes d’investigation. J’ai eu très peur. Si vous inventiez une telle histoire, on ne la croirait pas”, explique-t-elle à la salle. Au fil du temps, elle s’aperçoit que l’affaire égratigne au cœur l’État. “La claque que je me suis prise, c’est l’État qui ne respecte pas la loi. Naïvement, il y a dix ans, je pensais qu’il me protégerait.” Le compte chez UBS du ministre du Budget de l’époque, Jérôme Cahuzac, puis l’affaire Bettencourt alimentent le scandale.

 

C’est l’occasion de revenir sur la situation ubuesque du verrou de Bercy. “En France, nous sommes le seul pays au monde dans lequel seul le ministre du Budget peut poursuivre un délinquant fiscal. En clair, le ministre Jérôme Cahuzac était le seul à même de contrôler et de poursuivre l’évadé fiscal Jérôme Cahuzac…, pointe Stéphanie Gibaud. Malgré ces affaires, UBS me considérait comme une affabulatrice qui cherche à se faire de l’argent. En voyant ma situation précaire, le braquet change, maintenant je cherche l’attention des médias. En réalité, ce n’est pas l’alerte qui va être discutée par l’entreprise, mais la personnalité de celle qui révèle.”

 

Elle-même ne se considère pas comme une lanceuse d’alerte. “Je suis avant tout un témoin, un plaignant, une victime”, dit-elle. En 2016, le ministre des Finances, Michel Sapin, établit que l’affaire UBS représente 30 000 comptes offshore de ressortissants français et l’équivalent de 12 milliards d’euros. Dix ans après les alertes, le procès d’UBS s’ouvre ce lundi. Pour Stéphanie Gibaud, “la France ne lutte pas contre l’évasion fiscale et supprime encore des agents alors qu’elle s’élèverait chaque année à 100 milliards d’euros”.

Lever l’omerta sur l’absence de transparence du milieu économique”

 

Le lièvre soulevé par Martine Donette se compte aussi en milliards. Et Stéphanie Gibaud ne manque pas de souligner par ailleurs que tous les propriétaires de grandes surfaces sont des clients de banque de gestion de fortune”. À force de défendre les commerçants adhérents de son association face aux installations d’enseignes de grande distribution et de soulever l’exploitation de millions de mètres carrés en toute impunité, Martine Donnette connaît les combines. “Sur la grande distribution, aucun agent des différentes structures ne va contrôler les informations qu’ils donnent aux uns et aux autres et si ce sont les mêmes. Et dans la presse, difficile de dire qu’on modifie les dates d’achèvement de travaux en fonction de la prescription, alors que c’est arrivé”, explique-t-elle.

Martine Donnette © Mathilde Regis

 

L’idée d’une revue Le Lanceur pourrait permettre selon elle de “montrer comment sont modifiés certains documents qui constituent des faux et des tricheries”. Celle qui se demande “ce que sont devenus les commerçants et les artisans dans cette jungle économique” porte un espoir, celui de “lever l’omerta sur l’absence de transparence du milieu économique”. Un constat partagé par Yasmine Motarjemi, intervenue à distance par un entretien téléphonique. “Le rôle des médias est fondamental, car sans eux, nous pouvons crier tant qu’on veut, personne n’entend”. L’ex-directrice de la sécurité alimentaire du géant suisse Nestlé a bien essayé de prendre contact avec des médias, mais ceux-ci n’étaient pas intéressés, jusqu’à ce qu’ils apprennent que le PDG et la direction de Nestlé étaient convoqués au tribunal.

J’ai cherché des réponses que je n’ai toujours pas”

 

Focalisés sur l’événement de la convocation des dirigeants de l’un des principaux acteurs de l’industrie agroalimentaire au monde, les médias ne se seraient pas suffisamment penchés sur l’alerte elle-même. Ils n’ont pas rapporté beaucoup le problème que je soulevais, regrette Yasmine Motarjemi, sauf quelques médias comme Le Lanceur, le journal La Cité en Suisse, France Culture ou Euronews. Un lanceur ou une lanceuse d’alerte sacrifie sa vie pour rapporter une information importante pour l’intérêt général. Si je rapportais aux médias ou au tribunal, c’est parce que j’ai cherché des réponses sur les actions de Nestlé et je ne les ai toujours pas eues. Finalement, on ne rapporte pas grand-chose sur ce qu’il se passe au sein des entreprises, juste le sommet de l’iceberg.”

 

“La démocratie n’est plus encadrée face au lobbying financiers, de l’industrie de l’armement, pharmaceutique ou de la grande distribution”, reprend Stéphanie Gibaud après que les lanceuses ont évoqué une certaine déception vis-à-vis de la justice. “La justice m’a donné raison deux fois, en 2010 puis en 2015, explique-t-elle. Je n’avais pas besoin qu‘elle me dise que j’étais honnête pour le savoir, mais combien cela m’a-t-il coûté ?” Toutes constatent la nécessité d’un éveil des consciences pour défendre la liberté d’expression.

 

“Edward Snowden a révélé que le président et le gouvernement français étaient espionnés par la NSA et, grâce à Julian Assange, nous savons que des chars français tuent des enfants au Yémen. Pourtant, ça ne gêne personne que l’un soit en Russie et l’autre enfermé dans quelques mètres carrés à l’ambassade d’Équateur à Londres depuis huit ans ! relève Stéphanie Gibaud. Ils défendent notre pays, comment se fait-il que la France, “pays des Droits de l’homme”, qui prétend défendre les lanceurs d’alerte, leur refuse l’asile ?!” À la vue du nombre de personnes venues assister à la conférence, Stéphanie Gibaud garde espoir afin que les actions envers les lanceurs d’alerte ne soient pas seulement sur les conséquences, mais avant tout sur ses causes.

Quitter la version mobile