Le Lanceur

Carrefour, Monoprix, Ikea : les douloureuses conditions de travail des livreurs sous-traitants

Le permanent du syndicat Solidaires Frédéric Leschiera avec Mohamed Kebir, Billal Tahallaiti et Frédéric Do, salariés de Cogepart, au local syndical Solidaires Rhône à Lyon © Tim Douet

Le permanent du syndicat Solidaires Frédéric Leschiera avec Mohamed Kebir, Billal Tahallaiti et Frédéric Do, salariés de Cogepart © Tim Douet

Accidents de la route, blessures et heures supplémentaires non payées… Les conditions de travail ne sont pas de tout repos chez Cogepart LAD 69, une représentation lyonnaise du groupe Cogepart, spécialisé dans la livraison, qui travaille pour Carrefour, Monoprix ou Ikea. Quand les livreurs finissent par craquer, se mettent en grève et obtiennent gain de cause, les conséquences sont dignes d’un mauvais polar. Enquête.

 

Amazon, Uber, Foodora… Nous savons désormais que ces quelques kilomètres bon marché se payent en réalité en conditions de travail dégradées. Ce que nous ignorons souvent en revanche, c’est que ce système se cache de plus en plus un peu partout, notamment en marque blanche des enseignes françaises les plus prestigieuses. C’est notamment le cas à Lyon, dans une société de livraison au nom aussi trouble que ses pratiques managériales : Cogepart LAD 69.

Vous ne les connaissez pas encore parce que, contrairement à Amazon, Uber ou Foodora, vous n’êtes pas leur client direct. Mais il suffit que vous ouvriez l’œil pour soudainement repérer ces livreurs habillés en bleu roi. Ils sont partout : livrant les courses que vous avez faites chez Carrefour ou Monoprix ; vous apportant le kit Ikea qui, une fois monté, vous servira de cuisine ; travaillant pour Danone, L’Oréal, Renault, Citroën et Nespresso. Ils font partie d’un groupe national à l’allure prospère : dans le classement 2016 des PME françaises les plus rentables établi par L’Express, Cogepart arrive en 75e position, avec 37,5 millions d’euros de chiffre d’affaires – soit une croissance de 45% entre 2012 et 2015 – et emploie plus de 1.000 personnes. Le groupe recrute d’ailleurs encore régulièrement ; mais, derrière les annonces d’embauche, se cachent les embûches. Dont des accidents de travail à répétition.

Une série d’accidents

Début 2016, deux employés du site de Genas sont envoyés en Ardèche pour livrer des meubles Ikea. Mais la météo prévoit de la neige. “On ne voulait pas partir, parce que le camion était chargé et qu’on n’avait pas de pneus neige, se souvient Billal Tahallaiti, souriant jeune homme de 23 ans embauché il y a trois ans par l’entreprise. Mais on a dû partir quand même…” Malgré son calme et son air détendu, Billal est bel et bien en train de revenir sur un grave accident de la route qui aurait pu être évité. Car la fin est tristement prévisible : la route est verglacée et le camion glisse. Il se retourne dans le fossé, entraînant chargement et conducteurs. “J’avais la cheville et le dos abîmés. Mais on m’a demandé de reprendre le travail tout de suite”, termine-t-il, conservant son sourire. Pourtant, dans la foulée, il a été arrêté un mois pour accident du travail et “le conducteur, blessé, a été arrêté deux semaines”. “Il a été convoqué à un entretien disciplinaire et ses primes lui ont été retirées pendant six mois”, complète Billal.

Cette histoire pourrait sembler anecdotique si elle n’était symptomatique. En 2015, pas moins de 29 accidents du travail ont eu lieu chez Cogepart LAD 69 – qui regroupe environ 90 salariés, dont 80 agents de transport, chauffeurs de poids lourds et manutentionnaires. Outre les accidents de la route et quelques chutes, les blessures liées au port de charges s’enchaînent : genou, dos ou pied, selon la liste des accidents à laquelle nous avons eu accès. Face à ce nombre anormalement élevé, les salariés soulèvent depuis quelque temps différents problèmes de sécurité. “Nous n’avons pas de diable, de sangles, ni même de gants”, explique Frédéric Do, 37 ans, chauffeur-livreur depuis plus de deux ans sur le site de Genas. “Un frigo américain à porter à bout de bras, ça peut faire mal”, ajoute-t-il avec un air moqueur.

Au-delà de ces problèmes matériels, les chauffeurs de Cogepart sont également confrontés à des horaires de travail… illégaux. Jusqu’à quatorze heures trente par jour, selon une visite de contrôle de l’inspection du travail réalisée en octobre 2015, que nous avons pu consulter.

Amères heures supplémentaires

Car le client est roi. Et quand tout le monde vient faire ses courses en même temps alors que l’entreprise limite ses effectifs pour maîtriser ses coûts, certains livreurs terminent leur tournée à plus de minuit. Les bordereaux de livraison attestent de ces heures indues. Comme les clients ignorent les coulisses de cette livraison ultralocale, les livreurs encaissent en prime quelques critiques musclées. “Tous ceux qui livrent Carrefour se sont fait insulter au moins une fois”, résume Mohamed Kebir, secrétaire du CE. Ce père de famille de quarante ans regrette ces heures supplémentaires à répétition. “Tu le subis énormément quand tu es toujours disponible pour la boîte, regrette-t-il. Ça se répercute forcément à la maison.” Des heures supplémentaires qui font encore plus mal… quand elles ne sont pas rémunérées.

Le début de l’année 2016 a ainsi été particulièrement rude pour les salariés de Cogepart LAD 69. En décembre 2015, tous ont travaillé particulièrement dur à l’approche des fêtes. Pourtant, mi-janvier, les salariés n’avaient toujours pas été payés. Quand ils reçoivent enfin leur salaire, ils découvrent que les heures supplémentaires manquent à l’appel. Ras-le-bol. Et grève – quasi générale, selon les salariés rencontrés.

De la grève aux représailles

“Je suis un peu le lanceur de cette grève”, se souvient Billel Sakhri, 20 ans, qui travaille comme préparateur de commandes depuis septembre 2015 pour financer ses études de cinéma. Calme et déterminé, le jeune homme raconte : “On encourageait tout le monde pendant la grève : Faut tenir, faut tenir !” Même si les salariés des sites de Genas et de Carrefour Part-Dieu adhèrent massivement à la grève, ceux du centre commercial se font particulièrement remarquer. “Carrefour sous-traite, Cogepart maltraite”, peut-on lire sur les banderoles.

Pour le grand-distributeur, la grève fait tache. “Le directeur de Carrefour a mis la pression à Cogepart LAD 69 pour arrêter la grève et la mauvaise publicité pour l’enseigne”, raconte Frédéric Leschiera, un permanent du syndicat Solidaires qui a aidé les salariés. Contacté à ce sujet, Carrefour ne souhaite pas faire de commentaire. Mais la pression du mastodonte de la grande distribution (86,3 milliards de chiffre d’affaires en 2015) aurait très rapidement eu raison de la résistance de Cogepart LAD 69. Après deux jours, la direction accepte de signer un accord. Elle règle les retards de paiement des heures supplémentaires et accorde une prime exceptionnelle de 200 euros, pour “régulariser les erreurs en termes de management et retard pris dans le versement des salaires et indemnités diverses”. Le prix de la paix sociale. Enfin, pour un temps. “Après la grève, on a eu beaucoup de pression, continue Billel Sakhri. Des clans s’étaient créés, entre ceux qui avaient fait toute la grève et les autres. Et puis, on savait qu’on était sur la sellette, la direction était toujours sur notre dos.” Si l’étudiant se savait visé, il ne s’attendait pas à vivre un scénario digne d’un mauvais polar.

Un mardi de février 2016, après un différend avec un collègue, il se retrouve coincé dans la chambre froide de Carrefour. “Un autre collègue a fermé la porte. Celui avec qui j’avais eu un désaccord m’a frappé au visage et m’a cassé la mâchoire. Je ne me suis pas défendu, témoigne-t-il. J’ai voulu faire comme si rien ne s’était passé et j’ai continué à travailler. Sauf que je dégoulinais de sang sur les caisses, les produits et les tickets des clients.” Rapidement, le jeune homme porte plainte, puis se rend à l’hôpital. Sa mâchoire est cassée. Querelle entre collègues dans un climat tendu ou représailles contre un des leaders de la grève ? Difficile de répondre. Billel Sakhri subit une opération chirurgicale de réparation de sa mâchoire le 16 février. Il est donc absent à l’entretien préalable de licenciement prévu le 17… et licencié le 26, alors qu’il se trouve encore en arrêt de travail. L’agresseur présumé aurait également été remercié.

Pendant les mois de février et mars 2016, quatre autres personnes ont été licenciées, pour fausse déclaration journalière, bagarre ou utilisation du véhicule de la société à des fins personnelles. Cinq autres encore ont été mises à pied, dont trois pour fausse déclaration journalière, l’une pour “demande de compensation financière à notre client pour exécuter son travail” et la dernière pour non-respect de la procédure.

Quand la justice s’en mêle

Plusieurs procédures sont aujourd’hui en cours devant les prud’hommes : considérant que leurs conditions de travail portaient atteinte à leur santé physique et mentale, les délégués du personnel ont ainsi exercé leur droit d’alerte en mars 2016. L’audience a eu lieu début octobre 2016, pour un délibéré attendu ce mois-ci. En parallèle, d’autres procédures devant les prud’hommes ont été enclenchées, notamment pour licenciement abusif après la grève. Celle de Billel Sakhri, le jeune leader à la mâchoire cassée, sera audiencée en novembre 2017.

Au vu des pratiques actuelles, ce pourrait n’être qu’un début. Des centaines de jeunes hommes, venant pour la plupart des quartiers populaires de Lyon, sont recrutés en CDI. Une aubaine ? Entre début 2013 et début 2016, les deux tiers des personnes embauchées n’ont pas terminé leur période d’essai, qui semble donc servir de CDD à l’entreprise. “Ils embauchent ces jeunes en pensant qu’ils ne connaissent pas leurs droits et qu’ils peuvent les licencier du jour au lendemain sans conséquence”, commente Frédéric Leschiera, de Solidaires.

Contactés à de multiples reprises, les dirigeants de Cogepart LAD 69 ont éludé nos demandes d’interview ou préféré expliquer qu’ils ne s’exprimeraient pas tant que des procédures judiciaires sont en cours. En attendant qu’ils acceptent de le faire, une question reste en suspens : les déboires du groupe Cogepart se limitent-ils à la SARL Cogepart LAD 69 ? Les jeunes nouveaux salariés syndiqués de la branche lyonnaise ne le pensent pas : “Si nous parlons de tout cela aujourd’hui, c’est aussi pour toucher les autres salariés Cogepart en France, car peut-être que leurs conditions de travail ne sont pas très bonnes non plus…”

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COGEPART, ENTREPRISE MULTIPLE

© Tim Douet

Sous le nom Cogepart, se cache une myriade d’entreprises partout en France, comme la SAS Cogepart 57 à Metz ou la SARL Cogepart LAD 69 à Lyon. Les conseils d’administration des SAS – comme Cogepart 57, Cogepart Commerce de gros à Marseille ou Icare Lean, une société de conseil d’affaires – sont présidées par une holding, Icare, dont le gérant se nomme Jérôme Dor. Ce dirigeant gère par ailleurs directement les SARL – comme Cogepart LAD 69, Cogepart 54 ou Cogepart 33.

Pour le syndicaliste de Solidaires Frédéric Leschiera, il existe une unité économique et sociale entre ces structures : si elle était reconnue, elle permettrait notamment la mise en place d’un comité d’entreprise commun, la connaissance du nombre total de salariés Cogepart et leur défense commune. Aujourd’hui, la loi n’oblige pas à cette mise en œuvre.

 

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