Le Lanceur

Dentexia : que vont devenir les trois mille victimes ?

Le tribunal de grande instance d’Aix-en-Provence devrait prononcer, vendredi 4 mars, la liquidation pure et simple du réseau de centres dentaires low cost Dentexia. Avec des milliers de patients édentés et endettés laissés dans la nature.

Quand on place deux miroirs l’un en face de l’autre, ils se rapprochent, comme attirés par une force mystérieuse. Du point de vue de la physique quantique, c’est ce qu’on appelle l’effet Casimir (du nom du physicien qui a prédit le phénomène).

En matière de santé dentaire, cette force attractive semble aussi fonctionner. En l’occurrence, les deux miroirs sont Dentexia et Dentego, des centres dentaires low cost. Le premier est en redressement judiciaire, le second est son potentiel repreneur.

Millions évaporés

Vendredi 4 mars, la chambre des procédures collectives du tribunal de grande instance d’Aix-en-Provence décidera du sort de Dentexia, de liquidation avec reprise ou de sa liquidation pure et simple.

Un réseau à l’agonie, quasi condamné, tant l’ardoise laissée par son fondateur, l’homme d’affaires Pascal Steichen, est abyssale. Le passif déclaré dépasse la barre des 22 millions d’euros en quatre ans d’exercice, pour un chiffre d’affaires d’un peu moins de 33 millions d’euros. Ce qui n’a pourtant pas empêché Pascal Steichen de s’octroyer une rémunération de 25 500 euros mensuels.

Le passif déclaré dépasse la barre des 22 millions d’euros en quatre ans d’exercice, pour un chiffre d’affaires d’un peu moins de 33 millions

La question qui est posée aujourd’hui est de savoir où sont passés ces 22 millions d’euros, et au profit de qui ? D’autant que l’Urssaf et le fisc réclament à Pascal Steichen 1,3 million d’euros pour non-déclaration de la taxe sur les salaires, de la taxe d’apprentissage, de la participation à la formation professionnelle, de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises, de la TVA et d’évasion fiscale. En prime, l’Urssaf réclame 5,3 millions d’euros à Dentexia pour des arriérés de cotisations impayées depuis des années. Quant aux institutions de retraite, elles exigent 800 000 euros d’impayés depuis deux ans.

3 000 patients sur le carreau

Vendredi 4 mars, la chambre des procédures collectives du tribunal de grande instance d’Aix-en-Provence décidera donc du sort de milliers de patients dont les soins sont en cours (Dentexia indique au Lanceur qu’ils sont à ce jour près de 3 000).

Le patron de Dentexia plaide le manque de matériel ou l’absence de ses dentistes. Sur le premier point, Dentexia manque effectivement de prothèses et d’implants (outre de produits de stérilisation et de désinfection du matériel dentaire, ce qui a d’ailleurs valu aux centres de Lyon/Tête-d’Or et Chalon-sur-Saône d’avoir été provisoirement fermés par les agences régionales de santé, “les patients [étant exposés] à des dangers graves et immédiats de contamination bactérienne et virale”).

Pourquoi Dentexia manque-t-il de matériel pour soigner les patients ? Tout simplement parce que Dentexia ne paie pas ses fournisseurs. Le “boycott” dont Pascal Steichen se dit victime n’est en réalité que la conséquence de ses nombreux impayés depuis des années (il y aurait plusieurs dizaines de plaintes portant sur quelques millions d’euros dans toute la France).

Second point soulevé par Pascal Steichen : le manque de dentistes. Pourquoi Dentexia a-t-il du mal à garder et trouver des dentistes ? Parce que, chez Dentexia, les futurs salariés sont briefés à grands coups de taux de rentabilité et de rationalisation des coûts. Le chiffre d’affaires par fauteuil a été fixé à 90 000 euros par mois. “Cela représente près de 2 000 implants chaque année. Ça fait plus de 11 implants par jour, c’est inimaginable !” explique Pierre-Yves Besse, président de l’Union patronale des prothésistes dentaires (UNPPD). Et “risqué”, selon d’anciens salariés joints par Le Lanceur, qui doivent donc poser un maximum d’implants, parfois au détriment de la sécurité et de la santé des patients. “On a un volume de production qu’il faut abattre tous les jours, sous peine d’être dans le collimateur des boss”, explique l’un d’entre eux, qui a souhaité garder l’anonymat par peur des représailles.

Dentego a les crocs

Le réseau Dentexia est tellement “moribond et faisandé”, selon un fin connaisseur du dossier, que quatre repreneurs potentiels se sont retirés au dernier moment. Dentego a désormais le champ libre.

Dentego (“croc”, “grosse dent”, en espéranto) est un réseau de centres dentaires low cost fondé fin 2013 par James Cohen et Raphaël Tapiero*, deux jeunes diplômés (28 et 26 ans) de l’ESG Management School (filière audit et expertise comptable), une école de commerce généraliste post-bac parisienne. Le montage juridique du réseau Dentego est, peu ou prou, le même que celui de Dentexia : James Cohen et Raphaël Tapiero ont créé des centres dentaires associatifs, sous le nom de Dentego. Dentego est une association loi 1901, ayant pour objet de “promouvoir l’accès aux soins dentaires pour tous”. “Ce secteur me permet de me sentir utile en participant à la démocratisation des soins en France”, complète Raphaël Tapiero sur son profil Viadeo.

D’un point de vue juridique, une association peut faire du commerce et employer du personnel salarié, explique Colas Amblard, avocat chez NPS Consulting. La seule condition est de ne pas redistribuer les bénéfices, une fois les salaires versés et les charges acquittées, mais de les réinjecter dans l’activité de l’association, sous peine de la transformer en société créée de fait. Intérêt non négligeable : comme Dentego présente la spécificité d’avoir une plus-value sociale (l’accès aux soins pour tous), elle n’est donc en principe pas imposable (TVA et impôt sur les sociétés). En parallèle, le duo a constitué une (ou plusieurs) société, 100 % commerciale cette fois (Adental Holding), qui facture à ses centres dentaires ses services (loyers, crédits-baux, gestion..).

Malins, Cohen et Tapiero sont également à la tête de Numérident, un laboratoire de fabrication de prothèses dentaires (dont le siège social est aussi celui de Dentego), quand la majorité des dentistes font appel à des sous-traitants. La politique de Numérident est de proposer des produits français de qualité au prix de l’importation (Chine, Maroc, Madagascar) et dans de bons délais”, peut-on lire sur le site de l’ESG Management School. De quoi économiser sur la marge du fabricant, qui se chiffre en moyenne à 15 %. 3 000 prothèses sortent ainsi chaque année du labo, grâce au travail de 18 personnes à la chaîne (en plus d’une machine dernier cri pour les prothèses plus simples).

Ministère amer

“N’y aurait-il pas un renversement de paradigme, là ? s’interroge un proche du tribunal de grande instance. Car, au final, le premier client de Dentego, c’est Numérident. En gros, c’est le labo qui passe commande aux centres dentaires. Et pas l’inverse. C’est pour le moins choquant. Numérident a des prothèses, il faut des débouchés… Et Dentego a des bouches !” Démenti formel de James Cohen au Lanceur : “Notre production est à la demande, c’est du sur-mesure, nous n’avons pas de stock.”

Pour l’heure, Dentego compte quatre centres dentaires en région parisienne, de dix fauteuils chacun. “On a déjà fait 18 000 patients en deux ans”, explique James Cohen. Soit 2 000 de plus que Dentexia (dixit Steichen) dans le double de temps. Dans son offre de reprise de Dentexia, Dentego reprend 54 employés sur 69 et “la totalité de la patientèle dont les soins sont en cours, sans plafond et sans aucune condition”, pour un montant “avoisinant les trois millions d’euros”.

Le ministère public s’est clairement opposé à la liquidation de Dentexia avec une reprise par Dentego

Sur le papier, la proposition paraît vertueuse. Dans les faits, l’ordre national des chirurgiens-dentistes (ONCD) a attiré l’attention du parquet et des mandataires judiciaires sur l’absence de licéité du montage financier de Dentego, à savoir des investisseurs qui, peu importe le schéma légal, veulent coûte que coûte un retour sur investissement.

Le parquet a d’ailleurs considéré que ce qui lui était présenté était le même modèle économique que Dentexia, s’étonnant au passage qu’on puisse mentionner un business plan quand on parle d’association à but non lucratif. En d’autres termes, le ministère public s’est clairement opposé à la liquidation de Dentexia avec une reprise par Dentego.

Quid alors des patients ? “Il faut absolument déposer des plaintes au pénal car derrière il y a la possibilité de faire appel à des fonds de garantie”, explique Élodie Bosseler, avocate de l’association Défense des consommateurs de soins et prothèses dentaires (DCSPD), qui a enregistré plusieurs centaines de plaintes de victimes de Dentexia. Ce fonds de garantie, financé par l’ensemble des assurés français, sert à rembourser les dommages et intérêts alloués lors d’un procès pénal, lorsque le condamné ne paie pas les sommes dues.

Un ping-pong sanitaire qui complexifie encore un peu plus les procédures des victimes pour se faire soigner et/ou rembourser

Malgré nos sollicitations et l’ampleur de ce scandale sanitaire (plus de 1 500 victimes déclarées à ce jour, plan de traitements à l’appui), le ministère de la Santé est resté silencieux, refilant le bébé aux agences régionales de santé (ARS), lesquelles regrettent de ne pouvoir “rien faire, faute d’avoir reçu des plaintes de patients”. Un ping-pong sanitaire qui complexifie encore un peu plus les procédures des victimes pour se faire soigner et/ou rembourser. Aujourd’hui, les plaintes ont été directement déposées auprès des procureurs de Lyon, Paris, Marseille, Aix-en-Provence, ou transmises par les commissariats, des gendarmeries et les conseils départementaux de l’ordre des chirurgiens-dentistes.

Ironie de l’histoire, en début d’année, Pascal Steichen expliquait à un journal gratuit qu’il avait demandé le redressement judiciaire de Dentexia “pour mettre les patients en sécurité”. La question qui semble troubler le TGI de Paris est de savoir pourquoi, entre novembre 2015 (date du placement en redressement judiciaire) et aujourd’hui, Dentexia a privilégié de nouveaux patients au lieu de s’occuper des anciens, dont les traitements ne sont pas terminés (3 000 à ce jour).

* Raphaël Tapiero est également le directeur général de La Lunette Française.

 

 

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