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Éducation : “On peut évaluer sans regarder les notes”

©Tim Douet

Après un travail d’enquête auprès d’élèves et de parents d’élèves en difficultés scolaires, Elvire Bornand, chargée de cours à l’université de Nantes, pointe la “crainte des notes” et une école qui ne tient pas assez compte des inégalités sociales dans la manière dont elle traite les élèves. Une situation qui doit évoluer, à condition de parvenir à instaurer un dialogue constructif, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

lelanceur.fr : Comment les parents et les élèves que vous avez interrogés jugent-ils l’école ?

Elvire Bornand : J’ai n’ai pas interrogé n’importe quels parents et élèves. Je me suis intéressée à ceux qui connaissaient un mal-être vis-à-vis de l’école ou des difficultés scolaires. Je voulais comprendre d’où venait ce mal-être et l’impact qu’il jouait dans leur vie.

Ce qu’on observe chez eux, c’est un sentiment de rejet. Ils ont de commun cette impression d’être mis de côté, de ne pas être dans la norme, de ne pas être dans ce qui est valorisé à l’école. Cela entraîne une image de soi qui n’est pas bonne, une crainte des notes pour les enfants, l’impression qu’il va toujours y avoir une mauvaise note, un mal au ventre avant d’aller à l’école le matin. Au final, cette idée que l’école, c’est l’endroit où ça ne se passe pas bien.

Comment arrive-t-on à ce sentiment ?

Il y a un ensemble de raisons qui sont liées aux conditions de vie, c’est-à-dire que quand on vit dans une famille où il y a peu d’argent, où il y a du stress à cause du chômage ou d’engueulades à table, avec des situations tendues, ce n’est pas évident de trouver ne serait-ce qu’un espace calme pour faire ses devoirs. Ce n’est pas évident non plus de le dire aux professeurs parce que les enfants ont alors l’impression de trahir leurs parents. Ces situations ne sont pas nouvelles mais les premières raisons sont économiques.

Ensuite, il y a la relation à l’école elle-même. Ce n’est pas évident pour tous les enfants de tenir en place toute une journée assis. Cette pédagogie d’apprentissage, où un professeur parle et tout le monde écoute, ça ne marche pas pour tout le monde.

Enfin, la difficulté génère la difficulté, c’est particulièrement vrai, et on le voit, en écriture et en lecture, ne pas maîtriser la lecture, c’est rencontrer des problèmes en français mais aussi dans les autres matières, ce qui fait que c’est très difficile de sortir de cette spirale.

À travers une note, un individu se sent jugé en tant que personne”

 

Les inégalités sociales ne sont pas une spécificité française, alors comment on explique ces difficultés au sein de notre système éducatif ?

L’école est le reflet de la société. Elle n’est pas étanche à tous les problèmes, aux inégalités et à toutes les tensions économiques et sociales. Tout le monde est traité de la même manière à l’école, ceux qui sont en difficulté comme ceux qui ne le sont pas.

Or, si on prend la Finlande, qui est le pays qui caracole en tête des classements PISA, quand on regarde les revenus de la population, il y a beaucoup moins d’écarts entre les plus riches et les plus pauvres. À l’école, il y a une pédagogie qui est beaucoup plus adaptée et qui suit le niveau de chaque élève. Il y a moins d’inégalité au départ et une école qui s’adapte plus au profil de chaque enfant. Certes, la situation française n’est pas unique mais on y retrouve une très forte polarité.

Une fois que l’on a fait ce constat, quelles sont les pistes qui permettraient d’améliorer la situation ?

On ne résoudra pas toutes les inégalités économiques mais il y a des pistes à trouver au niveau des approches pédagogiques et des formations des enseignants, car ce n’est pas facile pour eux de faire face à des enfants aux situations si différentes.

Tout le monde veut des bonnes notes, mais en même temps, tout le monde dit que ce n’est pas la seule manière d’évaluer un enfant. À travers une note, un individu se sent jugé en tant que personne.

Il y a eu des classes sans notes, des classes organisées par compétence à acquérir pendant l’année et ce sont ces compétences qui sont évaluées. Ce n’est pas facile, parce que les notes sont traditionnellement très présentes dans les têtes. La première chose à faire, c’est que chacun se dise qu’on peut évaluer sans regarder les notes.

L’école est une institution qui ne bouge pas facilement”

 

On a l’impression que l’évaluation sans note est une rengaine qui revient régulièrement mais sur laquelle personne n’arrive à s’accorder, tant dans la population que dans le corps enseignant. Est-ce qu’une telle évolution est vraiment possible ?

À peu près tout le monde s’entend sur le constat et rares sont les personnes qui sont satisfaites de l’école telle qu’elle fonctionne aujourd’hui. Seulement on observe des tensions entre les personnes qui regrettent un système plus autoritaire, un espèce d’âge d’or de l’école et d’autres qui ont envie d’innovation, de faire bouger les lignes de l’école, d’inventer autre chose que les cours magistraux.

Le problème, c’est que l’école est une institution qui ne bouge pas facilement. Le changement est plutôt un vecteur de stress, c’est encore plus vrai à l’école.

Toutes les grandes réformes se heurtent à de vives tensions, on le voit avec la réforme du collège. Il n’y a aucun climat de sérénité entre le ministère, le corps enseignant, les personnels d’administration. Ils se méfient plutôt les uns des autres. Chaque nouvelle réforme, c’est la suspicion de quelque chose qui va aggraver la situation.

Est-ce que des évolutions venant du terrain pourraient connaître plus de succès ?

Il y a des initiatives, mais elles sont lancées au sein des établissements. Il faudrait presque regarder chaque établissement scolaire pour voir qu’il y a des choses innovantes qui sont lancées sur le bien-être à l’école, sur les travaux interdisciplinaires.

Quiconque fait un petit tour sur Twitter peut voir que les enseignants se prennent souvent à partie sur ces courants pédagogiques. La première des choses à faire serait de mettre en place un espace où on peut débattre sereinement, en ayant des positions différentes, mais sans ridiculiser la position de l’autre. Cela permettrait de faire émerger des points de consensus pour faire avancer les choses, mais il nous manque vraiment ce dialogue sur l’école.

Ci-dessous, Lelanceur.fr publie l’article d’Elvire Bornand, paru sur le site The Conversation.


 

Inégalités : l’école aggrave-t-elle le problème ?

Elvire Bornand, Université de Nantes

L’OCDE publie tous les trois ans les résultats du programme international pour le suivi des acquis des élèves. Ce programme, PISA, mesure les compétences à l’écrit, en mathématiques et en sciences.

Lors des derniers résultats publiés en 2012, le niveau de la France se situait dans la moyenne de pays de l’OCDE.

Plus encore qu’un niveau moyen, ces résultats révélaient un fort écart dans les performances d’une élite d’élèves brillants et celles d’une masse d’élèves en plus ou moins grandes difficultés.

Autrement dit, PISA ne montre pas que les élèves sont nuls, mais que l’école est une institution qui reproduit et aggrave les inégalités et cela nous choque d’autant plus que nous avons fait en France de l’école la seule institution qui nous lie tous par une expérience commune.

Nous allons tous à l’école. Nous y entrons différents les uns des autres à 6 ans. Nous en sortons encore plus différents à 16 ans ou bien après.

Inégalités et milieux défavorisés

Ces différences ne tiennent pas à nos personnalités et à nos réussites individuelles, mais aux conditions familiales, sociales, économiques et éducatives dans lesquelles nous vivons, c’est pour cela qu’on les nomme inégalités.

Les travaux sur l’école ont montré que ceux qui sortent de l’école non diplômés ou avec le brevet des collèges sont issus de milieux défavorisés et que leurs parents ont, souvent connu eux aussi un échec scolaire. Comment ces adultes et ces enfants vivent-ils ces inégalités ?

Les inégalités scolaires pèsent durablement dans les trajectoires de vie. Parmi les trois socles de compétences mesurés par PISA figurent les compétences à l’écrit. Pour 7 % de la population adulte ayant effectué sa scolarité en France, L35 mo75 qu3 vou5 3735 3n 7ra1n d3 l1r3 r3553mbl3nt à ça1. Pour autant ces personnes ne peuvent se passer de la lecture et de l’écriture, pour travailler, effectuer des démarches administratives, se soigner (posologie d’un médicament) ou comme Patricia pour trouver de l’aide pour préparer son mariage :

Mr P. Ces pareil il mon dit ces écrire. Dans le contrat et vêle rein attendre prenne. Contact avec. Eux. D’accord. Je singer. Les documents. Evêché le traiteur. Envoie facturé. Après. Avec sont rib. Pour. Donner à compte merci de répondre.

 

Au total, nous avons interrogé 26 parents et 65 enfants âgés de 6 à 12 ans pour comprendre comment les inégalités scolaires sont vécues par les personnes qui les subissent.

Entre espoir et fatalisme, les parents souhaitent un avenir meilleur pour leurs enfants

C’est à table que les familles se retrouvent, c’est donc le moment où le sujet de l’école est le plus abordé.

Les enfants cherchent à l’éviter, sauf s’il s’agit d’annoncer une bonne note ou une sortie scolaire si elle n’est pas trop chère. Dans le cas contraire, ils peuvent aller jusqu’à dissimuler les messages de l’école pris dans des conflits de loyauté entre les attendus scolaires et leur situation familiale.

La même culpabilité peut les pousser à dissimuler leurs mauvaises notes parce que c’est « toujours là que les parents se crient dessus » (Maxime, CE2).

Ce sentiment est exacerbé lorsque dans la famille un frère ou une sœur plus âgés a connu un échec scolaire. « Mes parents me lâchent plus depuis que ma sœur va plus en cours » (Audrey, 6e). À moins que le fatalisme s’impose « Nous [dans ma famille] on dépasse pas la 3e » (Hakim, 6e).

Ce fatalisme, les parents l’acceptent pour eux-mêmes, mais le refusent pour leurs enfants « Y’a des choses qu’on a pas trouvé avec nos parents, qu’on s’est dit qu’on va faire avec nos enfants » (Julie, mère de famille), mais avec la peur que « si les parents parlent pas bien, l’enfant y fera comme ses parents » (Vanessa, mère de famille).

Ce que ces parents veulent éviter c’est qu’« au moment de grandir il y ait des trous, que quand on est grand, dans la vie de tous les jours, rien qu’aller dans un supermarché faire des courses ce soit difficile ». (Ibrahim, père de famille). Et pour l’éviter, ils se concentrent sur les notes qu’ils considèrent comme le seul déterminant de la réussite de leur(s) enfant(s).

Tout tourne autour du bulletin. Il n’y a pas de contacts avec le corps enseignant car « revenir à l’école c’est trop dur » (Julie, mère de famille). Les parents recherchent des d’appui auprès d’autres parents ou des professionnels des centres socioculturels pour se faire lire ou expliquer les notes et les appréciations laissées par les professeurs.

Les notes sanctionnent des individus bien plus que des connaissances

« J’avais l’impression d’être nulle et j’avais envie de m’enfoncer dans le sol » raconte Maeva témoignant de son 8 en français. Pour elle, 8 c’est une mauvaise note parce que c’est en dessous de la moyenne « sauf que même des fois tu te dis que dans la tête des profs la moyenne c’est 12, alors tu sais jamais si t’as réussi ou pas »..

Parents et élèves sont unanimes pour expliquer que si les bonnes notes sont si importantes, c’est parce qu’on va à l’école pour trouver un travail, travail qui permettra de garantir une position économique (de l’argent) et sociale (être bien vu).

Sur les 91 personnes, enfants et adultes, interrogées, une seule a parlé des connaissances acquises à l’école comme quelque chose de désirable en soi. Pour tous les autres, l’école est un moyen au service de la réussite sociale et économique.

Considéré ainsi, tout se passe comme si l’école déterminait la valeur future des personnes. Pour comprendre d’où vient cette idée il suffit de voir comment se dessine le parcours scolaire d’un élève en difficulté à travers ses bulletins.

En 6e, Stéphanie obtient un 7 en physique et un 5 en biologie. Il n’est pas exactement écrit 7 et 5 sur le bulletin, il est écrit « 7 ? » et « 5 ? ? ». Le 19 en math n’est suivi d’aucune ponctuation. En 3e, la ponctuation est remplacée par des traits, le 7 en grammaire et le 8 en physique sont soulignés en rouge. Le 16 en français et le 14 en sciences naturelles ne font pas soulignés.

En seconde, son travail est jugé « tout juste moyen » en anglais avec un 12 et le conseil de classe note en observation « soyez très persévérante face aux difficultés que vous rencontrez ».. On retrouve l’amour des traits. En première, on lira sur un même bulletin « très bon trimestre, élève sérieuse » « bon travail » « satisfaisant » et le commentaire difficilement interprétable « je me pose des questions » ainsi que le bilan final du conseil de classe « une démotivation qui nuit aux résultats. Il faut réagir ».

En fin de première les commentaires sont unanimes pour juger l’élève « démotivée » et on conclura cet aperçu de ce que les sociologues nomment la violence symbolique de l’institution par le bilan du conseil de classe de terminal « Que faites-vous en terminale ? ». Stéphanie, prendra acte de la question et interrompra un parcours scolaire ponctué de jugements sur sa valeur depuis son commencement lorsqu’en apprentissage de la lecture, le professeur des écoles avait choisi de la mettre en groupe E, seule, le reste de la classe étant réparti selon leur difficulté entre le groupe A et le groupe D.

Les notes et classements jugent moins des connaissances que des personnes, c’est pour cela que l’ensemble des commentaires dans les bulletins est adressé à l’élève et non à ces connaissances.

Les inégalités scolaires d’aujourd’hui sont les inégalités sociales et économiques de demain

PISA est un score de compétences, une photographie à un instant t de résultats à des tests, il ne dit rien du vécu scolaire des enfants qui obtiennent un score faible, ni du fait que ces compétences lacunaires suivront les enfants devenus adultes non seulement dans leur parcours professionnel, mais aussi dans l’exercice de leur parentalité et dans l’image qu’ils ont d’eux-mêmes.

L’école est un reflet de la société où aujourd’hui pour de nombreux enfants se déroule avant tout l’apprentissage des inégalités.

(1) « Pour 7 % de la population adulte ayant effectué sa scolarité en France, les mots que vous êtes en train de lire ressemblent à ça ».

Elvire Bornand, Chargée de cours action publique, éthique et transitions sociétales, Université de Nantes

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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