Le Lanceur

Free perd une bataille contre le délégué syndical lanceur d’alerte, Anousone Um

L’inspection du travail a refusé le licenciement d’Anousone Um, délégué syndical Sud dans un centre d’appel de Colombes (92) de Mobipel, une filiale de Free. Free, qui lui reprochait douze griefs, a perdu contre ce salarié protégé, qui dénonce les conditions de travail dans les call centers de l’opérateur français. Selon Anousone Um, cette procédure de licenciement n’avait qu’un but : le faire taire.

 

Le Lanceur : Free, via sa filiale Mobipel, a entamé fin 2016 une procédure de licenciement contre vous. Salarié protégé, l’inspection du travail devait se prononcer sur votre licenciement, qu’elle a refusé par courrier du 13 février. Dans quel état d’esprit êtes-vous ?

Anousone Um.

Anousone Um : Je suis soulagé. J’étais confiant, je savais que leur dossier de plusieurs dizaines de pages, ne tenait pas la route. Je savais que les douze griefs formulés à mon encontre n’étaient pas fondés. L’inspection du travail n’a retenu aucun des douze griefs formulés contre moi. L’inspection du travail a aussi refusé le licenciement de ma collègue, également représentante du Sud, en rejetant tous les griefs. Mais c’est dur à vivre. J’ai vécu des moments de doute.

L’entreprise peut procéder à un recours hiérarchique de cette décision devant la direction générale du travail, le ministre du Travail, en réalité. Pensez-vous que Free va employer ce droit ?

Je l’ignore. Dans sa culture et logique, Free va jusqu’au bout des choses, même si elle a tort. D’un autre côté, Free doit lancer la version 7 de la Freebox au cours du premier semestre 2017. Va-t-elle courir le risque d’un conflit social alors qu’elle va commercialiser un produit stratégique ? Nous verrons. D’autant que je n’ai pas encore saisi le tribunal des prud’hommes, attendant de voir jusqu’où l’entreprise pouvait aller. Mobipel a quand même déposé une plainte au pénal, devant le procureur de la République, contre ma collègue de Sud et moi-même pour vol de documents. Le combat continue.

Que vous reproche Mobipel, donc Free ?

Plein de choses : des retards, du harcèlement moral, des fraudes à la pause de moins de 5 secondes, l’utilisation de mon téléphone portable pendant les heures de travail, etc. La lettre de Free, tout compris avec les documents, fait plus de 80 pages… Mais le motif principal, c’est le vol de documents. J’aurais divulgué des secrets d’entreprise. Ce qui est faux. Ils ont monté un dossier énorme. Mais c’est de l’acharnement pour tenter de me faire taire. Ma parole est trop dangereuse.

Pourquoi ? Parce que vous dénoncez les conditions de travail dans les call centers ?

Deux mois après mes débuts chez Mobipel, fin mai 2012, nous sommes quelques-uns à nous dire qu’il y a des dysfonctionnements dans le système mis en place par Free, des anomalies qui, si elles étaient réglées, permettraient d’être plus efficace, d’apporter un meilleur service, et de travailler mieux. Mes collègues me disent : “Nous avons des abonnés mécontents des services de Free, mais la direction s’en moque.” On essaye d’alerter. Rien n’y fait. En juin 2012, nous décidons de débrayer. À 22 heures, une heure avant de fermer le centre d’appel, nous nous déconnectons du système.

Que s’est-il passé ensuite ?

J’ai ensuite reçu un mail furax du directeur général. Il me disait que si je continuais sur cette voie-là, je ne pourrais pas évoluer au sein de l’entreprise. Je me suis dit : chez Free, si on ne rentre pas dans le moule, on est exclu. Nous voulions juste améliorer notre travail et le service aux abonnés, qui se plaignaient. Nous ne demandions ni augmentation de salaire ni revendication similaire.

Sans le savoir, nous avions remis en cause l’un des piliers de la réussite financière de Free : ce qui coûte cher, ce sont les centres d’appel et la qualité du service. Or, Free s’arrange, par des systèmes assez complexes, pour avoir un taux de satisfaction des clients qui n’est pas excellent mais qui n’est pas très mauvais, pour ne pas perdre définitivement sa clientèle.

Les dirigeants de Free aiment bien dire que “Free est une famille”, qu’il y a un esprit start-up, que Free est le Petit Poucet face aux géants des télécommunications, et que tout le monde se défonce pour Free, dans un esprit familial. Force est de constater que ce n’est plus vrai. Dans une famille, on se dit les choses. Et là, on ne pouvait pas émettre la plus petite critique constructive.

En creusant, vous découvrez que les effectifs du centre d’appel dans lequel vous travaillez diminuent régulièrement. Pourquoi, selon vous ?

Oui. Je demandais toujours les chiffres des effectifs en comité d’entreprise. Chiffres difficiles à obtenir. Or, à force d’insister, je m’aperçois que les effectifs de Colombes sont passés de 600/650 employés en octobre 2014, à 380 aujourd’hui, début 2017. Or, lorsque l’entreprise est au-dessus de la barre des 500 employés, elle a des obligations, comme celles de mettre en place un délégué syndical supplémentaire pour l’encadrement.

Comment analysez-vous la politique de Free dans ses centres d’appel ?

J’avoue ne pas bien comprendre. À Marseille, par exemple, Free a été condamnée pour un plan social déguisé, alors que l’entreprise se porte très bien. Résultat : une dizaine de salariés d’un centre d’appel à Marseille touchent un salaire mais restent chez eux à ne rien faire. Et ce depuis plus de six ans.

Par ailleurs, Free ne cesse d’augmenter le nombre de ses abonnés, entre la téléphonie mobile et Internet. Or, la qualité du service tend à diminuer, parce que Free veut, soit diminuer les effectifs, soit fermer des centres d’appel qui, disent-ils, leur coûtent trop cher. Il y aurait selon eux trop de personnel. Le site le plus sensible, le “déviant”, est celui de Colombes, dans le 92. Le mien. On nous l’a fait comprendre à plusieurs reprises. Il n’est pas impossible que Free délocalise des centres d’appel… Les dirigeants insistent énormément sur le fait que Free ne fait pas comme les autres opérateurs téléphoniques, qui ont tous délocalisé dans des pays francophones. Mais plein d’indices montrent le contraire.

Xavier Niel, le fondateur de Free, a pourtant répété à plusieurs reprises qu’il ne délocaliserait pas ces centres d’appel. Dans le magazine Society, en 2016, il a ainsi déclaré : “On est le dernier opérateur en France à avoir des centres d’appel internalisés.”

Tout d’abord, Xavier Niel, dans le même entretien, dit qu’il ne s’occupe pas de la gestion humaine des centres d’appel, qu’il n’aime pas ça et que ça ne l’intéresse pas. Il dit, je cite ses propos : “Après les centres d’appel, ce n’est pas la partie la plus fun de l’entreprise, on a pris la décision de continuer à les avoir en interne et de continuer à les salarier. Parce que l’on pense que c’est notre responsabilité sociale. Maintenant, si à un moment ou à un autre, franchement, c’est trop galère, on fera ce que font les autres. Ce n’est pas du chantage ou une menace, mais on a toujours tout internalisé, et même nos centres d’appel au Maroc, ce sont des salariés Free.”

Xavier Niel n’a pas été le seul à tenir ce genre de discours. On a souvent entendu, au sein de Mobipel, des propos similaires de la part de la directrice, Angélique Berge, qui gère les centres d’appel, le bras droit de Xavier Niel. Des propos tenus lors d’une réunion du comité central d’entreprise. C’est assez cohérent avec ce qui se passe par rapport aux effectifs, en baisse régulière chez nous à Colombes. Il y a une opacité sur l’avenir de Mobipel. Et tout ceci constitue des signes d’une délocalisation.

Dans le dossier à charge de Mobipel, l’entreprise diffuse des messages de l’application WhatsApp montrant que vous auriez pu avoir accès à des mails internes de la direction…

Tout d’abord, j’ai été extrêmement surpris et sidéré que la direction dévoile des messages d’une messagerie privée. Il s’agissait d’un groupe privé de quelques personnes, pour notre syndicat Sud. Donc, déjà, c’est une violation de notre vie privée. Ensuite, non, je n’ai pas eu accès à des mails internes de l’entreprise. L’ancienne assistante de la directrice générale m’a demandé de voir si je pouvais télécharger, dans le cadre de sa procédure de licenciement, des documents, via sa messagerie professionnelle. Je travaillais sur son dossier pour la défendre, dans le cadre de mes fonctions syndicales. Sur WhatsApp, j’ai dit que je le ferais, que je téléchargerais ces mails, mais je ne l’ai pas fait. Si c’était le cas, de quoi la direction de Mobipel aurait-elle peur ? Que je révèle des secrets inavouables ? Que Free délocalise des centres d’appel ?

Vos collègues du comité d’entreprise se sont prononcés à la majorité pour votre licenciement. Comment l’expliquez-vous ?

Ces collègues m’ont reproché ma méthode. Ils m’ont dit que la cause que je défendais était juste mais que la méthode crée des malentendus et, surtout, une mauvaise image de l’entreprise, que mes prises de position dans la presse dénigraient Free. C’est faux. Je dénonce des situations factuelles. Free réagit mal.

Que voulez-vous provoquer en prenant la parole publiquement ?

Je ne veux pas dénigrer Free. C’est une entreprise que j’aime. Lorsque j’ai été embauché, je croyais fortement à cette réussite entrepreneuriale. Je voudrais juste que Free se remette en question, que l’entreprise accepte des critiques. Nous devrions pouvoir travailler dans de bonnes conditions, avec des salaires corrects, et ne pas subir des dénigrements, une “ubérisation” de nos jobs et, au final, une casse sociale. Des employés heureux, à l’aise dans leurs baskets, sont des salariés productifs, il ne faut jamais l’oublier. Or, Free réagit comme si j’étais un déviant, comme si la société voulait m’exclure. J’ai dit des choses. Free me le fait payer.

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