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Hôtels pour SDF et réfugiés : la Caisse des dépôts veut faire du social à but lucratif

Alors que les parlementaires examinent la loi “Égalité et citoyenneté”, le Gouvernement a confié à la Caisse des dépôts et consignations et à sa filiale immobilière, la SNI, le soin de racheter des hôtels low cost pour les transformer en foyers sociaux pour les réfugiés et les plus démunis. La SNI (Société nationale immobilière) devrait racheter, via Adoma, 75 à 80 hôtels de marque Formule 1 ou Première Classe, pour les transformer en résidences sociales. Elle espère faire financer l’opération par des investisseurs privés, en leur garantissant des rendements. Les salariés de la SNI émettent de sérieux doutes sur ce nouveau mode de financement. Tout comme l’OCDE, critique sur ce social à but lucratif.

 

André Yché, le président de la Société nationale immobilière (SNI), est un fin stratège. Alors que s’ouvrait à Nantes le 77e congrès HLM, réunissant les représentants de 732 bailleurs, il publiait le 27 septembre une tribune dans le Huffington Post intitulée “L’avenir du logement social ? C’est l’entreprise !” Ciselé, son texte est une ode à l’entrée de l’entreprise dans le logement social, car il est selon lui “urgent” de diffuser les “outils” et les “méthodes” de l’entreprise “dans l’ensemble du secteur”. “L’entreprise, argue-t-il, c’est aussi l’innovation. Comment tirer parti des nouveaux instruments financiers – social impacts bonds et green bonds – qui, sans équivaloir à des subventions gratuites, cherchent à s’investir dans l’économie sociale et solidaire ?”

“La culture d’entreprise, c’est enfin l’attitude de managers qui considèrent tout nouveau problème à affronter comme une opportunité à saisir (…) C’est en multipliant les initiatives et les innovations que nous réussirons à progresser, en ne nous bornant pas à répondre aux sollicitations des pouvoirs publics. Le secteur du logement social doit prendre l’initiative. Il doit développer une offre non sollicitée qui lui permette, tout en satisfaisant les besoins sociaux, de mieux maîtriser son destin !”, conclut-il.

Des opportunités, André Yché en a vu beaucoup dans un dossier : racheter via sa filiale Adoma (ex-Sonacotra) des hôtels low cost (Formule 1, Première Classe ou B&B, pour ne citer que ceux-là) pour y loger les plus démunis, SDF, réfugiés ou familles en détresse. “Comme à son habitude, André Yché a fait plancher, en secret, une équipe sur ce dossier, dès qu’il a eu connaissance du projet de loi Égalité et citoyenneté, qui contient un volet logement, détaille un bon connaisseur du dossier. La SNI est apparue comme l’interlocuteur privilégié des pouvoirs publics. La SNI sait parfaitement que l’État paiera les nuitées des plus démunis et des réfugiés rubis sur l’ongle. Surtout, l’État n’aura pas à débourser pour le rachat de ces hôtels, c’est la SNI qui s’en charge.”

Dès lors, une équipe dédiée à ce projet a travaillé d’arrache-pied dans les locaux modernes de la SNI, avenue de France (Paris 13e). Consigne d’André Yché : proposer une solution à Matignon et à Bercy qui, financièrement, n’alourdisse pas les caisses de l’État.

“Objectif : créer 10 000 places pour les SDF et les demandeurs d’asile”

En mai dernier, lors de la présentation à la presse des résultats du groupe (ce qui constituait une première), la direction de la SNI a exposé son projet : “Un fonds va acquérir des hôtels économiques, parfois à réhabiliter, pour proposer à l’État une offre nouvelle répondant aux nuitées hôtelières avec l’accompagnement social d’Adoma. Une fois réhabilités, ces hôtels auront le statut de résidences hôtelières à vocation sociale et seront gérés par Adoma. Objectifs : créer 10 000 places, 7 000 chambres, autour du Grand Paris et du Grand Lyon, dans un premier temps. À la clé, une économie pour l’État sur le prix des nuitées (+ de 30%) et permettre de disposer d’un hébergement de qualité, mieux encadré et géré par des professionnels qualifiés.”

Concrètement, il s’agit de racheter environ 75 résidences hôtelières pour 10.000 places (5.000 pour les demandeurs d’asile, 5.000 pour les sans-abri du 115). “Pour 17,50 euros par jour et par personne, soit ce qui est actuellement dépensé en hôtel privé, nous proposerons des lieux plus dignes et, en sus, l’accompagnement social nécessaire à une bonne insertion”, précise alors Jean-Paul Clément, le directeur général d’Adoma, chargé de gérer ce nouveau parc. Les sites n’ont pas encore été précisément identifiés, mais ils devraient se situer prioritairement en Ile-de-France, en Rhône-Alpes et en Méditerranée, mais aussi en Lorraine et dans le Pas-de-Calais.

La SNI a obtenu un décret qui exonère ces nouvelles résidences de kitchenette dans les chambres

L’information sur ces rachats et transformations d’hôtels n’est cependant pas reprise par les médias. Un peu vexée, la direction de la SNI fait alors fuiter quelques infos dans Le Figaro Immobilier, en juin 2016… Thomas Le Drian, le fils du ministre de la Défense, qui est directeur de cabinet d’André Yché, monte même au créneau. Très enthousiaste, Le Figaro écrit que les premiers réfugiés arriveront dans ces nouvelles résidences à l’automne. En réalité, c’est un peu plus complexe, techniquement, juridiquement et financièrement.

Il faut d’abord changer le régime de résidence à vocation sociale afin d’accueillir au moins 80% de publics en difficulté contre 30% aujourd’hui. Heureusement, c’est l’un des volets de la loi Égalité et citoyenneté, adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale le 6 juillet. Si le Sénat a détricoté tout le texte, en particulier sur le volet logement, le Premier ministre, Manuel Valls, a affirmé devant les représentants des HLM que le Gouvernement allait revenir au texte initial.

“Manuel Valls tient absolument à ce que ce projet aboutisse, assure une source proche du dossier. Matignon met une énorme pression sur la Caisse des dépôts.” D’ailleurs, le Premier ministre met actuellement tout son poids dans la balance pour faire aboutir son projet de loi Égalité et citoyenneté, qui a été discuté au Sénat du 4 au 6 octobre.

Un décret spécifique, qui vise à dispenser les propriétaires de ces résidences sociales d’installer une petite cuisine dans chaque chambre, a même été rédigé. C’était l’une des demandes spécifiques de la SNI, qui estimait qu’installer des kitchenettes dans les hôtels Formule 1 ou Première Classe aurait été trop coûteux.

Du côté des groupes hôteliers (Accor et Louvre Hotels Group), on souhaiterait plutôt vendre ces établissements, plus très rentables et parfois obsolètes pour certains. “La première génération de ces hôtels n’a pas de douche dans les chambres, explique un ancien dirigeant d’Accor. Plus aucun client n’a envie de payer 35 euros pour une chambre sans douche. Donc la direction d’Accor serait plutôt encline à vendre.”

La moitié de ces établissements appartiennent à des propriétaires privés, franchisés. “Il faudra donc négocier avec chaque propriétaire, ce qui ne va pas se faire du jour au lendemain ; les négociations risquent d’être longues”, poursuit ce cadre.

Le sujet du financement de cette acquisition se pose”

 

Et puis, il y a la question du financement, qui est complexe. Généralement prolixe sur les projets de son groupe, André Yché a été peu loquace lors du comité central d’entreprise de juin dernier, que nous avons pu consulter : “Adoma est sous une forte pression des pouvoirs publics pour faire face au quotidien, notamment aux événements migratoires. Il est envisagé d’acheter des hôtels économiques pour les gérer globalement.” Ajoutant, sans détailler : “Le sujet du financement de cette acquisition se pose.”

Intervention d’André Yché au comité central d’entreprise de la SNI, en juin 2016

Les organisations syndicales sont restées sur leur faim. “Une première présentation, très vague, et qui a soulevé plus de questions de notre part que de réponses de la leur, confie un délégué. Pourquoi un tel appel de fonds alors que les taux sont au plus bas ? Quid d’éventuels bénéfices ? Quelles garanties de qualité du travail social quand il faut que ça soit rentable ? Mais, outre nos grosses réticences, il semblerait qu’au niveau d’Accor, il y ait aussi des résistances… donc le projet n’est pas encore finalisé.”

La question du financement est au cœur du dossier. La SNI envisage de créer un fonds d’investissement de 200 à 250 millions d’euros, dont la moitié proviendrait d’un système testé dans les pays anglo-saxons, les social impact bonds (SIB), une sorte de partenariat public-privé (PPP). Si ce dossier aboutit, ce sera une première en France, vu l’ampleur “industrielle” de la démarche de la SNI.

Concrètement, un fonds d’investissement privé va être créé par la Caisse des dépôts et consignations, avec des partenaires financiers, des banques et des compagnies d’assurances (BNP Paribas, Maif, Macif…). Ceux-ci devraient percevoir des intérêts (environ 3,5%) sur les coûts évités à la collectivité, à partir d’indicateurs sociaux. Au bout de douze ans d’exploitation, Adoma deviendra propriétaire pour un euro symbolique.

La formule de transformation de ces hôtels low cost en foyers sociaux a déjà été testée, notamment par l’association Aurore, qui propose à Pantin (93), dans une résidence qui fut un hôtel, des formules à 18 euros la nuit (avec petit-déjeuner), en partenariat avec 3F, un important bailleur social. C’est l’État qui prend en charge les nuitées. Mais, pour Éric Pliez, le président d’Aurore, avec la formule de la SNI il s’agirait surtout de “garantir à des investisseurs des taux de rendement sur le compte de l’État”. Il craint qu’avec le modèle industriel que la SNI veut monter la logique de rendement ne prime sur le service rendu aux familles et aux réfugiés.

D’autant que les SIB, lancés et soutenus officiellement par le Gouvernement en mars dernier, soulèvent de grosses réticences. Si le Gouvernement prépare le terrain depuis plus de trois ans, notamment avec ce rapport du Comité français sur l’investissement à impact social, si le Medef soutient l’idée via son think tank, l’Institut de l’entreprise, d’autres organismes sont beaucoup moins dithyrambiques.

L’OCDE émet ainsi de sérieux doutes sur ces produits financiers : “instruments complexes” et “coûteux” qui “font intervenir de multiples parties prenantes venant d’horizons divers”. L’OCDE ajoute qu’“il est indispensable de continuer à dispenser des services sociaux aux personnes les plus vulnérables et aux citoyens. Par conséquent, les SIB sont plus adaptés en complément de la fourniture de services sociaux et non comme mécanisme central”.

Même avis du Haut Comité pour la vie associative (HCVA), organisme d’État, qui appelle “les pouvoirs publics à la plus grande vigilance dans l’utilisation d’un mode de financement qui doit être envisagé en tant que tel et non pas en tant que mode de décision des politiques publiques”. Le HCVA “demande expressément que les risques repérés, particulièrement par l’OCDE, soient bien pris en compte” (intégralité de l’avis à lire ici).

Dans l’immédiat, la SNI poursuit ses négociations avec les groupes hôteliers et les investisseurs potentiels.

 

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