Le Lanceur

La génération Uber refuse d’être celle de Macron

Course Uber dans le centre de Lyon © Tim Douet

Course Uber dans le centre de Lyon © Tim Douet

Devenir son propre patron, travailler quand on le souhaite et autant qu’on le souhaite, rouler à bord d’une berline de luxe et gagner 8.000 euros par mois… Ces promesses trop belles, beaucoup de chauffeurs Uber y ont cru. Aujourd’hui, c’est la gueule de bois. La réalité a rattrapé les fantasmes d’une ubérisation qui se voudrait cool avec la bénédiction de Macron.

 

L’évocation du nom d’Emmanuel Macron au sein d’un groupe de chauffeurs Uber en colère fait l’effet d’un cocktail Molotov. “Collabo”, “Mister Uber”, “l’homme qui veut tout ubériser”, les qualificatifs négatifs ne manquent pas. Même si le candidat à la présidentielle cherche à casser cette image qui lui colle à la peau, le message n’est pas encore passé chez les principaux concernés. En évoquant avec eux la volonté d’Emmanuel Macron de leur permettre de bénéficier d’une couverture chômage et d’être mieux protégés en cas de perte d’activité, voici ce que l’on entend : “Il n’a rien fait pour nous quand il était ministre de l’Économie, si ce n’est ouvrir les portes de la France aux Américains comme Uber, que fera-t-il une fois président ? Rien !” Ou : “C’est le candidat de l’ubérisation, il veut donner un meilleur statut, car il a bien compris que tout allait être ubérisé demain, il prépare le terrain à d’autres entreprises dans d’autres secteurs, vous verrez, qu’importe votre boulot, vous êtes les prochains à être ubérisés, comme nous.” Certains ubérisés en ont ras le bol aujourd’hui et ont l’impression d’avoir été les “rats de laboratoire” de l’ancien ministre de l’Économie.

Enfermés dans la spirale de l’endettement

Les traits tirés, Ahmed* se remet doucement de ce qu’il appelle son “petit AVC”. Chauffeur Uber à Lyon depuis plus d’un an, il avoue qu’il “travaille peut-être un peu trop”. La semaine précédant notre rencontre, il s’est connecté à l’application Uber 125 heures et a été mis en relation avec des clients pour une centaine de courses d’une dizaine de minutes chacune. Entre deux courses, il attend au volant, condition sine qua non pour arriver à faire “1.400 euros bruts par mois, une fois qu’Uber a pris ses 25%”. Désabusé, Ahmed montre les statistiques de l’application sur son smartphone : “Ça fait 6.000 par mois, brut”, mais “quand on enlève toutes les charges, la voiture, l’essence et l’assurance, il me reste moins de 1.500 euros par mois pour 500 heures de connexion. Si je ne les fais pas, je ne m’en sors pas”.

Depuis 2015, les chauffeurs de taxis ne sont plus seuls à manifester contre Uber. Les conducteurs qui travaillent avec le service se sont mobilisés à leur tour. Certains n’en peuvent plus, ne s’en sortent plus même. Pour eux, c’est Uber qui a mis le feu aux poudres, en faisant passer sa commission de 20 à 25% fin 2016. Même si les tarifs ont augmenté, les chauffeurs mobilisés affirment “ne plus s’y retrouver financièrement” et ils demandent à l’État d’agir. Chose compliquée, car Uber n’a aucun lien hiérarchique avec eux, n’étant qu’un service de mise en relation entre clients et chauffeurs de VTC. Un chauffeur qui ne se sent pas concerné par les manifestations de ses collègues lyonnais ironise : “C’est bien la première fois que l’on voit des patrons faire une grève contre un de leurs prestataires ! S’ils ne sont pas contents, ils peuvent travailler avec d’autres.” Impossible pourtant, pour ceux qui se sont enfermés dans la spirale de l’endettement, avec des berlines de luxe à plus de 50.000 euros. À les en croire, ils ne peuvent se passer d’un Uber qui domine le marché français.

Des promesses qui auraient dû mettre la puce à l’oreille

Comme beaucoup, Sergio* a été attiré par un courriel d’Uber promettant 8.000 euros de revenus par mois, une somme qu’il estime aujourd’hui “impossible à atteindre”. Dans la manifestation lyonnaise du 23 décembre, l’un de ses collègues confirme : “Ici, sur la cinquantaine de chauffeurs présents, personne n’a jamais fait 8.000 euros par mois.” “Avec la liberté de pouvoir vous connecter quand vous voulez, tout le monde pense que l’ubérisation c’est un truc cool, ajoute un autre, qui vous permet de travailler quand vous le souhaitez. En vrai, on s’est tous endettés pour des voitures de luxe ou on travaille pour des sociétés de transport qui nous facturent 100 euros la journée pour avoir la voiture et l’accès à l’application. L’ubérisation, ce n’est pas un truc cool, c’est la précarité, c’est des chauffeurs qui conduisent 24 heures d’affilée sans dormir.” Selon une étude BCG/Harris commandée par Uber, les chauffeurs de VTC indépendants gagnent en moyenne entre 1.400 et 1.600 euros nets par mois pour un temps plein (50 h/semaine).

Ils sont quand même bons ! C’est la seule boîte au monde qui a réussi à faire payer aux clients le possible manque à gagner à cause des grèves…”

 

Lors de ces mêmes manifestations de décembre, nous croisons des chauffeurs en train de quitter discrètement le cortège pour retourner travailler : “Uber vient d’augmenter temporairement ses tarifs, explique l’un d’eux. Quand il y a trop de demande et pas assez de chauffeurs, ils font ça, c’est leur algorithme, ça casse aussi les grèves, car on doit bien payer nos voitures à la fin du mois… Ils sont quand même bons ! ajoute-t-il en souriant. C’est la seule boîte au monde qui a réussi à faire payer aux clients le possible manque à gagner à cause des grèves…” Uber, nouveau géant américain machiavélique ? Les choses sont plus complexes.

Recouvrer sa dignité

Les conducteurs qui utilisent l’application Uber se divisent aujourd’hui en deux grandes catégories : d’un côté, les titulaires d’une carte VTC ; de l’autre, les “Loti”, salariés par des sociétés de transports “capacitaires”. Quand les premiers peuvent espérer s’en sortir et ont une certaine liberté, les seconds, en bout de chaîne, galèrent.

Sylvain était chauffeur de VTC avant l’arrivée d’Uber. “Je possédais déjà une berline, raconte-t-il, et je me suis servi de l’application pour combler les temps morts entre deux courses avec mes clients réguliers.” Même s’il refuse de donner son salaire, cet ancien chauffeur de taxi “s’en sort bien, pas comme ceux qui ont acheté une voiture hors de prix. Il faut être fou pour s’endetter à 2.000 euros par mois et aller chez Uber”. C’est l’erreur qu’a faite Hakim*, 55 ans. Même si Uber a été pour lui une bouée de sauvetage, il a peur de re-sombrer : “Après 50 ans, vous ne valez plus rien pour les entreprises. J’étais au RSA, j’ai emprunté de l’argent à un gars de mon quartier à Vénissieux pour acheter une berline. Même les banques ne voulaient pas me prêter, car elles ont compris que ce n’était pas viable. Mais, si je ne rembourse pas, ça va mal finir pour moi, et pas avec un huissier…”

Comme beaucoup, il a opté pour une grosse voiture allemande qui ne peut être rentabilisée qu’avec les tarifs d’Uber Berline, le segment haut de gamme du géant américain. Or, faute de demande sur ce service, Hakim s’est rabattu sur UberX, moins cher pour le client, donc moins rentable pour le conducteur : “On fait que des courses à 6 euros, on ne gagne pas notre vie avec ça.” C’est l’équation mortelle de la réalité du marché : Uber Berline a atteint son plafond en France, alors qu’UberX se démocratise, mais ne propose pas des tarifs suffisamment élevés pour rembourser 2.000 euros d’emprunt par mois. Dans tous les cas, on reste loin des 8.000 euros promis dans les mails. “Nous sommes sur un marché très jeune, défend Grégoire Kopp, porte-parole d’Uber. Regardez le business model en 2010-2011 : on pensait être un service de luxe. En regardant les retours des passagers, on a vite compris qu’ils voulaient des courses fiables dans un véhicule normal. On s’est rendu compte que le service berline, le plus cher, n’était pas extensible et que l’offre UberX était en forte croissance. C’est pour ça que des chauffeurs avec des berlines qui coûtent 2 000 euros par mois, ce n’est plus possible. On ne peut pas faire des courses à 6 euros avec un véhicule à 60.000 euros, le marché luxe est fermé.” Alors, quel espoir pour ceux qui se sont endettés ?

Fin décembre, face à la crise, le Gouvernement a nommé un médiateur, Jacques Rapoport. Quand les chauffeurs souhaitaient une baisse de la commission de 25%, ainsi qu’une hausse des tarifs, il en est ressorti la volonté d’Uber – ne serait-ce que pour garder l’ascendant médiatique – de mener des actions ciblées, comme des aides individuelles pour ceux qui n’y arrivent plus : “Si, au départ, ils se sont lancés dans le luxe, on leur dit : Venez nous voir, on va voir votre business plan, il faut peut-être prendre une Peugeot à la place d’une Mercedes, explique Grégoire Kopp. On oriente les chauffeurs vers UberX et on leur conseille clairement de ne pas prendre de grosses berlines. Avec un véhicule à 2.000 euros par mois, il faut débloquer rapidement une clientèle personnelle très aisée, ce qui est compliqué. À Paris, nous constatons qu’il y a des offres de location à 750 euros par mois, assurance comprise. Face à un véhicule à 1.500/2.000 euros par mois, ça change tout pour les chauffeurs.”

En attendant de pouvoir rencontrer un représentant du service pour revoir son dossier, Hakim* multiplie les heures : “J’ai au moins recouvré ma dignité, je préfère travailler 130 heures par semaine et gagner un peu plus que le Smic plutôt que rester à la maison au RSA.”

“Mieux que rien”

“Mieux que rien”, un argument bien rodé du côté d’Uber, mais aussi de l’entourage d’Emmanuel Macron, ce qui participe à l’agacement du côté des chauffeurs en colère. À travers son étude BCG, Uber n’hésite pas à rappeler qu’entre 8.000 et 11.000 des 22.000 chauffeurs de VTC étaient sans emploi auparavant, un élément important dans la stratégie de communication de l’Américain. Uber aime aussi se présenter comme l’un des rares espoirs pour certains jeunes de banlieue fatigués de voir leur CV refusé à cause de leur origine. Mehdi* ne s’en cache pas, avant il “glandait à la Duchère”. Aujourd’hui, il est chauffeur Uber et, même s’il n’hésite pas à parler de précarité, “ce travail, c’est mieux que rien, même si les fins de mois sont difficiles en tant que Loti”. “Je viens de la Duchère, poursuit-il, j’ai souvent entendu que les jeunes de banlieue ne voulaient pas travailler. On est la preuve vivante qu’on est prêts à se donner à fond quand on nous donne notre chance. Plus personne ne peut dire l’inverse sur les jeunes de banlieue.” La génération Uber, c’est aussi celle qui a montré qu’elle n’avait pas peur de faire des heures pour s’en sortir.

Son plus gros regret, ce sont “les clients qui mettent une mauvaise note quand les prix augmentent la nuit. Ils sont bourrés, ne voient pas qu’Uber applique un coefficient et le lendemain ils se vengent sur nous”. Un de ses collègues va plus loin : “On a aussi ceux qui veulent qu’on fasse leur déménagement, j’ai eu un client avec un réfrigérateur ; j’ai dû refuser, mais il ne comprenait pas.”

Un autre chauffeur rencontré a accepté de témoigner, anonymement et à condition que l’on ne précise pas la ville où il opère. Pour cause : il possède un casier judiciaire, ce qui est interdit par Uber. “Rien de grave, rien de sexuel, explique-t-il. Je travaille pour un capacitaire qui est au courant et a mis un coup de Photoshop pour tout effacer quand il l’a envoyé à Uber. Je n’avais accès à rien d’autre, je me tiens à carreau et je travaille pour maintenir une bonne note pour ne pas avoir de problème.”

Interrogé sur la présence de chauffeurs avec des casiers, voire des bracelets électroniques, Grégoire Kopp renvoie la balle aux capacitaires : “Avec le régime juridique du capacitaire, le patron de chaque entreprise est tenu de vérifier le casier judiciaire des chauffeurs. La loi nous demande de vérifier le casier des patrons, et c’est à lui de vérifier celui des employés qui travaillent pour lui. On fait tout notre possible pour que les règles soient respectées. Après, de notre côté, lors du service la note permet de voir s’il y a des problèmes de comportement et d’agir.” Le chauffeur avec casier rencontré sait qu’il est en sursis : à partir de 2018, si la loi ne change pas, les Loti ne pourront plus travailler pour Uber. Ce chauffeur ne pourra donc pas passer l’examen VTC ni obtenir une équivalence.

2017, année charnière

Le monde des VTC va-t-il subir un ralentissement, mais aussi un assainissement ? À l’origine, environ 30% des chauffeurs Uber travaillaient pour des sociétés de transport. Avec la hausse de la demande pour les courses et un examen toujours plus difficile pour devenir chauffeur de VTC, ils représentent aujourd’hui 45%. À partir de 2018, dans les agglomérations de plus de 100.000 chauffeurs, les “Loti” devront conduire des véhicules de dix places, incompatibles avec Uber. Le Gouvernement a prévu une phase de transition : tout chauffeur de ce type qui aura exercé cette activité pendant un an pourra demander une équivalence VTC et l’obtenir automatiquement. Pour ceux qui ont commencé avant le 1er janvier 2017 et qui se tiendront à cette activité toute l’année, il y aura donc une nouvelle opportunité à la clé. Quant à ceux qui ne pourront avoir l’équivalence, ils devront passer l’examen VTC, où l’orthographe et un niveau insuffisant en anglais sont éliminatoires. Encore faut-il que des sessions d’examen suivent. Chez Uber comme chez les chauffeurs, on estime qu’elles seraient “insuffisantes”. Si les chauffeurs sont moins nombreux sur les routes, les prix pourraient augmenter. Les conducteurs s’y retrouveraient peut-être, mais Uber pourrait aussi perdre une partie de son attrait pour la clientèle.

* Les prénoms ont été modifiés.

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Le “licenciement”, simple comme une déconnexion ?

Pour ne pas voir les chauffeurs ou livreurs à vélo partenaires requalifiés en salariés, Uber et les autres entreprises du secteur font tout pour ne mettre en place aucun “lien hiérarchique”. Mais, lorsqu’ils ne font plus l’affaire à cause de notes données par les clients trop basses ou de trop nombreuses réclamations, les livreurs peuvent se faire éjecter des services et ne plus avoir le droit de se connecter. Lors de cette enquête, certains chauffeurs nous ont demandé d’anonymiser leur témoignage par peur qu’Uber ne les déconnecte, craignant même de ne pas avoir le droit de faire grève. Interrogé par Lyon Capitale, Grégoire Kopp, porte-parole d’Uber se veut pourtant rassurant : “Il n’y a aucun risque. Quand on voit le mal pour recruter des chauffeurs, nous ne nous amuserions pas à ça, tout comme le droit de manifester n’est pas remis en cause. Il y a beaucoup de légendes urbaines sur nous, notamment sur les déconnexions. Dans le cadre des discussions actuelles avec les chauffeurs, nous défendons l’idée d’un droit d’appel en cas de déconnexion. Si un chauffeur voit son compte suspendu, il pourrait faire appel devant un panel. On éviterait tout risque et crainte d’abus. Chez nous, quand un chauffeur passe en dessous de 4,5*, il y a une procédure : on l’appelle pour le prévenir et dans 99% des cas ça s’améliore.” Cela mettra-t-il fin aux légendes urbaines ? Pour l’instant, la réalité reste qu’un prestataire déconnecté n’a pas de moyen de défense, contrairement à un salarié licencié.

* M. Kopp fait ici référence au système de notation d’Uber : après chaque course, le client peut noter son chauffeur de 1 à 5 ; il connaît également la note de son chauffeur avant la course. Cette note est censée maintenir la confiance dans le système et dans les conducteurs. Les chauffeurs peuvent aussi noter les clients, certains ont d’ailleurs été exclus du service.

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VTC/LOTI : les différences qui changent tout

La carte professionnelle de conducteur VTC est la voie royale pour les chauffeurs. Pour l’obtenir, il faut désormais passer un examen théorique et pratique, réputé difficile à cause d’une épreuve d’anglais et d’une épreuve de français où une mauvaise orthographe entraîne des points de pénalité. À terme, avec la nouvelle législation, tout chauffeur Uber ou d’un autre service de VTC devra avoir cette carte. Aujourd’hui, les conducteurs qui n’en sont pas titulaires ne peuvent pas être chauffeurs de VTC en leur nom propre. Ils travaillent donc pour des sociétés de transport, les “capacitaires”. Ce système a été créé en 1982 par la loi d’orientation des transports intérieurs (Loti, d’où le surnom de ces chauffeurs). À l’origine, cette loi avait été pensée pour desservir les territoires ruraux, mais les sociétés de transport l’ont exploitée pour employer des chauffeurs et les faire travailler avec des applications comme Uber. Le cadre est très souple, mais les Loti n’ont normalement pas le droit de transporter une seule personne (ce qui est rarement respecté quand ils sont conducteurs pour des services comme Uber). À partir de 2018, dans les zones de plus de 100.000 habitants, les Loti devront conduire des véhicules d’au moins dix places, ce qui devrait mettre un terme au détournement de la loi.

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Le plan d’Uber pour se débarrasser des chauffeurs

Les chauffeurs ne sont-ils qu’un problème passager, qui sera de l’histoire ancienne dans une dizaine d’années ? Uber n’a jamais caché son intérêt pour les voitures autonomes, sans chauffeur donc. Pas de salaire à payer ni de conflit social, elles peuvent travailler 24 heures sur 24 et ont moins d’accidents que celles conduites par des humains. Encore faut-il se mettre d’accord avec les autorités. Uber avait débuté des tests en Californie avec seize véhicules. L’État américain, qui n’avait donné aucune autorisation, a mis fin à l’expérimentation. Depuis, Uber a trouvé refuge en Arizona. Il va néanmoins se heurter à la concurrence féroce d’un autre géant. Début 2017, Google a lancé une filiale, Waymo, pour rentabiliser les voitures autonomes en les transformant en VTC ou en taxis. Histoire de se diversifier, Uber teste également des camions de fret autonomes, avec en ligne de mire le transport routier.

 

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