Le Lanceur

Les lanceurs d’alerte français saluent la grâce accordée à Chelsea Manning

Trois jours avant la fin de la présidence de Barack Obama, la Maison Blanche annonce la commutation des peines de 209 prisonniers, dont celle du lanceur d’alerte transgenre Chelsea Manning. Enfermée depuis 2010 pour avoir transmis au site Wikileaks 700.000 documents confidentiels de l’armée américaine, elle devrait être libérée en mai.

Stéphanie Gibaud, lanceuse d’alerte sur le scandale UBS, est l’une des premières à avoir tweeté la nouvelle en France.Plus de trois ans après le procès, il était temps, mais mieux vaut tard que jamais, souffle-t-elle. Depuis le temps qu’on se bat pour cette libération!”

En juin 2010, l’analyste militaire américano-britannique Bradley Manning est arrêté en Irak, avant d’être transféré dans une prison militaire au Koweït. Il est soupçonné d’avoir transmis des documents classifiés sur les opérations extérieures de l’armée américaine en Irak et en Afghanistan. Quelques semaines plus tôt, le site Wikileaks, fondé par Julian Assange, révélait ainsi la vidéo Collateral murder. Les images de la caméra d’un hélicoptère américain dévoilent une bavure que le pays de l’Oncle Sam aurait préféré tenir secrète : le 12 juillet 2007, à Bagdad, l’hélicoptère ouvre le feu sur des civils, une vingtaine de personnes seront tuées, dont des enfants et deux journalistes de l’agence de presse Reuters. Les milliers de documents transmis par le lanceur d’alerte feront ensuite l’objet de révélations particulièrement embarrassantes sur l’ampleur des dommages subis par les civils irakiens durant l’occupation américaine.

Une situation extrême pour avoir osé mettre de la lumière là où il n’y en avait pas”

 

Transféré dès le mois de juillet 2010 dans une base militaire en Virginie, Bradley Manning plaidera coupable devant la cour martiale. Il sera condamné trois ans plus tard, en 2013, à 35 ans de prison pour espionnage, soit la peine de prison la plus lourde jamais infligée à un lanceur d’alerte. Peine qu’il purge depuis dans la prison militaire de Fort Leavenworth, au Kansas. C’est en détention qu’il demande publiquement à être appelé Chelsea et à changer de sexe, se sentant femme depuis son enfance.

Après sept ans d’incarcération et deux tentatives de suicide en 2016, ce n’est que quelques jours avant de laisser les clés de la Maison Blanche à Donald Trump que Barack Obama acte sa grâce partielle. Il n’y a jamais eu autant de lanceurs d’alerte enfermés, emprisonnés, violentés ou en exil que sous le règne de Barack Obama, constate Stéphanie Gibaud. Cette décision lui donne une belle sortie et la libération de Chelsea Manning est une très bonne nouvelle. Espérons que cela ouvre la porte pour que Julian Assange sorte de l’ambassade d’Équateur et qu’Edward Snowden puisse rentrer chez lui. Ces deux lanceurs d’alerte sont dans des situations différentes, mais aussi extrêmes pour avoir osé mettre de la lumière là où il n’y en avait pas.”

“Si les lanceurs d’alerte ne sont pas protégés au point d’être en danger, c’est aussi dû à la volonté d’en faire des exemples à ne pas suivre”, estime l’ex-salariée d’UBS, réduite à vivre des minima sociaux depuis plusieurs années après avoir pourtant aidé à faire rentrer des milliards d’euros dans les caisses d’un Etat français endetté.

Des “intentions essentielles” : celles de ne pas nuire

Chelsea Manning en août 2013 © AFP / US Army

“Quand on regarde la défense de Chelsea Manning, ses intentions n’ont jamais été de mettre en danger des troupes sur le terrain”, souligne la députée européenne Virginie Rozière (Parti radical de gauche), chargée de rédiger un rapport sur la nécessité d’accorder une protection aux lanceurs d’alerte au niveau européen. Les intentions sont essentielles, notamment s’il y a ou s’il n’y a pas de volonté de nuire. Je pense que la motivation de Chelsea Manning était avant tout de dénoncer un certain nombre d’agissements contraires aux droits humains et qui venaient pourtant des forces armées d’une grande démocratie”, poursuit-elle, considérant le geste de Barack Obama comme hautement symbolique” et non sans rapport avec la large mobilisation qu’a pu engendrer le cas de Chelsea Manning.

“Face à la recrudescence de la violence, y compris symbolique ou rhétorique, que ce soit de la part de Donald Trump, de Vladimir Poutine ou de dirigeants comme Bachar al-Assad qui en viennent à massacrer leur propre peuple, il y a un grand besoin de pression de la part de l’opinion publique mondiale pour ne pas adhérer à l’exercice de la violence sans aucune limite, estime Virginie Rozière. Pour cela, le fait de dénoncer des agissements contraires au droit international qui s’applique en temps de conflit est aussi salutaire.”

Pourtant, à côté des soutiens, Chelsea Manning voit son geste considéré comme une traîtrise, elle est accusée d’avoir mis son pays et ses compatriotes en danger en révélant des documents classés secret défense. Le secret défense est aussi une nécessité, reconnaît Virginie Rozière, passée par le ministère de la Défense. Mais, dans le cas de Chelsea Manning, la violation de ce secret est aussi quelque chose qui peut être utilisé pour couvrir des situations et des agissements qui n’en relèvent pas nécessairement et qui sont totalement condamnables, comme le meurtre de civils. Ce ne sont pas des opérations qui relèvent à proprement parler du secret défense, mais des faits de guerre totalement inacceptables de la part d’une grande démocratie.”

Quel poids pour la liberté d’expression ?

Daniel Ibanez tente de fédérer les lanceurs d’alerte en France, notamment par l’organisation depuis deux ans du salon “Des livres et l’alerte”. Selon lui, pas de doute possible, “que ce soit la surveillance de masse révélée par Edward Snowden ou les exactions américaines en Irak et en Afghanistan révélées par Chelsea Manning, nous sommes dans la liberté d’expression offerte par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948”. Une déclaration qui ne semble cependant pas avoir peser très lourd dans le cas de Chelsea Manning ou dans celui d’Edward Snowden.

Depuis le scandale du Watergate, il y a eu des décisions de la Cour suprême américaine qui protégeaient les lanceurs d’alerte sur des éléments extrêmement graves, rappelle Daniel Ibanez. Si on peut dire que Chelsea Manning a trahi un secret militaire, ce dernier n’a pas lieu d’être puisqu’il bafoue les droits de l’humanité. Ce qu’il a révélé, ce sont des crimes de guerre. Les États-Unis et toutes les autres démocraties seraient mieux inspirés de ne pas s’intéresser aux affaires dites Monica Lewinski, qui relèvent de la sphère privée, et d’accepter que celles de crime de guerre soient effectivement révélées normalement.”

Si Daniel Ibanez salue lui aussi la décision de Barack Obama, il craint un retour en arrière : Le problème, c’est que personne ne sait exactement ce que Donald Trump va faire quand il aura le pouvoir. Effectivement, Chelsea Manning a été graciée, mais sa libération n’est prévue que le 17 mai. J’espère qu’il n’y aura pas de retour en arrière.” Si Donald Trump a pour l’instant gardé le silence sur le sujet, la décision de Barack Obama a provoqué la colère de plusieurs membres des Républicains, comme le sénateur John McCain, ex-candidat à l’élection présidentielle, qui estime qu’il s’agit d’une grave erreur qui va encourager d’autres actes d’espionnage”.

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