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Les petites combines d’Uber pour manipuler les chauffeurs

© Tim Douet

D’un clic sur le smartphone, le chauffeur Uber devant votre porte est devenu une banalité dans l’ère du tout-ubérisé. Mais l’application utilisée par les conducteurs cache des secrets de fabrication bien particuliers. Conceptualisée selon les pratiques du design comportemental, son fonctionnement inciterait ses utilisateurs à travailler plus longtemps et sur des zones précises grâce à des stratagèmes psychologiques.

 

“Aujourd’hui, le patron, ce n’est pas le chauffeur autoentrepreneur, ce n’est pas Uber, mais l’application et son algorithme.” Attablé devant un cappuccino, Alexandre*, représentant du syndicat de chauffeurs privés VTC à Lyon, est remonté contre l’entreprise américaine. “Rétention d’informations”, “application sous la forme d’un jeu qui influence les usagers”, “impact psychologique”, les mots sont durs pour décrire l’application déployée par Uber. “On parle de travailleurs autonomes, mais dépendant économiquement d’une plateforme”, explique le syndicaliste.

Pourtant, Rachel Holt, cerveau de l’entreprise aux États-Unis, déclarait le 21 mars dernier, au cours d’une conférence de presse : “Le plus important à mes yeux est la façon dont nous travaillons avec nos chauffeurs. Et l’application qu’ils utilisent pour se connecter et gagner de l’argent est au centre de leur propre expérience.” Une semaine auparavant, l’enseigne avait annoncé avoir amélioré l’application, afin qu’elle offre “des gains plus stables, un meilleur outil pour éviter le stress au volant, et bénéficier d’une communication et d’un support plus humains pour que les chauffeurs soient considérés comme de vrais partenaires”.

Mais l’application qui fait le lien entre la société et les autoentrepreneurs possède des caractéristiques qui font douter de la sincérité des déclarations précédentes. “L’enjeu est d’avoir la main sur l’“outil de production” qu’est le chauffeur indépendant”, explique Arthur*, un autoentrepreneur qui roule pour l’entreprise américaine. Car, si Uber considère ses chauffeurs comme des travailleurs indépendants, aux horaires fluctuants et à la localisation mouvante, l’entreprise n’a aucune assurance qu’ils seront disponibles aux bons horaires, aux bons endroits. Pour résoudre cet épineux problème, la société de VTC “utilise les mécanismes des sciences comportementales pour diriger subtilement les chauffeurs vers des objectifs à atteindre, qui ne sont pas les leurs”, affirme Arnaud Bartois, ingénieur dans le domaine des applications.

Des tactiques psychologiques élaborées

À en croire Tristan Harris, ex-ingénieur de l’éthique chez Google, il existerait pas moins de dix leviers émotionnels régulièrement utilisés par les applications, dont Uber sait user, selon Arnaud Bartois. Parmi ces tactiques psychologiques, l’aversion de la perte joue un rôle important pour amener les conducteurs à travailler dans des zones précises à moindres frais. “Uber a mis en place un système de tarification dynamique permettant aux chauffeurs d’être informés des pics de demande en temps réel”, explique à Lyon Capitale un porte-parole de l’entreprise. Concrètement, des notifications sont envoyées aux chauffeurs qui ne sont pas connectés à l’application, les alertant des zones peu desservies où beaucoup de clients sont en attente, ces zones voient alors leurs prix majorés. “La fluctuation tarifaire est là pour inciter les chauffeurs à sortir, critique Alexandre*. Quelqu’un qui est chez soi va regarder son application, voir que le tarif est doublé dans le centre-ville de Lyon. Mais, une fois arrivé, il n’y a plus le tarif majoré. Maintenant qu’il est dehors, le chauffeur se dit qu’il va travailler. Ça a un impact psychologique : par le tarif, on peut donner des ordres.”

Appli chauffeurs Uber (capture d’écran)

Aux abords de l’aéroport Saint-Exupéry, les chauffeurs attendent à l’ombre de la station-service, de l’hôtel Kyriad et du snack Le Cargo Express. Contrairement au centre-ville où les courses oscillent entre 4 et 15 euros, la plupart des clients déboursent une trentaine d’euros par voyage, de quoi faire rentrer les autoentrepreneurs dans leurs frais, au point qu’Uber a développé une file d’attente électronique sur l’application. Une pratique en théorie illégale pour les VTC. Costard cravate, Mehdi* guette les clients en regardant passer ses confrères. “Tu vois la 508 noire ? C’est un Uber”, nous indique-t-il. Dans la journée, ils sont “trente à quarante” à se succéder, selon le jeune homme, tous attirés par les tarifs plus alléchants. Sur son smartphone, l’application n’indique pas le temps d’attente, juste sa position dans la file. “En général, les chauffeurs patientent deux, parfois trois heures”, la preuve selon lui de l’asservissement des conducteurs à l’application. Mais le porte-parole de la société présente une vision différente de cette situation : “Les chauffeurs sont libres d’utiliser en parallèle les applications concurrentes, de développer leur clientèle personnelle et de travailler avec des hôtels, restaurants, bars…”

Une dynamique similaire à Youtube ou Netflix

Un autre levier psychologique consiste à charger la prochaine course avant que celle en cours ne soit terminée. Selon l’ingénieur, l’objectif est de créer “une dynamique similaire au binge-watching [visionnage boulimique, notamment de séries, NdlR] sur Youtube ou Netflix”. C’est ce que Tristan Harris appelle “l’illusion du choix” : le conducteur est incité à prendre les clients les uns à la suite des autres, ce qui crée une dynamique difficile à arrêter. “Si une course est commandée à proximité de la fin de la course précédente, elle est proposée au chauffeur qui arrive sur place, précise le porte-parole d’Uber, cela permet de limiter l’attente du passager qui commande” et que les chauffeurs “subissent le moins de temps morts en étant le plus possible en course lorsqu’ils sont connectés”.

Afin de garder les autoentrepreneurs le plus longtemps possible sur la route, Arnaud Bartois assure qu’“[Uber] utilise des mécaniques de défi : même si sa dernière course vient de se terminer et qu’il souhaite se déconnecter de l’application, une notification lui rappelle qu’il est tout prêt d’atteindre une barrière importante”. Un détail technique confirmé par le syndicaliste des VTC de Lyon. “Quand nous cliquons sur “hors-ligne”, un message apparaît : “Continuez encore une course, vous êtes à 5 ou 20 euros des 100 euros.” Forcément, ça pousse les gens à travailler plus.”

Ces notifications s’inscrivent dans une démarche de gamification de l’application, selon Arnaud Bartois. L’application est élaborée sur la base des jeux vidéo. L’avantage ? Selon l’ingénieur, “les mécanismes des sciences sociales gardent le chauffeur motivé. Elles poussent à revenir souvent sur l’application. Cela peut être sous forme de badges à gagner, de points à récolter, de défi, de compétition, etc.” Déjà utilisé aux États-Unis, un système de “compliments” récompensant les chauffeurs sur des critères variés a été mis en place le 11 mai. Affublée d’une vignette, cette option permet de récompenser le conducteur sur son humour, sa conduite, sa conversation, la propreté de son véhicule, ou sa musique.

Appli chauffeurs Uber (conseils)

Quand on lui demande ce qu’il en pense, Arthur est amer : “On ne travaille plus, on joue. Ça permet de cacher sous le tapis toute la misère et toutes les réflexions.” Même son de cloche chez Alexandre, qui le ressent particulièrement dans le système de notation, de 0 à 5 étoiles : “Dans l’esprit des chauffeurs, il y a un classement : je fais partie des dix meilleurs chauffeurs ou non… Je vais mieux m’habiller, mettre des bonbons, essayer de corrompre les passagers pour avoir une meilleure note. Mais, à la fin du mois, ça n’apporte pas plus dans le frigo. Le prix de la course ne correspond pas à la qualité du service.”

Appli chauffeurs Uber 2 (capture d’écran)

Autre astuce, lorsqu’un chauffeur accepte une course, il ne sait pas où celle-ci va le mener. Un autoentrepreneur ne peut pas refuser un trajet en fonction de sa distance, qu’importe que celle-ci soit trop courte ou trop longue. C’est l’effet “machine à sous”, selon Tristan Harris. Le conducteur joue sans connaître quel sera son prochain gain, ce qui le pousse à conduire davantage pour augmenter ses profits. “C’est de la rétention d’informations, fustige Alexandre. Tout ce que sait le conducteur, c’est le temps d’approche, l’adresse et la note du passager. Ça montre que le chauffeur n’est maître que de ce que Uber veut lui donner.”

Incitation ou manipulation ?

Mais est-ce éthique d’utiliser des “astuces” pour guider les utilisateurs à faire ce que l’on désire d’eux ? “C’est un peu comme si l’utilisateur était d’accord pour déléguer ses choix et ses comportements aux produits qu’il utilise”, avertit Arnaud Bartois. Le laboratoire d’innovation numérique de la Cnil tient lui aussi l’application à l’œil. “Nous, ce qui nous intéresse dans le design comportemental, c’est de comprendre le moment où va se jouer la relation entre un utilisateur et un service numérique, explique Olivier Desbiey, chercheur au sein du laboratoire. Si on est capable d’influer sur des comportements en plaçant le bon message au bon moment, ça pose des questions d’éthique, de liberté, de démocratie. On peut créer de l’illusion et manipuler les gens.”

Mais où se situe la limite entre l’incitation et la manipulation ? Selon Arnaud Bartois, “la différence réside dans la position dans laquelle on se trouve et la finalité du projet. Car les mêmes outils peuvent être utilisés autant pour inciter les enfants à manger plus sainement à la cantine que pour inciter les consommateurs à acheter les produits plus chers dans les supermarchés ou encore pousser les chauffeurs Uber à aller dans une zone qui les arrange. Et l’intérêt commercial qu’Uber fait passer avant celui de ses chauffeurs est discutable”.

* Les noms des chauffeurs Uber ont été modifiés.

Moran Kerinec

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