Le Lanceur

Livret scolaire numérique : un fichier d’élèves litigieux ?

livret scolaire unique numérique

Réformer la méthode d’évaluation des élèves à l’école et au collège, pour tenter d’en finir avec la notation sur 20, la mesure avait été plutôt bien accueillie. Mais tout a été gâché par le lancement précipité, et entaché d’irrégularités, du livret scolaire numérique qui doit recenser les résultats scolaires de chaque élève pendant une durée… problématique.

 

Bruno* est le père de trois élèves scolarisés près de Bourg-en-Bresse. Il a reçu début décembre le livret scolaire de sa fille, en CM1. Deux simples pages de grilles d’évaluation. “Remplies à la main par l’enseignant. Ça me suffit amplement.” Bruno fait partie des rares parents qui ont dédaigné la curiosité numérique du ministère de l’Éducation nationale en cette rentrée 2016 : le LSUN, “livret scolaire unique numérique”, un portail Internet sur lequel l’enseignant inscrit les évaluations de ses élèves, un seul outil commun à l’école et au collège (du CP à la 3e), qui concerne plus de 10 millions d’élèves sur toute la période d’instruction obligatoire (de 6 à 16 ans).

Fiché ad vitam æternam dans un casier scolaire, ça fout les jetons !”

 

Bruno est concerné à plus d’un titre puisque son aîné est au collège et que le plus jeune entre à l’école l’an prochain. “Dans le bulletin de ma fille, raconte-t-il, on voit apparaître une appréciation comportementale en classe et vis-à-vis des camarades. En termes de relation avec les parents, c’est nécessaire. Mais imaginer que ce type d’appréciation va être fiché ad vitam æternam dans un casier scolaire, ça fout les jetons !”

Lancement bâclé

Grande innovation pédagogique de la rentrée 2016, le livret scolaire numérique a pourtant fait l’objet d’un lancement plus que bâclé. Son expérimentation en 2015 dans les académies de Créteil et Grenoble n’a concerné qu’une trentaine de classes pendant six mois et aucun bilan n’a été publié avant sa généralisation, il y a trois mois. Les bugs techniques apparus courant novembre (des élèves qui disparaissent lorsqu’on lance une impression, des élèves “fantômes”, inconnus de la classe ou de l’école, qui apparaissent mystérieusement) n’ont rien arrangé… Résultat, au moins cinq syndicats d’enseignants s’y opposent déjà fermement.

Le FSU-SnuIPP, majoritaire chez les professeurs des écoles, a maintenu mi-décembre sa demande de “moratoire sur le LSUN” formulée début octobre. Sud Éducation, la CNT Éducation, l’Unsen-CGT et le Snudi-FO appellent tous à sa suppression immédiate ou à son boycott. Les professeurs proches de la méthode Freinet, pédagogie alternative qui mise sur l’autoévaluation, voient dans le LSUN “une série d’artifices pour donner l’illusion, en cochant des cases, que l’école remplit bien sa mission”. Seul le Sgen-CFDT reste dans le rang, soulignant des “retards techniques inacceptables” sans remettre en cause le dispositif.

Informations sensibles partagées

Ce lancement chaotique fait de l’ombre au cœur de la réforme, une nouvelle méthode d’évaluation des acquis d’un “socle de connaissances” uniformisé. En ligne de mire : dépasser la sacrosainte note sur 20 et inciter, même au collège, à classer les acquis sur quatre niveaux – objectifs “non atteints”, “partiellement atteints”, “atteints” ou “dépassés”. “Une évaluation constructive, simple et lisible, qui valorise les progrès, soutient la motivation et encourage les initiatives des élèves”, s’extasie une note du ministère. Le livret numérique n’en est que la cheville ouvrière.

Mais, pour les allergiques de la petite fiche, surtout portant sur des individus aussi vulnérables que des enfants, certaines cases du LSUN font tache : assiduité, comportement dans l’établissement, “besoins particuliers” pouvant donner des éléments sur la santé ou le handicap, prises en charge par le Rased (réseau d’aide aux élèves en difficultés), classes spéciales pour enfants non francophones. “Autant d’éléments personnels utiles à partager dans l’équipe éducative, mais qui ont un caractère sensible en dehors de ce cercle, surtout en ne sachant pas combien d’années, et pour quoi, ils seront conservés”, s’interroge un prof d’une école parisienne.

Fichage…

Bruno a pris conscience du “fichage tentaculaire” de la scolarité en rejoignant le CNRBE, un collectif de parents et de professeurs entrés en résistance contre un précédent fichier qui avait défrayé la chronique il y a une dizaine d’années, la “Base élèves 1er degré” (BE1D), activée dès 3 ans à l’école maternelle. Bruno la connaît bien, cette BE1D : son premier enfant ayant été fiché à son insu, il est parvenu à en épargner sa cadette, aujourd’hui en CM1.

Le CNRBE a montré que les champs “sensibles” du LSUN sont ceux-là mêmes qui avaient dû être expurgés de la Base élèves pour calmer la grogne : le ministre UMP de l’époque, Xavier Darcos, les avait jugés “liberticides”, en 2008… Aujourd’hui, bis repetita : le LSUN s’active en important les données d’état civil de la Base élèves. Le comité des droits de l’enfant de l’Onu, alerté en 2010 et en 2016 par le CNRBE sur la montée en puissance des fichiers scolaires dans le pays, a toujours recommandé de ne conserver hors des établissements que des “informations personnelles anonymes” afin d’être en conformité avec la Convention des droits de l’enfant.

… sans information des parents

“L’évaluation positive, oui, mais l’outil proposé n’est pas adapté”, estime Francette Popineau, cosecrétaire générale du SnuIPP. On a plus l’impression de ficher les élèves que de les évaluer. Nous demandons à nos collègues de ne pas le remplir.” La Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE), discrète sur ce dossier depuis la rentrée, reste aussi mitigée. “L’évaluation formative, sur quatre niveaux, plus bienveillante que les notes, est vraiment une bonne réforme, explique à Lyon Capitale Hervé-Jean Le Niger, son vice-président. En revanche, sur la partie livret numérique, un bémol : le manque d’informations en direction des parents, alors que le ministère s’y était engagé.”

Aussi curieux que cela puisse paraître, la mise en fiche de plus de 10 millions de mineurs ne s’est pas accompagnée d’une campagne d’information digne de ce nom. C’est pourtant une obligation légale. Ce livret informatisé n’est pas une simple “application”, comme le présente naïvement l’Éducation nationale, c’est un traitement de données à caractère personnel. En vertu de la loi Informatique et libertés, les responsables légaux doivent donc être informés, au plus tard au moment de l’enregistrement, des finalités d’un tel fichier, de son contenu, des destinataires et de la durée de conservation des données. Mais, dans la plupart des cas, les parents ont reçu les pages imprimées du livret numérique de leur enfant sans savoir qu’un traitement de données spécifique avait été créé.

Il a fallu attendre le 1er décembre pour que Florence Robine, à la tête de la puissante DGESCO (direction générale de l’enseignement scolaire), envoie un mail aux directeurs d’école leur rappelant qu’“il conv[enait] d’informer les élèves et leurs responsables légaux”. Consigne tardive – les livrets sont prêts à l’emploi depuis le mois d’octobre – qui n’a pas vraiment été suivie d’effets.

Pas d’accès réservé, durée floue

Autre raté : un accès individuel (identifiant et mot de passe) doit être réservé aux parents pour consulter le livret en ligne et éditer eux-mêmes les relevés de notes de leurs enfants. Dans l’acte de naissance du LSUN, Florence Robine s’engageait à envoyer un “courrier personnalisé” aux familles pour leur présenter ce “téléservice” et, au passage, les informer de leurs droits. Occasion manquée : rien dans les boîtes aux lettres, ni dans les carnets de liaison, avant les congés de fin d’année. “Ce document est en préparation”, nous a-t-on fait savoir au ministère. Alors que les livrets continuent d’être alimentés.

Autre zone d’ombre : la durée de conservation, autrement dit le “droit à l’oubli”. Sans garanties, c’est la porte ouverte au “casier scolaire”, comme le dénoncent les syndicats les plus remontés. L’engagement initial était de garder une mémoire des livrets pendant 4 ans. Soit un cycle de 3 ans (CP, CE1 et CE2 pour le cycle 2) plus une année. Malaise : dans son courriel du 1er décembre, Florence Robine contredit ses engagements initiaux (maximum 4 ans) : les “bilans de fin de cycle” seront conservés “jusqu’en classe de seconde”. Un enfant verra donc son bilan de fin de CE2, à 8 ou 9 ans, conservé jusqu’au lycée, pendant huit ans.

Le SnuIPP, par la voix de Francette Popineau, prône une limitation maximale : “À l’image de ce que le ministère préconise sur les données des tablettes numériques utilisées en classe, tout devrait être effacé en fin d’année scolaire”, les livrets imprimés pouvant faire foi. Le ministère n’a pas répondu à nos appels pour éclaircir ce point.

De fichier en fichier, on arrive à la Cnil…

Enfin, le pédagogue lyonnais Philippe Meirieu ainsi que le sociologue Christian Laval mettent en doute l’évaluation par “compétences”, en vigueur dès la dernière section de maternelle. Une logique qui serait plus apte à mesurer l’“employabilité” d’un futur jeune actif qu’à évaluer réellement ses savoirs, selon eux.

Le LSUN est conçu pour remplacer un autre fichier expérimental, le “livret personnel de compétences” (LPC), qui a vocation à se prolonger au lycée et compléter ensuite un “passeport orientation et formation” vers les études supérieures. Tout ceci devant prendre place dans le compte personnel d’activité (CPA), créé cet été par la fameuse loi Travail et qui concerne les individus au-delà de 16 ans, prenant donc le relais du LSUN.

Mais que fait la Cnil ? Pas grand-chose. Mais c’est la loi.

… ou pas

Contrairement à l’idée reçue, la Commission nationale de l’informatique et des libertés n’a jamais eu à délivrer la moindre autorisation, ni à émettre le moindre avis motivé sur un tel fichier, même aussi volumineux (“mission de service public” oblige). Seule obligation en pareil cas : envoyer à la Cnil un formulaire de “déclaration simple” (effectué en octobre 2015). En revanche, l’une de ses juristes, consultée par Lyon Capitale, regrette le manque d’entrain de la Rue de Grenelle à “informer les parents de manière claire, complète et effective” sur la portée exacte du LSUN. Même circonspection lorsqu’on lui apprend le flou artistique entretenu sur la durée de conservation, qui dépasserait les quatre ans prévus. Autant de manquements qui relèvent d’infractions pénales, pour lesquelles la ministre en personne pourrait être poursuivie. La Cnil a encore le pouvoir de transmettre ces infractions au parquet. Tout comme de lui demander simplement de revoir sa copie.

* Le prénom a été changé à sa demande.

 

Quitter la version mobile