Le Lanceur

Moralisation, lobbying et lanceurs d’alerte : les défis de Transparency

Marc-André Feffer ©Tim Douet

Après avoir œuvré pour guérir “une démocratie française malade”, Daniel Lebègue a quitté la présidence française de l’ONG Transparency International. Le flambeau est désormais passé à Marc-André Feffer, qui compte élargir les avancées obtenues par son prédécesseur.

Quarante années de vie professionnelle chargée n’ont pas écorné l’envie d’agir de Marc-André Feffer. Après avoir fait valoir ses droits à la retraite à la direction générale du groupe La Poste à l’automne 2015, il est depuis mai le président de la branche française de l’ONG Transparency International. Entre deux trains, l’ancien haut fonctionnaire raconte avoir été approché six mois plus tôt. Celui qui envisageait de se consacrer à une activité bénévole sera servi. “Je pense réellement que renforcer la démocratie et revitaliser la vie publique dans notre pays passe par la transparence et par une lutte de tous les instants contre des conflits d’intérêts mal gérés et contre la corruption”, donne-t-il comme principale raison pour se consacrer à cette nouvelle activité.

Une activité pour laquelle Marc-André Feffer est armé. Entre 1988 et 2004, il a supervisé les activités de lobbying de Canal+, puis de La Poste entre 2004 et 2015. Très active en faveur de la transparence et de la lutte anticorruption, Transparency France pourra compter sur l’expertise de son nouveau président, qui peine d’abord à trouver ses mots pour préciser le regard qu’il porte sur le lobbying. Rapidement, il se raccroche à la position de Transparency, qu’il partage profondément : celle de l’utilité. “Je pense que la décision publique doit être éclairée par un certain nombre de remarques des parties prenantes. Mais la contrepartie doit être la transparence. Si on demande leur avis aux gens, celui-ci doit s’exprimer, autant que possible, publiquement.”

Vers un lobbying qui n’avance pas masqué ?

Pour étayer ses propos, Marc-André Feffer prend l’exemple de Bruxelles, “très en avance sur Paris de ce point de vue là”. Ce qui m’avait frappé, c’est qu’il y avait une maturité des communautés européennes jusqu’au milieu de la première décennie 2000, où la Commission écoutait beaucoup plus les parties prenantes économiques que ne le faisait l’État français”, raconte-t-il. Tout n’est pas rose non plus à Bruxelles, reconnaît-il. Mais, depuis très longtemps, il y a la pratique des livres blancs, des livres verts, etc. Nous avions l’habitude, à Canal+ puis à La Poste, de publier les positions de l‘entreprise sur un certain nombre de grandes questions.” En France, la réputation des lobbys est loin de revêtir comme caractéristique celle d’agir à visage découvert. Et, lorsque la loi Sapin II souhaite que les groupes déclarent publiquement un certain nombre d’informations sur leurs travaux à l’Assemblée nationale, le décret d’application rend la mesure très loin des attentes initiales.

L’enjeu, c’est de trouver un équilibre entre la nécessité de rapporter publiquement ce qu’une entreprise fait sans être non plus dans la tracasserie administrative”, considère Marc-André Feffer, qui estime que les groupes de lobbys pourraient déclarer leurs activités à l’Assemblée tous les six mois et non tous les quinze mois comme l’impose le décret :“Le décret est à revoir pour qu’il y ait un minimum de traçabilité et que les citoyens sachent un peu, pas en temps réel mais sans attendre un an, à quoi s’intéresse l’entreprise Bayer, La Poste ou Total, et vers qui ces entreprises sont-elles allées.”

Du lobbying, Transparency France en a largement usé pour la loi Sapin II. Suffisamment pour avoir à réfléchir désormais à son rôle vis-à-vis des institutions mises en place pour la lutte anticorruption et la protection des lanceurs d’alerte. “Tous ces sujets, qui étaient jusqu’ici essentiellement portés par la société civile et Transparency, seront maintenant partagés avec des institutions dont c’est le rôle officiel. Cela nous amène sûrement à modifier un peu notre positionnement”, explique Marc-André Feffer. Le Forum des entreprises engagées, par exemple, permettait à l’organisation d’amener une culture de la déontologie au sein d’entreprises partenaires. Une mission qui est désormais aussi à la charge de l’Agence française anticorruption (AFA) auprès de 1.600 entreprises : celles de plus de 500 salariés dont le chiffre d’affaires dépasse 100 millions d’euros. Transparency devrait cependant garder un rôle au sein de leurs entreprises partenaires “en pleine transparence et collaboration” avec l’AFA.

Un lanceur d’alerte prend des risques pour des raisons morales”

 

Si Marc-André Feffer est aussi convaincu par cette méthode, c’est notamment pour l’avoir vue à l’œuvre et avoir pu repérer ou éviter des faits de corruption. À la foncière de La Poste, qui à l’époque faisait plus de 400 millions d’euros de travaux par an, nous avons mis en place des procédures très particulières en faisant notamment tourner les responsables achat, en permettant de faire remonter les alertes par une structure extérieure. Le personnel avait également participé à l’élaboration d’un guide de déontologie, explique-t-il. C’est exactement ce qu’on cherche à faire avec Transparency. Il s’agit de provoquer une réflexion et de se doter de processus pour éviter les gros pépins. Il y a une époque où les entreprises laissaient entendre, au moins aux commerciaux et aux chargés de contrats, qu’un grand contrat valait bien des petits accommodements. Le fait d’obliger les entreprises à se situer dans un cadre anticorruption évite ce genre d’ambiguïté. Cela passe aussi par une transparence interne sur ce qui est autorisé et interdit. Si l’entreprise dit que toute forme de pot-de-vin sera sanctionnée, que c’est écrit dans le contrat de travail et que ça peut donner lieu à un licenciement, ça se sait vite.”

Il y a quelques années, Transparency a également lancé un projet expérimental : le centre d’assistance juridique anticorruption (Cajac). En l’espace de trois ans, près de 500 signalements ont été reçus de la France entière. Nous sommes finalement assez satisfaits de voir qu’il y a un certain nombre de citoyens qui s’intéressent à notre action et que nous pouvons aider. Un lanceur d’alerte est quelqu’un qui est profondément écœuré pour des raisons morales, qui n’ont rien à voir avec son intérêt personnel. La population des lanceurs d’alerte est composée de gens qui sont suffisamment choqués pour se mettre en risque. Nous avons transmis certains signalements à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique et nous avons été amenés à porter plainte dans quelques cas. La question qui se pose maintenant est de savoir comment nous pérennisons ce dispositif, qui est essentiellement à base de bénévolat”, précise Marc-André Feffer. L’énarque rappelle qu’un projet de Maison des lanceurs d’alerte est toujours d’actualité et qu’il serait intéressant de se demander également comment cette dernière pourrait se coordonner avec le centre d’assistance juridique de l’organisation. La défense des lanceurs d’alerte au niveau européen sera aussi au programme, avec le suivi de la directive qui pourrait les protéger sur tout le territoire et qui éviterait des distorsions entre les législations, comme ça a été le cas pour l’affaire Luxleaks.

Des entreprises aux collectivités locales et à la moralisation ?

D’abord principalement axée sur l’accompagnement des entreprises dans la lutte anticorruption, puis sur la défense et la protection des lanceurs d’alerte, Transparency France pourrait entreprendre un rapprochement vers les collectivités locales. “C‘est vrai qu’il y a dans les collectivités locales autant de sujets, me semble-t-il, de transparence, de démocratie et éventuellement de risques de corruption que dans les entreprises, estime Marc-André Feffer. Je pense qu’il y a pour Transparency et d’autres ONG un champ d’action avec des collectivités qui seraient volontaires pour développer une culture de déontologie. C‘est aussi un sujet au long cours, qui n’est pas facile, mais qui me paraît naturel pour nous.” Il s’agirait notamment de militer pour que le projet de loi de moralisation de la vie publique étende éventuellement les exigences de lutte anticorruption imposées aux entreprises par la loi Sapin II aux grandes collectivités locales.

La rapidité avec laquelle le projet de loi de moralisation a été présenté est à la fois bonne et un peu contestable, estime le nouveau président de Transparency France. C’est une bonne chose, car ça traduit bien la volonté du président de la République et du Gouvernement d’en faire une priorité. Mais, lorsque Transparency avait interpellé Emmanuel Macron, l’organisation lui avait demandé qu’il puisse y avoir systématiquement des consultations citoyennes sur les projets de loi. Emmanuel Macron avait manifesté son accord de principe, mais là on voit que le Gouvernement, pris par l’urgence, ne fera pas de consultations. Nous le déplorons parce que ce serait l’occasion de porter ce genre de thème au-delà du texte initial.” L’organisation devrait ainsi entretenir une certaine vigilance autour de cette nouvelle loi, pour laquelle les sénateurs ont rejeté cette nuit l’interdiction des emplois familiaux inscrite par le Gouvernement.

Plus vous avez de garde-fous, moins vous avez de problèmes”

 

Si Marc-André Feffer se dit optimiste sur la capacité à faire progresser la lutte anticorruption et souligne de grandes progressions, sa mission conseille plutôt un “pessimisme actif” : “L’argent a toujours mené le monde, les tentations sont permanentes, on le voit bien d’ailleurs sur tout ce qui est grands marchés publics. Je pense que ce qu’il faut c’est en prendre conscience, le savoir et gérer les choses en fonction de ça. Vous n’êtes jamais à l’abri mais, plus vous avez de garde-fous, moins vous avez de problèmes. Historiquement, ça va quand même dans le bon sens, mais c’est long. C’est un combat permanent qui n’est jamais totalement gagné.” Le combat en faveur de la transparence nécessiterait lui un investissement des citoyens, appelés à contribuer aux consultations publiques et à se saisir de l’outil. Un outil qui demande une certaine maturité, explique Marc-André Feffer : Je crois que les contre-pouvoirs sont essentiels et que la transparence est une forme de pression citoyenne forte. Le fait de savoir qu’un certain nombre de choses sont publiques modifie les comportements. Mais la transparence aide si elle est correctement utilisée et qu’elle ne sert pas à alimenter de petits jeux. Je pense que la société est encore à un moment où elle utilise ce joujou de la transparence mais n’est pas encore elle-même très mûre.” L’avancée par la loi n’est donc que la première étape d’un long processus. “Maintenant, il faut passer à l’acte”, conclut Marc-André Feffer avant de reprendre sa route.

 

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