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Paquet neutre : le contrat secret qui lie Philip Morris et l’Université de Zurich

© Sebastien JARRY/MAXPPP

Exclusif. Lelanceur.fr révèle le contrat secret signé entre Philip Morris et l’Université de Zurich (UZH). Cet accord montre que le numéro un du tabac paie la prestigieuse université suisse (12 prix Nobel) pour faire publier, avec un label universitaire, des études qui critiquent l’efficacité des mesures sur le paquet neutre, qui s’appliquent, dès le 20 mai, en France.

Comment instiller le doute sur l’efficacité des dispositions sur le paquet neutre (ou standardisé) qui doivent rentrer en application le 20 mai ? Simple. Il suffit d’une étude émanant d’une université renommée pour mettre en cause l’instauration du paquet standardisé.

C’est ce qu’a fait Philip Morris International (PMI), le numéro un du tabac (plus de 80 milliards de dollars de chiffre d’affaire), le fabricant de la Marlboro, en finançant deux articles à charge contre le paquet neutre, et que l’Université de Zurich (UZH) a publié sous son nom.

Le plus étonnant, c’est que l’université suisse est liée avec le fabricant de la Marlboro par un contrat cadre que nous publions en exclusivité (voir le document). Contrat plutôt étonnant puisque Philip Morris peut utiliser à sa guise toutes les productions intellectuelles de l’UZH, qui n’a quasiment aucun droit. Autrement dit, le géant du tabac fait passer les informations qu’elle souhaite voir publier, sous l’étiquette d’une institution académique, fondée en 1833, qui se situe à la 54ème place dans le classement des meilleures universités dans le monde et qui s’enorgueillit de 12 prix Nobel.

On connaissait le blanchiment de capitaux, via des sociétés off-shore ; Philip Morris a inventé le blanchiment d’informations, via le monde universitaire. Pour un prix modique, en plus.

Le paquet neutre débarque en France

Le 20 mai prochain, les mesures sur le paquet neutre entrent en application dans l’Hexagone. Le gouvernement laisse jusqu’à la fin de l’année aux buralistes pour écouler les stocks actuels de paquets de Marlboro, Camel, Gauloises ou de Lucky Strike. Ils seront remplacés petit à petit par les paquets dits « neutres ». A la fin de l’année, tous les emballages seront identiques, de la même couleur verte olivâtre, avec les messages sanitaires désormais habituels (« Fumer tue » ; « Fumer provoque le cancer ») qui recouvriront les deux tiers des paquets, plus les images chocs des ravages du tabac. Le nom de la marque de cigarettes sera indiqué, en petit, avec la même typographie pour tous.

Pour les autorités sanitaires françaises, l’objectif consiste à contrer le marketing des industriels de la cigarette, afin de diminuer la consommation du tabac, alors que celle-ci a augmenté au premier trimestre 2016 (+1% par rapport aux trois premiers mois de 2015). « Avec 78 000 décès chaque année, le tabac est la première cause de mortalité évitable dans notre pays. Face à ce bilan accablant, pas question de se résigner. C’est pourquoi nous mettons en place le paquet neutre, qui réduit drastiquement l’attractivité du tabac, surtout auprès des jeunes, en contrant les effets du marketing » a ainsi expliqué, en mars dernier, Marisol Touraine, ministre de la Santé.

L’industrie vent debout contre le paquet neutre

Buralistes et industrie du tabac sont tous remontés contre le paquet neutre. Les « Big Four » du tabac (Philip Morris, British American Tobacco, Japan Imperial Tobacco et Imperial Tobacco) ont tous créé leur site internet pour vouer aux gémonies ce nouveau dispositif. Selon eux, cette mesure serait illégale (l’interdiction des marques liées au tabac serait une atteinte à la propriété privée), augmenterait le marché noir et serait inefficace. Seita, la filiale française du cigarettier Imperial Tobacco, a annoncé le 10 mai dernier, saisir le Conseil d’Etat pour faire annuler le décret concernant les paquets neutres. La Seita « en appelle au Conseil d’Etat pour lui demander de faire cesser cette atteinte disproportionnée et inédite au droit de propriété des industriels. » Quant à Japan Tobacco International (JTI), le fabricant a déposé un recours également auprès du Conseil d’Etat afin de « défendre le droit des marques. »

Dans la ligne de mire des industriels : l’expérience australienne. L’Australie a été le premier pays à appliquer cette mesure dès 2012. Selon le bilan du ministère de la Santé australien, le nombre de fumeurs quotidiens a baissé, passant de 15,1% en 2010 à 12,8% en 2013 chez les plus de 14 ans, et de 15,9% à 13,3% chez les plus de 18 ans. Dans les années 1990, l’Australie a compté jusqu’à 25 % de fumeurs chez les adultes. Cette baisse du tabagisme n’est pas du uniquement au paquet neutre, mais à une « série complète de mesures contre le tabac, en incluant la hausse du prix du paquet et une campagne d’information massive » a précisé Martin Bowles, du département australien de la Santé.

La manipulation subtile de Philip Morris

L’industrie du tabac a tout fait pour créer le doute sur cette expérience australienne. En pointe dans ce combat, Philip Morris, le numéro un mondial du tabac. La manipulation a été opérée avec subtilité.

Dans un premier temps, l’Université de Zurich, a publié deux études d’impact (une première version et une version réactualisée), sous son nom et sur son site internet, au cours de l’année 2014, concluant que le paquet standardisé (ou neutre) en Australie n’a pas contribué à réduire le nombre de fumeurs dans ce pays. Ces travaux universitaires sont signés des deux professeurs spécialisés en économie et sciences politiques, Ashok Kaul de l’Université de Saarland (Allemagne) et Michael Wolf de l’Université de Zürich (Suisse).

C’est écrit en petits caractères et en bas de page, mais ces deux études ont été financées par Philip Morris International (PMI). Elles ont été commandées dans le cadre d’un contrat confidentiel entre le numéro un mondial du tabac et l’Université de Zürich, accord cadre que nous révélons aujourd’hui.

Les résultats ont ensuite été utilisés par les firmes du tabac pour affirmer que le paquet neutre est une mesure inefficace et donc inutile. Surtout, ces deux études ont été largement utilisées par les « Big Four » dans le cadre des consultations que le gouvernement britannique a menées pour étudier une application éventuelle de l’expérience australienne.

De grossières erreurs dans l’étude de Philip Morris ?

En Suisse, Oxyromandie, association locale de lutte anti-tabac, dirigée par un ancien spécialiste de santé publique de l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé), Pascal Diethelm, a dénombré au moins sept erreurs erreurs grossières. Pour Pascal Diethelm, « ces erreurs sont très graves. La plupart d’entre elles, prises individuellement, suffisent à invalider les résultats des articles. Prises dans leur ensemble, elles sont accablantes. »

Pascal Diethelm écrit alors au recteur de l’Université de Zurich, le Dr Michael Hengartner, pour lui demander de retirer ces articles du site internet de l’UZH et joint à son courrier un document sur les erreurs méthodologiques. L’affaire fait du bruit en Suisse romande. Les étudiants-ils sont plus de 20 000- sont sous le choc, d’autant que l’UZH a déjà été mise en cause, pour avoir signé des accords avec la banque UBS, impliquée dans un scandale financier. Publié en 2013 par deux journalistes de la Wochenzeitung (WOZ) et de l’édition suisse de Die Zeit, le contrat de sponsoring entre UBS et l’Université de Zurich prévoit que la banque finance à raison de 100 millions de francs un développement de la recherche en sciences économiques.

 

CM by Le Lanceur

Un contrat où l’université n’a pas voix au chapitre

Le problème tient dans le contrat cadre que l’UZH a signé avec Philip Morris. Outre l’alliance avec une compagnie de tabac, qui donne l’image d’une institution académique peu soucieuse des questions de santé publique, ce contrat met les savoirs, les compétences et le prestige de l’UZH au service des intérêts d’une multinationale du tabac, « sans avoir bien examiné l’intérêt public réel de ces partenariats », extime Oxyromandie.

L’accord entre l’UZH et Philip Morris, signé en juillet 2013, prévoit que le cigarettier verse 9 000 francs suisses (8 166 euros) par mois et rembourse tous les frais des consultants (ceux qui dépassent les 100 dollars doivent avoir l’aval de PMI). Le cigarettier peut arrêter le contrat lorsqu’il le veut mais doit avertir la faculté 30 jours avant et verser une compensation d’au moins 59 400 francs suisses (53 900 euros). Au total, le fabricant de tabac a versé 306 000 francs suisses (276 000 euros) depuis juillet 2013. C’est peu comparé aux 100 millions d’UBS. Mais le scandale ne réside pas dans le montant, qui a d’ailleurs du être minoré par rapport à ce genre d’accords de sponsoring, pour apparaître presque « vertueux ».

Surtout, ce contrat lie pieds et poings l’université publique au vendeur de Marlboro. Philip Morris dispose de droit de choisir les consultants, l’UZH étant obligé de lui soumettre les noms de chaque nouveau missionné. Puis, l’université suisse s’engage à céder tous les droits de propriété à Philip Morris qui peut donc utiliser à sa guise toutes les productions intellectuelles portant le sceau UZH. « PMI sera le seul et exclusif propriétaire dans tous les pays du travail produit au moment de sa création », est-il écrit. Conséquences : Pascal Diethelm soupçonne « fortement la compagnie de tabac d’avoir fait un traitement intentionnellement trompeur des résultats de la recherche des professeurs Kaul et Wolf, notamment dans la réponse que la multinationale du tabac a soumise au gouvernement du Royaume Uni lors de la consultation sur le paquet de cigarettes standardisé. »

Nous avons tenté d’en savoir plus. Mais nos demandes répétées d’explications auprès des deux chercheurs ainsi qu’au recteur, sont restées sans réponse.

Un organisme trouble, l’Institut für Politikevaluation

Si l’un des deux auteurs des articles, Michael Wolf, est enseignant à l’Université de Zurich, l’autre signataire, Ashok Kaul est aussi professeur, spécialisé en politique publique de l’université de Saarland en Allemagne. Les deux universitaires travaillent avec l’IPE (Institut für Politikevaluation), basé en Allemagne dans la ville de Sarrebruck, vers la frontière française. L’Institut für Politikevaluation se présente comme un organisme évaluant l’impact des politiques publiques. Ashok Kaul est directeur de recherche de l’IPE et Michael Wolf est conseiller (« senior advisor ») dans le réseau de chercheurs.

Pour Pascal Diethelm, « il est clair qu’IPE travaille pour Philip Morris ». Le responsable associatif se demande si l’IPE a d’autres clients que Philip Morris, car « toute leur communication concerne exclusivement leur travail sur le paquet neutre. » Se pourrait-il que l’IPE soit un organisme couverture, comme l’a été dans les années 80-90 le laboratoire Inbifo à Cologne, qui s’est avéré être un organisme appartenant secrètement à Philip Morris ?

Pendant près de trente années, le fabricant de Marlboro a testé ses produits à Inbifo (Institut für Biologische Forschung) à Cologne. Au moins 115 études sur le tabagisme ont été conduites, révélant que « le tabagisme passif est 4 fois plus toxique par inhalation et 2 à 6 plus cancérigène pour la peau que la fumée que le fumeur inhale lui-même ». Philip Morris n’a jamais rendu les résultats de ces études publics. Inbifo était dirigé par un professeur suédois de médecine, réputé, qui enseignait à l’université de Genève, du nom de Ragnar Rylander. Financé par Philip Morris dès 1972, Ragnar Rylander a toujours nié les effets néfastes du tabac et du tabagisme passif, alors qu’il avait la meilleure connaissance au monde de la toxicité réelle de la fumée de tabac. Il fut reconnu coupable de « fraude scientifique sans précédent, dans le domaine du tabagisme passif » par la Cour de justice de Genève, en décembre 2003. A l’époque, c’est Pascal Diethelm qui avait porté l’affaire du laboratoire Inbifo devant les tribunaux et dénoncé l’enfumage de Philip Morris.

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