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Pourquoi les entreprises ne recrutent-elles pas les lanceurs d’alerte ?

Manifestation en juin 2016 en réaction aux peines prononcées au Luxembourg contre les lanceurs d'alerte Antoine Deltour et Raphaël Halet ©Mélanie Poulain

Comment retrouver un emploi après avoir été en position de lanceur d’alerte ? Pour mieux connaître les chemins de pensée des décideurs, deux professeurs en comportement organisationnel à l’EM Lyon* mènent une étude. Un premier volet révèle que les dirigeants cherchent à s’assurer que le lanceur d’alerte peut aussi être “borderline”.

Le Lanceur.fr : Qu’est-ce qui vous a poussé à vous demander pourquoi les entreprises ne recrutaient pas les lanceurs d’alerte ?

Tessa Melkonian : Nous supposons que les actes d’alerte sont appelés à se multiplier et il y a déjà de nombreux travaux et témoignages sur la situation terrible de lanceurs d’alerte complètement rejetés. Nous avons souhaité plutôt nous demander quels sont les raisonnements face à ce phénomène. Dans un nombre de cas important, le lanceur d’alerte est porteur d’une morale personnelle et professionnelle qui a de la valeur pour le futur des entreprises, mais aujourd’hui, ces dernières sont dans une situation où la question de l’éthique est complexe : il faut aussi qu’elles survivent , qu’elles se développent, et cette complexité entraîne également une souffrance éthique accrue pour les individus. Si l’on fait exception des psychopathes qui n’ont aucune morale et aucune empathie, la plupart des individus portent des valeurs, donc nous voulions savoir comment celles et ceux qui pilotent des structures, des PME ou de grandes entreprises vont se positionner par rapport à quelqu’un qui a dénoncé certains agissements dans son secteur.

Vous faites une différence entre le juste du point de vue de l’entreprise et le juste du point de vue de la société. Pensez-vous que l’éthique en entreprise soit si différente de celle de la société ?

Le problème réside dans le conflit entre loyauté et justice. En cas d’appartenance à un groupe, la loyauté vis-à-vis de ce dernier peut amener à le favoriser au détriment de règles de justice plus globales, ce qui crée un conflit moral. La difficulté, c’est que le lanceur d’alerte met le doigt sur le fait que ce qui est juste pour l’entreprise ne l’est pas forcément pour le bien commun. Cela pousse les tierces parties à devoir arbitrer entre ces deux polarités et ce n’est pas confortable pour eux. Être mis dans cette posture provoque un rejet assez fort, y compris avec de l’émotion, de ce que font les lanceurs d’alerte. C’est en tout cas notre hypothèse. Nous n’avions pas accès a beaucoup de personnes qui avaient réellement recruté un lanceur d’alerte, donc nous avons demandé à des dirigeants et à des cadres dirigeants de se mettre dans une situation dans laquelle un candidat a dénoncé son ancienne entreprise, mais a un profil qui correspond au poste proposé pour voir comment ces dirigeants allaient penser. Comme premier élément, les potentiels recruteurs évaluent la gravité de l’acte dénoncé. En France, la question de l’entente concurrentielle est par exemple une question sur laquelle la gravité est perçue comme relativement faible. C’est une variante culturelle très importante puisque dans certains pays, l’entente concurrentielle est sanctionnée pénalement. Ensuite, la procédure que suit le lanceur d’alerte, d’abord alerter en interne et laisser à l’entreprise l’opportunité de rétablir les choses est déterminante. Un dernier élément nous a particulièrement intéressés, c’est qu’à l’instar du conflit moral que peut avoir le dirigeant ou le recruteur en analysant le cas d’un lanceur d’alerte, ce qu’il cherche à trouver chez la personne, c’est qu’elle ait eu la capacité de naviguer entre le cercle de la loyauté et celui de la justice avant de prendre sa décision.

Est-ce cela dont il s’agit quand vous évoquez “l’aptitude à être borderline” ?

C’est un premier travail, donc nous sommes prudents, mais toutes les personnes interrogées ressentent cette tension entre loyauté et justice de manière très forte. Les dirigeants cherchent à s’assurer que la personne ne sera pas, quelque part, un “missionnaire ingérable”, quelqu’un qui aurait une forme de rigidité exacerbée qui dénoncerait l’entreprise à la moindre brèche de protocole. Ils cherchent à savoir si la personne a eu la capacité de déclencher l’alerte au bon moment et si cette action était juste, tout comme ils cherchent à trouver en eux-mêmes cette fameuse limite qui fait que lancer une alerte devient acceptable et nécessaire. Pour eux, cette limite, ce déclencheur, est une affaire d’éthique personnelle. Mais si c’est effectivement le système de valeur personnelle qui place la frontière, on peut se poser la question de comment faire en sorte qu’elle soit au bon endroit et pour l’entreprise et pour la société dans son ensemble. C’est une question intéressante dans le cas de l’entente, car elle interroge les spécialistes du droit et l’État sur comment faire en sorte que l’entente soit perçue comme un élément qui n’est pas bon pour la société.

La loi Sapin II incite à alerter d’abord la hiérarchie pour laisser à l’entreprise l’opportunité de traiter le problème. Pensez-vous que l’alerte peut être traitée sainement en interne sans que la personne à son origine ne soit licenciée ?

Nous avons cet optimisme. L’espoir est que toutes les parties prenantes travaillent ensemble à l’instauration de procédures partagées pour que, dans le meilleur des cas, la personne puisse rester ou qu’au moins elle puisse trouver une voie de sortie en ayant un crédit positif dans son secteur par le biais, par exemple, d’une lettre de recommandation. Plusieurs associations nous ont témoigné du fait qu’un lanceur d’alerte ne pas dit pas qu’il a dénoncé sa précédente entreprise. Mais le problème est que cela se sait dans certains secteurs. En réalité, c’est parfois un petit monde et la plupart des lanceurs d’alerte, quand ils retrouvent un travail, gagnent beaucoup moins d’argent et n’ont pas accès à la carrière qui correspond à leurs compétences. L’une des pistes de travail sera sans doute la définition d’une éthique “pratique” qui puisse permettre de mettre en accord les différentes parties prenantes. Nous essayons d’avancer pour pouvoir permettre à tous de bénéficier d’un cadre professionnel d’exercice qui mette moins en souffrance éthique. Beaucoup de personnes souffrent de ces tensions. Les lanceurs d’alerte vont jusqu’à dénoncer, mais beaucoup d’autres partiront de l’entreprise sans le faire, au prix d’un épuisement personnel important. Il y a aussi l’idée de poser, en amont, la question de savoir s’il est possible aujourd’hui d’envisager sa carrière et son travail sans une souffrance éthique forte. Car quand vous écoutez certaines personnes, c’est loin d’être évident aujourd’hui.

Ci-dessous, Le Lanceur publie l’article de Thierry Nadisic et de Tessa Melkonian, paru sur le site The Conversation.


Pourquoi les entreprises ne recrutent-elles pas les lanceurs d’alerte ?

Les lanceurs d’alerte sont au cœur de l’actualité. Se pose tout particulièrement la question de leur employabilité future une fois qu’ils ont dénoncé. Comme l’illustrent le cas Luxleaks et les différentes publications sur le sujet (voir notamment l’article de Patrice Cailleba sur The Conversation France et les travaux de Near et Miceli, 2008), les lanceurs d’alerte ont peu de chance d’être recrutés par une autre entreprise.

Quand un lanceur d’alerte cherche un autre emploi…

Notre étude s’intéresse à ce qui se passe lorsque le salarié qui a lancé une alerte cherche un emploi. Qu’est-ce qui est en jeu pour l’organisation qui considère sa candidature ? Comment les cadres dirigeants qui reçoivent une telle candidature vont-ils prendre leur décision de rejet ou de recrutement ? Jugeront-ils qu’il n’est pas assez professionnel, loyal ou obéissant pour être sélectionné ? Ou au contraire pourront-ils penser que, parce qu’il a été courageux, il pourra apporter beaucoup à l’entreprise ?

Nous avons choisi l’angle des sentiments de justice pour traiter cette question. Les recherches sur les comportements dans les organisations montrent que c’est un facteur parmi les plus puissants pour expliquer et prédire les décisions au travail.

À compétences égales, on prendra des décisions plus favorables vis-à-vis d’une personne agissant avec équité, écoute, éthique et respect. Ce sont d’après les études les principales dimensions du juste en entreprise. Des cadres dirigeants qui jugent le lancement d’alerte juste devraient ainsi recruter le whistleblower alors que s’ils considèrent cette action injuste, ils devraient le rejeter.

Nos résultats montrent pourtant que les choses ne sont pas aussi simples. Sur la base d’entretiens qualitatifs approfondis avec des cadres dirigeants, nous leur avons demandé de réagir à plusieurs scénarios dans lesquels ils devaient statuer sur le recrutement d’un salarié dont le profil était très bien adapté au poste, mais qui avait dénoncé sa précédente entreprise pour des pratiques non éthiques plus ou moins graves.

La manière de dénoncer est-elle juste ?

Le premier résultat de notre étude montre que les cadres dirigeants réagissent différemment selon la gravité perçue du manquement éthique de l’entreprise. Lorsque le salarié a dénoncé son entreprise aux autorités parce que celle-ci s’était entendue avec un ou des concurrents sur les prix au détriment des consommateurs, ils estiment le cas sans gravité et l’alerte injuste. Leurs réactions sont presque unanimement négatives du type “il n’y a pas mort d’homme”.

Mais les raisonnements de justice sont de nature différente pour les manquements éthiques jugés graves. Lorsque le scénario évoque des pratiques de ressources humaines peu morales, une pollution consciente de l’environnement ou la vente de produits dangereux pour les consommateurs, les participants sont alors très largement favorables à l’alerte. Pour autant, ils ne jugent pas l’alerte systématiquement juste. La procédure suivie par le lanceur d’alerte doit être juste : il doit d’abord avoir agi en interne et laissé le temps à l’entreprise de corriger le problème.

Une tension forte entre deux cercles de justice en concurrence

Notre second résultat révèle que les cadres dirigeants interrogés naviguent consciemment entre les deux cercles de justice que sont le juste du point de vue de l’entreprise et le juste du point de vue sociétal : selon eux “il y a une sorte de concurrence de loyautés. On a la loi de l’entreprise et on a la loi plus large du milieu dans lequel on est”.

L’alerte les amène à ressentir deux sentiments de justice contradictoires. Ils font l’expérience d’une tension forte, paradoxale, en écho à celle ressentie par le lanceur d’alerte lui-même (voir aussi sur ce point Cailleba et Charreire-Petit et Surply, 2008). Ils sont conscients de l’existence d’une frontière entre ces deux cercles. Ils considèrent que le passage d’un cercle à l’autre est affaire d’”éthique personnelle” et de “système de valeur”.

La notion de gravité des pratiques non éthiques pour la société n’est pas la seule qui les amène à passer d’un cercle à l’autre. Ils prennent aussi en compte dans leur réflexion les conséquences négatives qu’une alerte peut causer à l’entreprise : “Ouais, OK, c’est bien d’alerter les autorités, mais si vous le faites et que derrière le site ferme et que vous vous retrouvez avec 200 emplois sur le carreau ?”

Les participants font une comparaison entre dommages à la société du fait de la pratique non éthique et dommages à l’entreprise du fait de la dénonciation de cette pratique. S’ils jugent la pratique sans gravité et les dommages à la société faibles, ils considèrent injuste une alerte car elle aura des effets dommageables sur l’entreprise.

Le lanceur d’alerte doit prouver qu’il peut être borderline

On pourrait donc penser que cette mise en évidence des cercles de justice permet de comprendre pourquoi les cadres dirigeants refusent de recruter un lanceur d’alerte qui a dénoncé son entreprise pour une raison jugée sans gravité et acceptent de le recruter pour des cas plus graves s’il a suivi une procédure de dénonciation juste.

Notre troisième résultat montre pourtant que le whistleblower doit encore passer une dernière étape avant d’être accepté par l’entreprise. Il faut qu’il prouve qu’il a une compétence supplémentaire à propos de laquelle l’alerte a jeté un doute. Les participants parlent de l’aptitude à être “borderline” : “Il faut savoir jouer avec les règles, il faut être borderline et savoir naviguer en eaux troubles”.

Ce que les cadres dirigeants attendent, c’est donc que la personne qu’ils recrutent sache, tout comme eux, gérer de façon flexible la frontière entre les deux cercles de justice, organisationnel et sociétal.

Les cadres dirigeants interrogés attendent ainsi du lanceur d’alerte qu’il soit apte à faire en temps normal le même calcul coûts/avantages qu’eux et qu’il ne quitte le cercle du juste de l’entreprise pour celui de la société que lorsqu’une frontière morale a été dépassée : celle du danger pour autrui. Le cadre dirigeant jugeant que c’est son système de valeur personnel qui doit lui donner l’information pour placer cette frontière, on peut bien sûr se poser la question de savoir comment faire en sorte qu’elle soit au bon endroit pour la société.

De ce point de vue, la formation des cadres dirigeants sur les dommages à la société résultant des manquements à l’éthique, même ceux qui semblent les moins graves, est une voie de travail. Et pour ce qui concerne le whistleblower, on peut mieux informer les managers sur sa moralité et son courage qui sont tout aussi importants que sa capacité à être borderline.

*À l’EM Lyon business school, Thierry Nadisic est professeur associé en comportement organisationnel et Tessa Melkonian professeur en management et comportement organisationnel, responsable du département Management et Ressources Humaines.
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