Le Lanceur

Quand Pôle Emploi vous propose de devenir “masseuse nudiste”

Dessin de B-gnet

Déjà critiqué pour des annonces frauduleuses, véritables arnaques où l’“employeur” réclame de l’argent au candidat potentiel, Pôle Emploi continue de faire confiance à des algorithmes pour filtrer le flux des 600.000 offres publiées chaque jour sur son site Internet. Celles-ci proviennent pour moitié d’agrégateurs privés, dont les méthodes de vérification des annonces sont parfois encore plus défaillantes. Conséquence : l’organisme public continue en 2017 à mettre en ligne des offres douteuses, voire illégales.

 

“Emploi masseuse naturiste” à domicile, “sans aucune expérience”, “sympa, honnête, ponctuelle responsable” et “bon physique”. Cette offre d’emploi, publiée en janvier dernier, était toujours en ligne fin mars sur Pole-emploi.fr. Au téléphone, un homme confirme qu’il cherche bien des masseuses pour travailler à domicile chez des clients “des beaux quartiers” de Paris. La formation est “très rapide, facile”, les horaires sont flexibles et le salaire alléchant : jusqu’à 100 euros de l’heure. Et pour cause.

Décrit comme spécialiste du massage tantrique, ce centre demande à ses salariées d’être nues. “Je ne comprends pas les filles grosses avec des boutons qui postulent, explique l’homme qui semble gérer le recrutement. Les clients français sont très exigeants. Quand ce n’est pas une belle fille, ils rappellent pour dire qu’ils ne sont pas contents.”

Rien ne prouve qu’il s’agisse de prostitution, mais plusieurs indices laissent peu de doute quant au caractère sexuel de la prestation, jugée “très glamour” par notre interlocuteur. Sur le site Web renseigné dans l’annonce, des femmes dénudées s’affichent à l’arrière-plan et une mention attire l’attention : “Interdit aux moins de 16 ans”. Au milieu des vidéos et des informations pratiques, une “formule rencontre” est évoquée. Elle s’effectuerait “hors de l’entreprise” pour 3.000 euros de l’heure si la masseuse accepte de donner son numéro. Un tarif bien élevé pour un simple massage. Comment expliquer alors qu’une offre de cet “employeur” ait pu apparaître sur le portail de Pôle Emploi, déjà récemment critiqué pour sa diffusion d’annonces frauduleuses ?

L’offre n’a pas été bloquée car “elle n’était repérable qu’à une lecture humaine”

 

Pour comprendre, il faut se rendre sur le site où elle a été initialement postée : Vivastreet, créé en 2004 et partenaire de l’établissement public depuis trois ans. Réputé pour être le deuxième site de petites annonces gratuites après LeBonCoin, il est aussi connu pour sa rubrique “Rencontres”, qui lui vaut d’être visé par une plainte pour proxénétisme sur mineure en novembre 2016. D’après une enquête de Radio France, les parents d’une jeune fille de 14 ans auraient découvert que leur enfant, se présentant comme une masseuse de 20 ans sur Vivastreet, se prostituait auprès des internautes qui la contactaient. Par la voix de son avocate, le groupe propriétaire, W3, répondait à l’époque que “le site n’est qu’un hébergeur, et il n’est donc pas responsable du contenu généré par les internautes”. Difficile, néanmoins, de croire que ses annonces sont “modérées avant publication par un système performant”, comme l’indique un communiqué de présentation de Vivastreet. L’enjeu est pourtant de taille pour la rubrique “Emploi”, qui compterait 70.000 nouvelles offres par mois, dont une partie relayée sur Pôle Emploi. Parmi elles, celle de “masseuse naturiste” est donc passée entre les mailles du filet, rejetée ni par les algorithmes de Vivastreet ni par ceux de Pôle Emploi. “Il s’agit d’une offre que nous considérons comme particulièrement douteuse, confirme l’établissement public, qui l’a depuis supprimée de son site. Malheureusement, elle n’était repérable qu’à une lecture humaine.”

Aujourd’hui, plus de 60% des offres mises en ligne sur Pole-emploi.fr proviennent de sites privés comme Vivastreet, Jobijoba, Keljob, Monster… 110 partenaires au total. Depuis 2014, ces annonces externes ne sont pas validées par un agent mais triées par un outil d’analyse sémantique, qui en rejette 30 % environ. Malgré “une convention, qui garantit la gratuité, la qualité, la légalité et la fraîcheur de leurs offres”, signée avec les partenaires, des doublons, des offres incomplètes ou dont l’intitulé ne correspond pas à la description du poste sont relayées. Derrière un “contrat libéral”, un recruteur propose ainsi une franchise pour vendre des produits cosmétiques en Vendée. Aucun salaire n’est indiqué. “Gagnez ce que vous valez”, est-il simplement écrit en lettres capitales. Sur une autre offre, des “jeunes femmes de 18 à 77 ans, confirmées ou débutantes” sont recherchées sur Paris pour un poste d’actrice, “candidature uniquement par mail avec photos”. Le numéro de Siren, mentionné par l’employeur supposé, correspond à une entreprise fermée en avril 2015… Là encore, l’offre a été publiée sur Vivastreet. “Si nous avons plusieurs alertes sur un partenaire, nous reprenons contact avec lui, souligne Pôle Emploi, qui n’évacue pas l’idée de rompre certains partenariats en dernier recours. C’est quelque chose d’envisageable s’il y a un non-respect des principes signés dans notre convention. Nous signalons à nos partenaires les offres que nous retirons de notre portail, mais nous n’avons pas la capacité juridique à supprimer les annonces sur leur propre site.” Chez Vivastreet, personne n’était disponible pour répondre à nos questions.

Dématérialisation à outrance

Agent Pôle Emploi dans le Morbihan, Vladimir Bizet-Sefani n’est pas étonné par le contrat de “masseuse naturiste” repéré sur Pole-emploi.fr. Avec des collègues de l’union départementale de la CGT, il a lancé, dès janvier 2016, une étude sur la légalité des offres diffusées sur le site de l’établissement public. À l’époque, 30% des 323 CDI analysés sur le Morbihan se révèlent non conformes, selon le syndicat. L’opération est réitérée en juillet et septembre, avec les mêmes conclusions. Aux licenciés économiques dont il s’occupe à Lorient, Vladimir Bizet finit par confier : “Je ne peux pas vous garantir une offre fiable.” Pour mieux répondre aux attentes des demandeurs d’emploi, il préfère retirer les sites partenaires en lançant ses recherches. “On réclame des comptes à n’en plus finir aux chômeurs et Pôle Emploi n’est même pas foutu de diffuser des offres légales, s’indigne-t-il. Les agents souffrent de ça.” Quatre syndicats ont d’ailleurs appelé à la grève le 6 mars contre la “dématérialisation à outrance” de leur métier. Un mouvement suivi par 13,4% des salariés, selon la direction.

Fiabilité ou quantité ?

À l’appui de ces premières études départementales, le sénateur communiste Michel Le Scouarnec a décidé d’alerter Myriam El Khomri, la ministre de l’Emploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social en décembre. Mais son courrier reste, pour l’instant, sans réponse. “Si on ne dit rien, ça va continuer à se dégrader”, justifie-t-il, en défendant “un parcours sécurisé vers l’emploi”. Depuis, la CGT a étendu ses recherches au niveau national : sur 1.298 offres étudiées sur Lyon, Créteil, Marseille et Rennes le 17 février 2017, une sur deux était, selon le syndicat, “illégale, incohérente, mensongère ou malhonnête”. “Quand les offres sont diffusées sur le portail de Pôle Emploi il y a un a priori de crédibilité, analyse Michel Abhervé, professeur associé d’économie sociale et de politiques publiques à l’université de Paris Est/Marne-la-Vallée. Or le choix du système d’agrégation ne permet pas à l’établissement public d’assurer la fiabilité que l’internaute peut attendre.”

Thomas Allaire, fondateur en 2007 du site d’agrégation d’offres d’emploi Jobijoba, assure avoir déjà arrêté des partenariats avec certains sites qui ne respectaient pas les critères de légalité des offres, définis par le Code du travail. Mais, pour lui, “la rubrique emploi de Vivastreet ne pose pas de problème, donc on continue avec eux. Le fait qu’il y ait beaucoup plus d’offres pour les demandeurs d’emploi est aussi un élément à prendre en compte”, ajoute le dirigeant. Pôle Emploi revendique la diffusion de 7,4 millions d’offres en 2016, 1,6 million de plus qu’en 2015. Mais l’établissement public reconnaît également que 12% des demandeurs d’emploi n’utilisent pas le numérique dans leurs recherches, avec pour eux 100% de chance de ne pas se voir proposer une offre d’emploi de “masseuse naturiste”.

 

Quitter la version mobile