Le Lanceur

Qui a peur du texte de Charb ?

Charb, en décembre 2012 © AFP PHOTO / FRANCOIS GUILLOT

Malgré l’enthousiasme qu’elle soulève, la conférence-spectacle du Théâtre K adaptée du livre posthume de Charb*, cri de colère dans une France prudemment policée paru trois mois après sa mort, se heurte à des fins de non-recevoir du nord au sud.

Les difficultés rencontrées par l’équipe pour programmer cette création autour de Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes résonnent chez tous nos confrères depuis quelques jours. Nous avons enquêté d’Arras en Avignon, en passant par Lille, et ce qu’il ressort des motifs de refus relève le plus souvent de ce qui s’apparente à une indifférence pour Charlie, couplée à une absence d’intérêt pour la liberté d’expression en péril que dénonçait Charb. Leur credo : ne pouvoir “prendre position”. Leur technique : se renvoyer la balle.

Prévue le 2 mai 2017, une soirée réunissant des journalistes exilés ukrainien et afghan, ainsi qu’un ancien du quotidien turc Hürriyet (qui avait, en 2006, également reproduit les caricatures du Jyllands-Posten), dans le cadre du Salon annuel du livre d’expression populaire et de critique sociale de Colère du Présent, devait se dérouler dans les locaux de la MRES (Maison régionale de l’environnement et des solidarités) à Arras.

Selon Xavier Galland, le président de la MRES, toutes les associations partenaires ne se sont pas mobilisées pour faire advenir l’événement, mais les médias, selon lui concernés à juste titre par les questions de liberté d’expression, monteraient en épingle l’abandon d’une action comme une autre : “Une des missions de la MRES, qui regroupe 117 associations, est de susciter des activités interassociatives. Nous n’avons de légitimité à n’opérer que les actions décidées par nos membres. Pour accueillir ce projet, les associations qui travaillent sur la liberté d’expression, la LDH et le groupe local du Mrap, n’ont pas souhaité se mobiliser.”

Des “processus démocratiques” qui bâillonnent

Sur les raisons de l’absence de mobilisation des associations concernées, nous n’avons obtenu que des réponses évasives. Fatima Meziani, sa présidente, assure que la LDH-Lille n’a “pris aucune position” et communiquera rapidement “de manière officielle” après concertation de ses membres. Au Mrap local, on nous indique n’avoir “pas pu prendre position” non plus, précisant avoir été “sollicités de manière un peu abrupte et mis devant le fait accompli” pour contribuer à un accueil que “la MRES devait assurer”. Amnesty International, mis en cause la semaine dernière lors d’un précédent entretien avec la MRES, affirme n’avoir “aucune opposition à la venue de Charb dans les locaux de la MRES”, mais explique n’avoir “pas été vraiment sollicitée”, ce que confirme Xavier Galland.

“Ces prises de position ont été partagées par d’autres associations et aucune position unanime en faveur du spectacle n’a pu être trouvée. Majoritairement, le CA a donc décidé que les conditions n’étaient pas réunies pour ouvrir ce débat et la MRES a renoncé. Arrêter une action en cours n’a rien d’exceptionnel”, ajoute le président de la MRES.

Sollicitées, plusieurs autres associations, dont Les Amis du Monde diplomatique, France-Palestine-Solidarité, Attac ou la Fédération lilloise de la Libre Pensée n’ont pas répondu. En revanche, l’Amitié Lille-Naplouse a été sans ambiguïté : “Nous y sommes favorables, car nous connaissons le travail de cette compagnie.”

La LDH nationale, qui s’est exprimée mardi 28 par communiqué officiel, “condamne toute censure” et, “à ce titre, ne peut que condamner le fait que le texte de Charb n’ait pu être lu”. Selon le groupe Mrap local, il y a “débat au niveau national dans l’association” et, “dans le respect de notre fonctionnement démocratique, nous ne prenons pas position”, précise notre interlocutrice, tout en assurant fermement défendre la liberté d’expression.

La liberté d’expression au risque de “l’islamophobie”, sujet qui fâche

Une liberté d’expression qui expliquerait, selon Xavier Galland, la “surmédicalisation disproportionnée” qui n’avait pas été “identifiée au départ” du projet : “Étant donné qu’il s’agit de liberté d’expression, les journalistes sont inquiets et se mobilisent de manière importante. Mais, pour notre organisation démocratique, c’est un épiphénomène. Beaucoup de luttes menées par ce réseau associatif ne rencontrent pas autant d’attention médiatique.”

“Le sujet va être rediscuté car il a ouvert de vrais questionnements au sein du réseau”, rassure-t-il.

Les questionnements du Mrap et de la LDH sur le sujet de “l’islamophobie” durent en tout cas depuis le début des années 2000, lors desquelles de grandes scissions ont marqué toutes les sections hexagonales des deux structures. Sous les directions respectives de Mouloud Aounit et Michel Tubiana, en effet, les orientations nationales avaient été largement contestées par nombre de militants, qui avaient claqué les portes avec fracas, conscients de la dangerosité politique de ce “nouvel antiracisme”.

Heureusement pour l’équipe du Théâtre K, Charlie, et l’association Colère du Présent organisatrice de la soirée, une salle a accepté démocratiquement et sans hésiter d’accueillir le spectacle : l’espace Karl-Marx de Lille-Hellemmes.

Scandalisés par l’absence de Charb en Avignon

L’équipe indique que le spectacle devait aussi être programmé pour une dizaine de dates au festival d’Avignon off, en juillet prochain, avant de se heurter à un silence glaçant et à des fins de non-recevoir implicites. Elle le vit d’autant plus mal que 2017 célèbre le 25e anniversaire de Charlie Hebdo. Les professionnels concernés nient avoir jamais programmé ce spectacle. Les institutionnels séparent la politique de la programmation culturelle.

Ce spectacle, non subventionné, est l’œuvre de Gérald Dumont, metteur en scène et comédien. Il l’a créé en 2015, animé par l’impérieuse nécessité d’extirper le choc et la douleur des attentats, sans imaginer que, quelque temps plus tard, il serait rejoint, soutenu et accompagné par l’équipe de Charlie et que ce one shot tournerait en France.

Les jeunes rencontrés dans des lycées, médiathèques et centres sociaux découvrent en dialoguant avec Marika Bret (intime de Charb et DRH de l’hebdomadaire satirique) que leurs préjugés sur le racisme et “l’islamophobie” du journal sont erronés : “Ils peinent à trouver des adultes qui leur répondent clairement sur les théories du complot, le dieudonnisme, le deux poids deux mesures… Nous abordons sans tabou toutes ces questions, et la citoyenneté, le vivre-ensemble, les identités plurielles, l’universalisme…”, raconte-t-elle.

Au sujet d’Avignon, elle ne cache pas son indignation : “Une dizaine de représentations étaient prévues, suivies d’échanges entre le public, l’équipe de Charlie, et des personnalités autour de la laïcité, de la liberté d’expression, du lien social et républicain. L’idée était d’élargir le propos pour ne pas être les seuls à porter cette parole.” De sa voix sensible recelant un courage d’acier, elle accuse : “J’en ai assez des fausses excuses et des reports sans date.”

Le conseiller municipal avignonnais Amine El Khatmi, auteur d’un essai qui vient de paraître**, renchérit : “J’ai alerté des contacts culturels qui ont à leur tour informé les responsables du off, il y a trois semaines. Depuis, silence radio.”

“On a senti que ça se délitait pour un premier lieu de représentation dès septembre 2016, raconte Gérald Dumont. Ils étaient pourtant très enthousiastes en juillet. Nous avons alors contacté un deuxième lieu en janvier, également très enthousiaste dans un premier temps, qui a ensuite reculé en invoquant une nécessaire préparation du public. Suite à une proposition de changement de date, il y a près d’un mois, nous sommes restés sans nouvelles.”

“Tout à coup, le danger, c’est Charlie !” tonne Gérald Dumont

“On nous oppose les mesures de sécurité, alors même que l’État paie des gardes du corps précisément pour que l’on continue à travailler, à rencontrer, à partager. En quelque sorte, on considère que la parole de Charb peut troubler l’ordre public ! Ce terrorisme qui nous a ensanglantés, qui nous menace, va-t-il réussir à imposer le silence ? On a vu le résultat de ces années de déni durant lesquelles on mettait la poussière sous le tapis”, dénonce Marika Bret.

“Nous étions 20.000 en Avignon à manifester en janvier 2015, rappelle Amine El Khatmi. Tous les acteurs culturels étaient en tête de cortège !”

Censure sécuritaire, autocensure ou indifférence ?

“Se réfugier derrière l’argument de la sécurité, c’est de la lâcheté, souligne l’élu avignonnais. On danse tous les soirs au Bataclan, on prend des verres en terrasse à République, il y a des matchs et des concerts au Stade de France et on ne pourrait pas accueillir Charlie à Lille ou en Avignon ? C’est inconcevable.”

“Nous sommes dans une période de censure sécuritaire très dangereuse”, alerte Marika Bret.

La question de la censure, de l’autocensure, est un problème réel, selon Pascal Kasier, directeur de la Manufacture, l’un des deux théâtres incriminés : “Le contexte actuel rend notre métier plus compliqué, avec des mesures qui n’existaient pas auparavant”, confirme-t-il, tout en assurant continuer de promouvoir des spectacles politiques engagés : “L’an dernier, nous avons présenté We Love Arabs, avec un chorégraphe israélien et un danseur arabe, dans un contexte extrêmement difficile, avec une sécurité renforcée. Cette année, nous aurons un spectacle sur l’affaire Merah, un sur l’islamisme, et une artiste syrienne opposante au régime de Bachar al-Assad.”

Pourquoi, alors, ce refus ? “Nous n’avons ni programmé ni déprogrammé ce spectacle. Nous n’avons jamais prévu de l’accueillir. Nous aimons Charlie Hebdo et l’idée nous a intéressés, mais le dossier artistique était faible, aucune date de représentation n’était possible, aucune captation vidéo n’était disponible, et le metteur en scène ne nous est pas suffisamment connu. Charlie Hebdo n’est pas un alibi pour se prévaloir d’être programmé à la Manufacture. Nous ne voulons pas entrer dans un effet d’aubaine.”

Pour le théâtre de L’Entrepôt, le problème n’est pas d’ordre artistique, mais organisationnel. Les spectacles donnés en banlieue font l’objet de soigneuses préparations : “Les Rendez-Vous de L’Entrepôt programment prioritairement des équipes de la région Paca. Nous apprécions beaucoup cette proposition, mais nous avons dû faire des choix. Alors, nous avons envisagé de le présenter aux Rendez-Vous ordinaires, dans les quartiers populaires. Les équipes préparent toujours énormément en amont l’arrivée des spectacles pour toucher la cible de ces quartiers. Mais, après concertation, nous avons estimé que, dans la période du off, nous n’avions pas suffisamment de personnes disponibles pour cette préparation. Nous sommes navrés.”

L’association Off et Compagnie coordonne le festival off, ce grand marché privé de la création théâtrale et assure n’avoir pas d’autre fonction : “Chaque théâtre gère sa propre programmation. Nous rendons visibles tous les spectacles de manière égalitaire et n’avons pas de regard idéologique sur eux”, précise une responsable.

Les politiques ne réglementent pas les programmes

“Les politiques doivent se positionner”, affirment d’une même voix Marika Bret, Gérald Dumont et Amine El Katmi. Ils ont envoyé un courrier le 17 mars à Cécile Helle, la maire d’Avignon, au président du conseil régional, Christian Estrosi, au directeur du festival d’Avignon, Olivier Py, et aux ministres de la Culture et de l’Éducation nationale.

Si la direction du festival indique qu’elle n’a pas vocation à intervenir sur les choix du off et que la programmation du “in” “est au complet pour l’édition 2017 depuis un bon moment”, Paul Rondin, directeur délégué, tient à apporter quelques précisions : “Nous n’avons pas été saisis. Nous avons simplement reçu copie du courrier adressé aux élus. Nous avons été les premiers à inviter les gens de Charlie Hebdo suite aux attentats en 2015, en programmant avec Patrick Pelloux des rencontres annulées par l’équipe qui ne souhaitait pas, à ce moment-là, s’exprimer en public. Soutenir et favoriser la liberté d’expression, c’est notre rôle et nous l’assumons, mais nous n’avons pas déprogrammé ce spectacle. Le off est un grand marché ultralibéral qui n’a rien à voir avec le in. Nous n’hésitons pas à programmer des pièces qui mobilisent les services de sécurité. Il y a là une instrumentalisation qui n’est pas tout à fait honnête.”

Du côté des élus sollicités par l’équipe, les réponses, sobres, sont similaires : les politiques ne se mêlent pas de programmation artistique. “La Ville met tous ses lieux à disposition du in et du off ; elle n’intervient pas dans leur programmation”, indique la mairie d’Avignon.

“Le rôle de la Région, qui finance de nombreuses scènes, est d’être engagée dans le soutien de la vitalité culturelle et de la liberté des artistes, jamais de faire irruption dans les contenus, les choix artistiques ou la programmation”, répond la Région que préside M. Estrosi.

Au ministère de la Culture, on indique n’avoir reçu aucun courrier à ce jour. On précise que l’on soutient la liberté de création et d’expression portées et inscrites dans la loi par Mme Azoulay, ainsi que la liberté de programmation. Sur l’aspect sécuritaire, on rappelle que des mesures supplémentaires ont été prises dans les festivals, avec des contrôles renforcés et des exercices de mise en situation dans les établissements culturels, qu’il n’y a eu aucun incident sur l’ensemble des festivals en France en 2016, et que le public était au rendez-vous.

Un spectacle engagé comme un autre où l’hommage vivant au disparu Charb relèverait d’un passe-droit dans l’organisation ordinaire du plus grand théâtre du monde, c’est au fond le goût amer que laisse la conclusion de cette enquête. Comme si cet écrit visionnaire qui a frappé au cœur de la mécanique djihadiste et tendu la main aux hommes et aux femmes de bonne volonté pour cerner le mal et soigner les maux ne méritait pas d’être célébré à la face du monde. Au nom des disparus, au nom de ceux qui restent, en notre nom à tous.

* Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes, avril 2015, éditions Les Échappés.

** Non, je ne me tairai plus, éditions JC Lattès.

 

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