Le Lanceur

Raymond Avrillier : “C’est l’Administration qui est procédurière”

Entre le système de corruption autour de l’ancien maire de Grenoble Alain Carignon, l’affaire des sondages de l’Élysée, le réacteur nucléaire Superphénix ou, plus récemment, les contrats de concession aux sociétés d’autoroute, Raymond Avrillier se bat depuis trente ans pour mettre au jour la corruption et les conflits d’intérêts qui polluent l’action publique. Pour Lelanceur.fr, il revient sur les obstacles posés par l’Administration dans l’accès aux informations publiques et regrette certains éléments du statut de lanceur d’alerte présents dans la loi Sapin II.

Lelanceur.fr : Êtes-vous un lanceur d’alerte ?

Raymond Avrillier : Il faut être attentif à ce terme, qui donne l’impression d’actions individuelles, isolées et exceptionnelles. Si on prend l’exemple d’Irène Frachon, ce n’est pas une lanceuse d’alerte. Au départ, c’est un médecin qui remplit pleinement son devoir de médecin. Ce qui apparaît comme exceptionnel devrait être la règle. Il faut qu’il y ait des personnes qui aient un engagement personnel, dans le souci de l’intérêt général, mais il faut aussi rapidement passer à une action collective pour porter ces révélations, qui supposent de la ténacité par rapport aux mises en cause et aux attaques que l’on est amené à subir.

Vous répétez que le premier des devoirs citoyens, c’est l’accès aux informations. Pourquoi ?

Accéder aux informations est une action d’intérêt général qui vise à faire la clarté sur les décisions. Nul n’a la science infuse, pas même un écolo sur un dossier d’autoroute. Ce n’est pas parce qu’il va dire de manière incantatoire que c’est scandaleux qu’il a fait le travail d’accès aux informations et d’analyse pluraliste. L’accès aux informations permet le débat public et donne la possibilité de ne pas se limiter à la communication censée faire passer la décision. Une décision, c’est un choix, il y en a toujours plusieurs de possibles.

Quel est le principal obstacle à l’accès aux informations publiques, pourtant prévu par les textes ?

On se rend compte que c’est une bagarre pour pouvoir rendre publics des faits publics, alors que normalement tous les textes sont là pour que ce soit le cas. La passivité est source de corruption et elle est à chacune des étapes. La première est celle des élus. En une année, trois élus de tendances tout à fait différentes m’ont demandé : “Vous parlez de Cada [Commission d’accès aux documents administratifs, NDLR], qu’est-ce que c’est ?” Ils sont parlementaires et ne connaissent pas ce qu’ils ont mis en place, l’accès aux documents administratifs.
Ensuite, on a la chambre régionale des comptes, qui intervient si tardivement et de manière si limitée que nous, dans le dossier de l’eau de Grenoble, on avait rendu public ce qu’il s’était passé en 1989. La chambre n’est intervenue qu’en 1995. Il n’y a eu aucun contrôle de la collectivité pendant tout ce temps-là.
Après, aucune représentation syndicale n’a porté le dossier de l’eau de Grenoble ne serait-ce que devant la justice administrative. L’administration publique est complice dans ce silence qui veut que la règle d’obéissance prime sur l’obligation de révéler un acte illégal, alors que tout fonctionnaire, tout élu est tenu de le révéler par l’article 40 du Code de procédure pénale. Sauf qu’il n’y a pas de sanction si on ne révèle pas, donc la passivité à ce niveau-là est dramatique.
Il y a aussi la passivité des usagers, des citoyens, mais on le comprend, parce qu’on ne va pas attaquer pour 10 euros de trop sur sa facture. Mais 10 euros par an multiplié par 100.000 usagers, ça fait un million de surfacturation et pendant vingt-cinq ans ça fait 25 millions détournés.
Enfin, la presse. L’exemple type, c’est Le Dauphiné libéré. Le journal local n’a jamais rendu compte de l’ouvrage que l’on a réalisé avec mon collègue Philippe Descamps. Il a même été viré de France3 parce qu’il avait écrit ce livre avec moi sur “Le Système Carignon” dévoilant un système de corruption. Philippe Descamps est aujourd’hui rédacteur en chef du Monde diplomatique, mais il a eu toute une période dans laquelle il a perdu son boulot pour avoir révélé des choses et l’avoir écrit.

On a un ministre, Emmanuel Macron, qui prend des décisions illégales de refus d’information”

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Votre dernière action, toujours en cours, concerne l’accès aux contrats passés entre l’État et les concessions autoroutières. Pourquoi vous être engagé sur un tel sujet ?

Cet exemple est assez révélateur. Un accord avec les sociétés autoroutières est annoncé par une conférence de presse du Premier ministre et des ministres le 9 avril 2015. Suite à cela, vu que nous sommes intéressés dans notre région, que ce soit par l’A48, l’A480 ou l’A45 sur le secteur Lyon/Saint-Étienne, je me dis qu’il va y avoir quelqu’un qui va demander le texte de l’accord.

Et, au bout d’une semaine, de deux semaines, personne ne publie l’accord et personne ne le demande. Je demande alors au ministre la copie de l’accord. Comme il vise à passer des avenants aux concessions autoroutières, la demande porte aussi sur ces avenants, en prenant la précaution, liée à l’expérience, d’avoir les annexes. Enfin, je demande la liste des marchés qui ont été passés par les sociétés autoroutières et qui sont normalement contrôlés par l’État au-dessus d’un certain seuil. Si ces montants ne sont pas contrôlés, ils peuvent être surévalués par les sociétés autoroutières pour justifier de la prolongation ou de l’augmentation des tarifs.

Où en êtes-vous aujourd’hui ?

Au bout d’un mois, en l’absence de réponse du ministre, en l’occurrence Emmanuel Macron, j’effectue la saisine de la Cada qui me donne un avis favorable, sur la base duquel je relance le ministre pour qu’il me donne ces éléments. Il refuse à nouveau de répondre et je suis obligé de saisir le tribunal administratif de Paris en annulation du refus du ministre de me communiquer ces informations.

En août, il publie au Journal Officiel les avenants aux contrats de concession, mais, dans le décret, il n’y a pas les annexes. Il est simplement marqué qu’elles seront consultables au ministère après prise de rendez-vous. Et évidemment, il n’y a pas les marchés que j’avais demandés. Quand le tribunal administratif rend sa décision, il considère, comme la Cada, que c’est illégal et ordonne au ministre de me communiquer ces documents. On a donc un ministre qui prend des décisions illégales de refus d’information.

C’est, au final, un vrai parcours du combattant pour accéder à des documents supposés publics…

Souvent, on taxe ceux qui agissent de procéduriers. Mais il faut vraiment retourner le terme. Ce sont certains dans l’Administration, plus généralement les autorités et l’oligarchie, qui sont procéduriers. Le jugement du tribunal administratif est un jugement de première et dernière instance, donc le ministre ne peut faire qu’un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État. Emmanuel Macron, avant de quitter son ministère fin août, donne la directive de déposer un pourvoi en cassation et de refuser de communiquer ces documents.

Le dossier est donc aujourd’hui devant le Conseil d’État. Vu que seuls les avocats au Conseil peuvent m’y représenter, il faut que j’en paie un. Et le droit d’entrée, ne serait-ce que pour déposer le dossier, y compris en défense, est de 1.500 euros, et après, à chaque mémoire, ce seront encore des milliers d’euros. C’est une action à 5.000 euros, un quart de mes revenus annuels. C’est donc impossible pour moi. Collectivement même, notre association n’a pas les moyens de payer cela.

Avez-vous pu, au moins, accéder aux annexes, consultables au ministère ?

Là aussi on voit l’aspect procédurier du ministère. Ça fait maintenant plusieurs mois que je demande à pouvoir les consulter. J’ai demandé un rendez-vous, en indiquant que j’étais à Paris à telle ou telle date. Ils ne m’ont pas répondu. Et, après les avoir relancés un peu plus fermement, ils m’ont finalement dit : “Vous pouvez venir le 5 janvier 2017.” Je vais donc être obligé de payer un voyage aller-retour à Paris pour pouvoir accéder à des informations qui sont normalement communicables de droit à mon domicile.

Vous avez tout de même eu la liste des marchés passés par les concessionnaires. Qu’avez-vous trouvé ?

Ils ont fini par me communiquer la liste des marchés, en me disant : “On vous les communique tels qu’ils ont été reçus par nous, sachant qu’ils ne sont pas exhaustifs” et “Ce sont les documents que les sociétés autoroutières ont bien voulu nous communiquer”. Alors qu’ils ont la fonction de contrôler ces marchés, ils se sont bornés à recevoir ce que les sociétés autoroutières voulaient bien leur donner. Et visiblement, ils ne l’ont pas vérifié. J’ai donc cette liste des marchés, peu lisible. C’est du A3 photocopié en A4, avec des tout petits caractères. Apparemment, il y a quand même une personne qui a regardé et coché les marchés de Vinci avec les filiales de Vinci, les marchés d’Eiffage avec les filiales d’Eiffage ou, plus joli, les petits croisés des uns avec les autres. Mais c’est un brouillon, ce n’est pas un rapport de contrôle des services de l’État et ce n’est pas exhaustif, l’État me le dit lui-même.
Le Gouvernement devrait faire ce contrôle. C’est ça le but d’avoir un État, qu’il contrôle les services publics qu’il a délégués. Les autoroutes, c’est à nous. C’est un bien de l’État.

La passivité du parquet est dramatique”

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La transparence prônée par l’État serait donc un écran de fumée ?

Le terme de transparence, j’y suis aussi réticent que le terme de lanceur d’alerte. Ce terme est aujourd’hui utilisé par la NSA, la DCRI, Orange, Bouygues, Google… En ce moment, on n’a jamais été aussi transparent. Les grands pouvoirs de surveillance sont capables de savoir tout ce que vous faites. Ce n’est pas tant de transparence qu’il s’agit, mais plutôt de clarté des décisions publiques.

D’autant que l’accès aux informations est entravé par le prix de toutes ces procédures, mais aussi par le temps qu’elles prennent…

Pour les autoroutes, ça a mis un an, ce qui est assez rapide, je le dis avec un sourire. Le juge administratif juge assez rapidement les refus de communication de documents administratifs. Pour obtenir l’annulation du contrat de corruption de l’eau de Grenoble de 1989, il a fallu que je porte pendant huit ans le dossier, jusqu’en 1997.
Sur Superphénix, c’est en 1997 qu’a été annulé le décret de redémarrage de 1994. Pour les sondages de l’Élysée, il a fallu trois ans aussi. Et nous venons d’obtenir, tout récemment, en juillet 2016, l’annulation de la décision du maire de Grenoble, M. Carignon, de privatiser en 1986 la régie municipale du gaz et de l’électricité au profit d’une filiale de la Lyonnaise des Eaux. Là, il a fallu trente ans et six ans d’action au tribunal administratif de Grenoble. Même chose pour le chauffage urbain. Ce sont des délais anormaux.

Justement, vous parliez de passivité, tout à l’heure. Qu’en est-il de la justice ?

On peut également parler de passivité de la justice administrative, avec des délais de six ans, dix ans pour juger des dossiers. Et aussi de la passivité du parquet, qui ne s’autosaisit pas des éléments révélés publiquement.
Nous avons toujours porté les éléments que nous avions devant la justice administrative, dans des procédures qui consistent à attaquer des actes et non des personnes. Attaquer ces actes révélait très clairement le favoritisme mis en place, mais le parquet ne s’en est pas saisi. Cette passivité est dramatique.

Entre le système Carignon, le réacteur Superphénix, les sondages de l’Élysée et aujourd’hui les autoroutes, vous êtes, vous le dites vous-même, “un ancien”. Comment jugez-vous l’évolution du climat actuel pour mettre en lumière des faits de corruption ?

Il y a plusieurs périodes. De 1966 à 1976, il y a tout un tas d’actions collectives qui ont comme thèmes vérité et justice, ce qu’on a fait notamment sur le nucléaire. Cette période est assez riche mais, à partir des années 1977-1997, que j’ai bien vécues, on se retrouve très isolés. C’est le début de la période des années Tapie, Carignon et autres, dans lequel c’est l’atomisation, c’est le règne de l’entreprise, le règne de l’argent. Des révélations sont faites, mais prennent beaucoup de temps, parce qu’elles se heurtent à une ambiance générale, avec la mise en avant de personnes représentant les “rénovateurs”, Carignon, Tapie, toute cette logique des “Macron avant Macron”.
Les gens se retrouvent très seuls et en concurrence les uns contre les autres, y compris au niveau étudiant, à l’université, puis dans le monde du travail, ou du chômage. On appelle quand même ça le “marché” du travail. C’est invraisemblable ! Comme si les travailleurs étaient une marchandise.
À partir de 1999, on a une période où réapparaissent des formes d’engagement, qui permettent de porter des dossiers ou de révéler des éléments. C’est une période où se recrée une presse alternative, une presse associative, des réseaux. Les gens prennent conscience qu’ils ne peuvent pas agir seuls, donc il y a des coordinations sur un certain nombre de sujets. Des personnes, des groupes, ont le souci de créer ces réseaux. C’est suite à cela que l’on commence à parler de Notre-Dame-des-Landes, de Center Parcs, de l’A45, du stade de Lyon… Les gens commencent à comprendre que, sur les affaires communes, il y a à regarder où est l’argent, qui paie, qui profite.

La loi Sapin II est un tout petit progrès, hélas très insuffisant”

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Ces situations ne sont pas toujours faciles à vivre. Qu’est-ce qui pousse à tenir et à poursuivre son action, plutôt que de laisser tomber ?

Il faut trouver des points d’appui, ne pas être isolé. La chance que j’ai eue était d’être porteur d’une parole collective. Même si j’étais un acteur important, un porte-parole, il y avait quand même l’appui des collègues derrière, de mouvements. Il y avait le danger de la personnalisation, mais, d’une certaine manière, c’est aussi une protection. Les gens savent bien qu’on n’est pas seul. On ne peut donc pas vous éliminer aussi facilement.
Par contre, il y a eu tout un tas d’attaques, d’atteintes, de menaces, qui ont été mises en œuvre. Construire un collectif et le maintenir, ça permet de tenir dans la durée.
Et il y a l’argent, parce que chaque plainte en diffamation suppose ne serait-ce que de payer un avocat, donc des milliers d’euros, pour se défendre, et d’avoir le risque de condamnation. L’argent est une manière de contraindre à la passivité ceux qui voudraient témoigner, une subornation par l’argent.

Les dispositions apportées par la loi Sapin II sont-elles suffisantes, à vos yeux ?

C’est un tout petit progrès, hélas très insuffisant. Est inscrit dans la loi le fait d’être obligé de recourir d’abord à une démarche hiérarchique. Si je prends l’exemple de la corruption mise en place par la Lyonnaise des Eaux à Grenoble, ce sont des dirigeants intermédiaires qui ont été condamnés pour corruption et, évidemment, ils n’ont jamais dit que c’était une politique générale du groupe. Lorsque la corruption est intégrée à la structure, c’est un vrai problème de passer par la voie hiérarchique.
Le deuxième écueil de la loi Sapin II, c’est le fait que la personne morale puisse faire une transaction à l’américaine pour s’exonérer de sa condamnation au pénal. Mais avec quel argent elle paie ? Ça sera refacturé soit aux acheteurs, pour le public, soit aux usagers, pour le privé. Cette transaction va exonérer de la condamnation pénale et du fait que la personne morale corruptrice ne pourrait plus accéder aux marchés publics.
On a un exemple type de cette transaction, puisque j’ai révélé – mais ça n’a été repris nulle part – que Vinci, qui avait racheté des entreprises corruptrices dans la région de Grenoble, a obtenu l’annulation de la décision des services fiscaux qui condamnait ces sociétés pour les pots-de-vin qu’elles avaient versées. On a donc là un juge administratif qui, en quelque sorte, légalise la corruption. Cette transaction, inscrite dans la loi Sapin II, laisse la porte ouverte à ce que ce soit l’argent qui règne et qui continue à régner, l’argent plus fort que la justice.

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