Le Lanceur

S. Gibaud : “L’évasion fiscale est l’activité la plus criminelle au monde”

Stéphanie Gibaud à Paris, le 25/02/2014 © Max Rosereau / PHOTOPQR/ La Voix du Nord

Stéphanie Gibaud à Paris, le 25/02/2014 © Max Rosereau / PHOTOPQR/ La Voix du Nord

En 2012, elle est licenciée pour avoir dénoncé l’évasion bancaire de clients français en Suisse. Deux ans plus tard, la plus grande banque de gestion de fortune au monde, UBS, est mise en examen par la justice française pour “blanchiment aggravé de fraude fiscale”. En 2016, engloutie par les procédures, Stéphanie Gibaud n’en finit plus d’avaler les kilomètres, alors que l’évasion fiscale prospère en Europe. De témoigner, de s’agacer, de s’indigner. Quand elle ne se lance pas en politique. Rencontre avec l’ex-responsable marketing d’UBS France, “porte-parole” bon gré mal gré des lanceurs d’alerte en France.

 

Le Lanceur : Êtes-vous une lanceuse d’alerte ?

Stéphanie Gibaud : Je me sens surtout comme un témoin. Et, par rapport à mon histoire avec UBS, je suis surtout une victime, parce que ça fait dix ans que j’y laisse ma vie. J’y ai tout perdu : ma carrière, mon argent, ma santé, mes amis. Mon fils m’a encore dit récemment : “C’est mon huitième Noël dans cette affaire UBS.”

En même temps, vous êtes à l’origine, avec l’avocat William Bourdon, le consortium international de journalistes ICIJ et le site d’investigation Mediapart d’une plateforme internationale pour les lanceurs d’alerte (Pila), née en 2014. Vous vouliez vous battre pour les lanceurs d’alerte…

Oui, mais ce n’est pas moi qui ai inventé ce terme. Je le fais de manière très artisanale. L’idée est de mettre les gens en relation, en fonction de leur dossier, de leur problématique. Fédérer, c’est important, car la complexité des lanceurs d’alerte, c’est de rester isolé. Donc, c’était aussi pour faire un peu de bruit. La plateforme est en suspens pour le moment, mais l’idée c’est d’être capable d’échanger, d’être aidé juridiquement ou encore de faire des partenariats avec des PME pour pouvoir embaucher des gens.

Vous en êtes où aujourd’hui avec UBS ?

UBS a porté plainte contre mon livre* au mois de mai. Ce qui m’a vraiment surprise, car ils m’attaquent notamment sur la notion de “harcèlement”, alors que j’ai gagné aux prud’hommes en mars 2015 et qu’il n’y a pas eu d’appel. Tout ça est très procédural, mais tous les trois mois je vais être convoquée, pour être jugée en février 2017.

Pourquoi continuent-ils à vous attaquer ?

C’est juste du harcèlement, David contre Goliath en permanence. Et puis il y a autre chose : la grosse affaire pénale. J’ai porté plainte pour trois motifs pénaux : démarchage illicite des chargés d’affaires suisses en France, évasion fiscale et blanchiment d’argent en bande organisée, et existence d’une comptabilité parallèle dissimulée.

La comptabilité parallèle, c’est ce fameux “carnet du lait” ?

Oui, c’est ce qui permettait de distribuer les bonus des banquiers avec les exilés fiscaux. Le nom “carnet du lait” vient des fermiers suisses dans les alpages. À la fin de la journée, ils écrivent le nombre de litres de lait dans un carnet. Ce qui avait fait dire à mon avocat qu’UBS avait pris la France pour une vache à lait…

L’année 2015 a quand même été une année plutôt positive pour vous. Vous gagnez aux prud’hommes et vous êtes nominée pour le prix Sakharov, le Nobel des droits de l’homme, aux côtés d’Edward Snowden et Antoine Deltour, qui ont révélé les scandales de la NSA et de LuxLeaks…

Oui, incroyable. Et c’est là où je me demande si je ne suis pas schizophrène. Car, d’un côté, je ne suis plus rien – je commence ma cinquième année sans revenus, personne ne se rend compte de ça. Et puis, il y a les sollicitations médiatiques, la lumière. J’ai écrit un livre, je rencontre des célébrités. J’ai été auditionnée au Parlement européen, j’ai été reçue au Bundestag, à l’ambassade d’Argentine… Je suis partout dans les médias, incontournable. Quand on parle de lanceur d’alerte, on ne va même plus vers Irène Frachon, on vient vers moi.

Ceux qui pensent que j’ai lancé cette alerte pour être connue, qu’ils prennent ma vie deux secondes !”

 

Que répondez-vous à ceux qui disent que vous avez lancé cette alerte pour rentrer sous les feux des projecteurs ?

Qu’ils prennent ma vie, deux secondes… Prenez la place d’Assange, de Snowden, de Chelsea Manning ou d’Hervé Falciani. Prenez ma place, à élever deux enfants sans revenus. Ce n’est pas seulement le fait de perdre un emploi, la retraite, les congés payés, les vacances, la machine à café, des collègues, c’est qu’on sort complètement de la société.

Vous êtes devenue, malgré vous, une experte sur l’évasion fiscale ?

Je suis juste une citoyenne, qui a été embarquée par la finance occulte, la finance offshore, et qui a été témoin d’un certain nombre de mécanismes.

Vous avez été auditionnée à Bruxelles le 11 mai 2015, suite au scandale LuxLeaks et aux révélations sur les pratiques de tax rulings** au Luxembourg. Quel témoignage avez-vous apporté aux députés européens ?

J’ai parlé de l’hypocrisie du système. J’ai expliqué longuement que ce qui s’est passé en France se déroule partout : en Belgique, où UBS est mis en examen, ou encore en Grèce où le bureau d’Athènes vient d’être perquisitionné. Aux États-Unis, les amendes contre les banques sont record, et c’est bien car ça renfloue nos États. Mais il faut que les patrons des banques soient punis, à titre pénal, qu’ils aillent en prison et qu’ils payent des amendes eux-mêmes. Tant qu’ils ne seront pas enfermés avec des gangsters ou des voleurs, ils ne tireront jamais la leçon.

Pour moi, l’évasion fiscale est l’activité la plus criminelle au monde. Il faut arrêter d’être dupe, d’être gentil. Vous avez des pays en Europe qui ont créé cette industrie du secret bancaire et vivent sur le dos des autres. Car, si l’Espagne, le Portugal, l’Italie, la Grèce, la France aussi, souffrent de ce manque de rentrées fiscales, c’est bien que ça profite à d’autres États comme Andorre, Monaco, la Suisse, le Luxembourg, l’Autriche, dont personne ne parle, ou même la Belgique.

Sous la pression des États-Unis, la Suisse prévoit la fin du secret bancaire pour 2018. La situation n’est-elle pas en train d’évoluer dans le bon sens ?

Oui, ça évolue. Mais, entre le moment où les États-Unis commencent leur pression sur la Suisse, en 2009, jusqu’à l’échange automatique d’informations prévu pour 2018, il se passe que les banques ont le temps de réorganiser cette industrie vers les Brics ou ailleurs. Un exemple, quand M. Moscovici était ministre des Finances, il a enlevé Jersey et les Bermudes de la liste noire des paradis fiscaux. En Suisse, tout a été réorienté et aujourd’hui les plus grosses fortunes françaises vont ailleurs. Bien sûr il y a des avancées, mais nous passons du noir foncé au gris foncé. En 2007 déjà, M. Sarkozy disait que les paradis fiscaux étaient finis. En 2012, M. Hollande disait que notre ennemi c’était la finance. Et, à côté de ça, c’est nos vies !

La finance offshore s’est donc réorientée vers les Brics ?

Oui, vers le Brésil, l’Inde, la Chine ou la Russie ou certains pays émergents, comme en Amérique du Sud. Il y a eu une réorganisation et une adaptation. En fait, le jeu s’est déplacé. Comme au Monopoly. L’avantage des banques, c’est d’avoir toujours trois coups d’avance. Pourquoi ? Parce qu’elles sont aussi mariées aux autorités de contrôle. Chez UBS, l’un des dirigeants, Mark Branson, est aujourd’hui le patron de la Finma, l’autorité de contrôle suisse. C’est d’ailleurs lui qui a diligenté la perquisition d’HSBC à Genève en 2015. En France, la déontologue de la banque UBS a été nommée à la commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers (AMF) fin 2013. Elle a été obligée de démissionner suite à deux de mes interventions médiatiques.

Dans cette relation de pouvoir entre les banques et les États, qui gouverne qui ?

Les banques sont plus puissantes que les États. Il ne faut pas être dupe. Le dernier rapport de l’ONG Tax Justice Network (TJN) critique l’opacité en matière de fiscalité des États-Unis, qui mettent pourtant la pression sur la Suisse. L’État du Delaware est un autre paradis fiscal. On sait qu’UBS est la banque des politiques, qu’elle a aidé à financer notamment la deuxième campagne présidentielle d’Obama et qu’elle serait le plus gros donateur de la fondation Clinton…

La France est-elle en train de récupérer tous ses avoirs cachés en terre helvétique ?

Je sais que la lutte contre l’évasion fiscale a rapporté plusieurs milliards dans les caisses de l’État en 2014. Mais disons que ce sont les petits riches, les classes moyennes supérieures. Les grandes fortunes se sont réorganisées. N’allons pas croire que l’industrie la plus puissante, la plus fructueuse, va s’arrêter du jour au lendemain. Selon la Commission européenne, mille milliards d’euros sortent de l’Europe tous les ans. En Europe !

Combien pensez-vous que votre alerte, qui a abouti à la mise en examen d’UBS France, a rapporté à Bercy ?

Je dirais plusieurs milliards, mais je ne sais pas. Ma mère a écrit une lettre à M. Sapin à la veille de Noël, qui dit que je commence ma cinquième année sans revenus et que c’est la détresse de ses petits-enfants. Mais les puissants sont bien loin de ça.

En décembre dernier, vous vous présentiez aux élections régionales comme tête de liste en Ile-de-France, pour Debout la France. Comment en êtes-vous venue à faire de la politique ?

Ce n’était pas une question d’idéologie, c’était le fait de se dire que, peut-être, mettre des citoyens qui ont montré l’exemple sur des dossiers, qui connaissent le fonctionnement de la finance et qui mettent le doigt sur ce qui ne va pas, ça peut faire avancer le débat.

Mais pourquoi Nicolas Dupont-Aignan ?

Parce qu’il m’a toujours soutenue. Nous avions coécrit une tribune pour défendre les lanceurs d’alerte au printemps 2015.

Vous n’avez pas peur de vous faire récupérer ?

Le PS et l’UMP, les deux grosses écuries au pouvoir depuis que nos affaires sont publiques, n’ont jamais levé le pied pour nous. Nicolas Dupont-Aignan a envie de proposer autre chose, c’est tant mieux. Je suis ailleurs que dans la récupération politique.

Allez-vous continuer en politique ?

Je ne sais pas. Aujourd’hui, je me bats sur le dossier UBS en diffamation, mais aussi sur le dossier pénal, où je suis partie civile.

Le député PS Yann Galut a porté une proposition de loi en décembre, coécrite avec Transparency International, pour dégager un statut pour les lanceurs d’alerte. Une bonne nouvelle ?

La loi parle d’une Maison des lanceurs d’alerte, mais qui va être nommé à la tête de cette maison ? Est-ce que ça va être voté, être intégré à la loi Sapin II ? Je suis peut-être très suspicieuse et défaitiste, mais je ne pense pas du tout que cette loi va passer. Si c’était le cas, ça voudrait dire qu’on arrive à un autre cap de société. Et on ne pourra pas le franchir avec les hommes politiques qu’on a en place aujourd’hui. Ne serait-ce qu’avec les affaires Cahuzac, Bettencourt, LuxLeaks et HSBC, le verrou de Bercy aurait dû sauter. La majorité de la population est déconnectée de ça, car c’est assez technique. Les citoyens ont leurs propres problèmes, desquels les politiques sont eux aussi complètement déconnectés.

La société n’est pas encore prête à plus de transparence ?

C’est la loi du silence et ça arrange beaucoup de gens. Les lanceurs d’alerte sont les résistants aujourd’hui. Nous sommes ceux qui avons raison. On met le doigt là où ça déconne.

Mais comment croire un lanceur d’alerte ?

Quand on voit les risques que l’on prend, il faudrait être un peu fou pour lancer une fausse alerte. On parle de dysfonctionnement au plus haut niveau, d’évasion fiscale en bande organisée, de multinationales qui ne payent pas d’impôts, de médicaments qui tuent, de détournements de fonds publics, de systèmes de fausse facturation. Vous n’avez jamais entendu l’un de nous stigmatiser quelqu’un. Nous parlons de système organisé. C’est quand même incroyable… L’honnêteté, le courage, la citoyenneté ne sont absolument pas des valeurs reconnues dans la société dans laquelle on vit.

 

* Stéphanie Gibaud, La Femme qui en savait vraiment trop – Les coulisses de l’évasion fiscale en Suisse, éditions Le Cherche-Midi, 2014.
** “Rescrit fiscal” en français : arrangement légal entre un contribuable et l’Administration. En 2014, le scandale LuxLeaks a mis au jour l’utilisation des tax rulings par de nombreuses multinationales au Luxembourg, afin d’éviter les impôts de nombreux États européens.

Contacté, le service de communication d’UBS n’a pas répondu à nos questions.


Affaire UBS : les faits

2007 – Bradley Birkenfeld, employé américain d’UBS à Genève, révèle devant la justice américaine les pratiques d’évasion fiscale de la banque.

2008 – Une perquisition est conduite dans les locaux d’UBS France. La supérieure de Stéphanie Gibaud, alors responsable marketing, lui demande le détruire le contenu de ses fichiers informatiques. Elle refuse, un bras de fer avec la direction commence.

2009 – Amende de 780 millions de dollars contre UBS aux États-Unis pour avoir favorisé l’évasion fiscale de clients américains.

Décembre 2010 – Note anonyme envoyée à l’Autorité de contrôle prudentiel (ACPR), qui encadre les banques en France, sur l’évasion fiscale de clients français d’UBS en Suisse et l’existence des fameux “carnets du lait”.

Février 2012 – Licenciement de Stéphanie Gibaud par UBS France.

Mars 2012 – Publication de l’enquête du journaliste Antoine Peillon, Ces 600 milliards qui manquent à la France, qui décrypte l’évasion fiscale de clients français d’UBS en Suisse. Stéphanie Gibaud avouera plus tard avoir été l’une des sources du journaliste.

Avril 2012 – Ouverture d’une information judiciaire sur UBS France pour “démarchage bancaire ou financier par personne non habilitée et blanchiment de fraude fiscale et de fonds obtenus à l’aide d’un démarchage illicite, commis en bande organisée”. Trois dirigeants sont mis en examen, dont Patrick de Fayet, l’ex-directeur général.

Mai 2013 – UBS France est mise en examen pour “complicité de démarchage illicite”.

Septembre 2014 – UBS doit verser une caution de 1,1 milliard d’euros après sa mise en examen par la justice française pour “blanchiment aggravé de fraude fiscale”.

Mars 2015 – Stéphanie Gibaud gagne son procès aux prud’hommes contre UBS, condamnée à lui verser 30 000 euros de dommages et intérêts pour harcèlement moral.

Septembre 2015 – Stéphanie Gibaud est nominée au prix Sakharov, aux côtés des lanceurs d’alerte de la NSA, Edward Snowden, et de LuxLeaks, Antoine Deltour.

Quitter la version mobile