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Terrorisme : quand les politiques négligent les raisons de la radicalisation

Rassemblement spontané à Bruxelles le 22 mars. Miguel Discart/Flickr, CC BY-SA

Après chaque attentat terroriste, les enjeux sécuritaires gagnent un peu plus de terrain sur les questions de libertés. Pour Mazarine Pingeot, professeur agrégée de philosophie à l’Université Paris 8, les “réponses techniques” priment sur les “réponses politiques” et l’on s’interroge aujourd’hui plus sur le “comment” que sur le “pourquoi” de ces actes terroristes.

lelanceur.fr : Vous semblez regretter le fait que l’on ne s’interroge pas assez sur les raisons pour lesquelles ces personnes se retournent contre leur pays. Manuel Valls disait il y a un an “Expliquer, c’est excuser”. Pourquoi, selon vous, refuse-t-on de s’intéresser au “pourquoi” ? 

Mazarine Pingeot : Je ne pense pas qu’expliquer, ce soit excuser. C’est là confondre trois champs, l’explication en tant que démarche « scientifique » qui relève en l’occurrence des sciences humaines, et qui permet de réfléchir à des dispositifs pour éviter la reproduction des causes, qui devraient logiquement créer les mêmes effets. Comment faire de la politique à long terme sans chercher à comprendre la radicalisation, la violence, le mépris de la mort, etc… ? Je m’intéresse beaucoup à la question du “récit de soi” et suis très frappée par la rupture de ce récit, la difficile subjectivation, ou appropriation d’une histoire à la fois collective et individuelle de nombreux jeunes, souvent issus de l’immigration (deuxième ou troisième génération), mais pas uniquement.

L’autre champ est celui de la morale : il n’est absolument pas question d’excuser, au contraire. Mais en quoi l’ignorance rendrait-elle plus ferme en terme de condamnation morale ? Expliquer un geste, ce n’est pas de la charité ni même de la psychologie de comptoir, on se fiche des individus (bien que la presse justement, en les nommant, en montrant leur photo, leur donne une identité “personnelle”) : si de nombreuses personnes cèdent à la radicalisation, c’est bien qu’il y a un mouvement, une tendance à comprendre. L’individu un tel ou un tel, si on l’observe du point de vue moral, reste un sujet et à ce titre doit être condamné, parce qu’il a choisi son acte. Mais du point de vue politique, le terroriste a justement renoncé à son statut de sujet et sa condamnation se fait dans l’ordre non de la morale mais de la justice.

Il y a un retour pernicieux d’une vision théocratique très inconsciente”

C’est le troisième champ qui se dégage. Or il me semble que toute justice donne la parole aux coupables, ce qui n’empêche pas de les condamner. Que ce soit clair, je déteste les discours d’excuse, ou l’espèce de démagogie qui est en réalité une forme de néo colonialisme et qui a tendance à trouver partout des circonstances atténuantes. Cette complaisance est écoeurante ; Mais ce n’est pas une raison pour adopter la position inverse.

Je suis inquiète que les catégories pourtant nécessaires à la pensée politique, à la distinction entre les espaces, soient tellement brouillées.

Vous expliquez que faire de la “vie” une valeur, au même titre que l’égalité ou la liberté, traduit un retour à une vision théocratique. Comment expliquer un tel glissement et quel risque comporte-t-il ?

En effet, je pense qu’il y a un retour pernicieux d’une vision théocratique très inconsciente qui, en réalité, est une réponse qui adopte le cadre du problème posé par le fondamentalisme religieux. Au fond, on leur donne raison.

Mais c’est aussi un retour au naturalisme très net dans les courants de pensée dominants. La nature est devenue une telle valeur, que la “vie” (au sens de zoe, en grec) ne saurait échapper à la tendance… Ce qui est assez inquiétant pour la réflexion éthique et de plus contradictoire.

Ci-dessous, Lelanceur.fr publie l’article de Mazarine Pingeot, paru sur le site The Conversation.


 

Une gêne

Mazarine Pingeot, Université de Paris 8 Vincennes Saint-Denis

Le terrorisme a encore frappé le sol européen. Cela fait désormais partie de notre horizon d’attente, bien que la surprise le déjoue chaque fois. Comment s’attendre à ce qui « frappe à l’aveugle », et s’inscrit précisément dans la revendication du chaos, le déni des valeurs qui fondent notre civilisation, au premier chef : la vie, puisqu’en plus d’être une donne biologique, elle devient la valeur suprême, celle que l’on veut détruire.

Et si la vie devient la valeur suprême, c’est qu’a contrario elle est contestée par les terroristes : injonction contradictoire, la leur ne vaut pas grand-chose à titre individuel puisqu’ils sont prêts à la sacrifier au nom d’une croyance, quelle qu’elle soit (celle en un Dieu vengeur, celle en un programme historique en train de se réaliser, celle en un folklore puritano-érotique, avec ses charrettes de vierges, etc.) ; mais la vie des autres encore moins puisqu’on peut la supprimer à loisir, dans une certaine jouissance, et avec le sentiment du devoir accompli.

Pourtant, il faut bien postuler que la vie a quelque valeur, voire est une valeur, pour décider qu’en la supprimant, on gagne des points pour le paradis et fait avancer dans l’échiquier géopolitique des forces, les pions « khalifat ». La cohérence n’est pas la préoccupation première de Daech et de ses épigones. En revanche, la fascination morbide pour la mort a quelque chose de déroutant.

Défendre la vie. Oui, mais comment ?

Puisque Daech et consorts font de la vie la valeur à attaquer, elle devient pour nous celle à défendre. Il est alors logique, en tant que réponse immédiate et parfaitement formatée par la question – à l’initiative des terroristes donc – de se préoccuper aujourd’hui presque exclusivement de « sécurité ». Et il est fort instructif, à écouter les radios d’informations qui réagissent dans une instantanéité problématique et néanmoins nécessaire, d’entendre un leitmotiv qui écrase toute autre forme d’analyse, toute prémisse de réflexion, toute tentative de distance : n’a-t-on pas négligé la sécurité du pays, (déclinée en sécurité du métro, des aéroports, des transports) ? l’Europe ne pèche-t-elle pas par déficit de dispositifs de sécurité. A-t-on fait preuve de négligence ? Et de multiplier les micro-trottoirs au sein de l’aéroport, auprès des témoins, des bagagistes, des professionnels, bref, de tous ceux qui se trouvaient là ou auraient pu se trouver là : ne pensez-vous pas que la sécurité était insuffisante ? Question à laquelle aujourd’hui, 22 mars 2016, les témoins de la violence ne peuvent que répondre oui.

La sécurité à tout prix ?

Il y a à cela deux conséquences.
D’une part, on croirait entendre – toute proportion gardée – ceux qui vous reprochent de n’avoir pas cadenassé votre sac lorsque vous vous plaignez qu’on vous a volé votre portefeuille. Faites l’expérience, personne n’invectivera les voleurs. C’est votre propre négligence qui sera seule mise en cause.

Mais la conséquence plus grave est la façon dont cette manière de couvrir ces événements traumatiques face auxquels peine et colère sont légitimes – est perçue comme naturelle, alors qu’elle n’est qu’une construction sociale : dans le conflit ancestral entre liberté et sécurité, qui a accompagné toutes les réflexions politiques fondées sur le contrat social depuis le XVIIe siècle, c’est aujourd’hui la sécurité qui l’emporte.

Non pas nécessairement dans les faits, mais dans la représentation que nous nous faisons de notre société. Nous ne serions pas assez protégés ! Et cette réponse sécuritaire, qui ressemble à une réaction épidermique et affective, verse doucement dans des propositions aussi absurdes que celle de Marine Le Pen après les attentats : fermer les frontières entre la Belgique et la France ! (et pourquoi pas la construction d’un mur ?).

Il est très étonnant que la première réaction – au lieu d’invectiver ceux qui sont censés nous protéger (papa maman l’armée), ne soit celle, pleine elle aussi d’une colère légitime : mais qui sont ces Belges et ces Français qui se retournent contre leur pays pour tuer, détruire, répandre le sang et la haine ? Qui sont ceux-là qui apparemment gratuitement vienne déverser l’horreur, avec fierté, une fierté aiguisée par la question systématique qui leur donnera raison : mais comment ont-ils fait pour passer entre les grilles sécuritaires ? Bah, c’est qu’ils sont trop forts, pardi. Au lieu de demander, mais pourquoi ?

Tendance inhérente à notre époque d’interroger le comment plutôt que le pourquoi, et d’apporter des réponses techniques en lieu et place de réponses politiques. Peut-être la politique s’est-elle intégralement rabattue sur la technique.

La limite des réponses techniques

Or de deux choses l’une, aucune armée ne sera assez efficace contre l’ennemi invisible qui peut frapper en tout lieu et en tout temps, prêt à tout perdre, et au premier chef la vie : comment faire peur à celui qui a évacué le motif ultime de la peur – à savoir perdre la vie ? Comment être partout et en tout lieu, à moins de quadriller le territoire par un réseau de délations, tel qu’aucun contre-pouvoir ne pourra le limiter et qui pourrait vite déborder le cadre du terrorisme ? Comment maintenir une vigilance permanente ?

Il suffit d’observer son propre comportement, on fait attention, on fait attention, jusqu’au jour où on ne fait plus attention, parce qu’on ne peut pas vivre en faisant toujours attention. Du moins en démocratie.
Alors quelle est la réponse attendue, telle qu’elle semble formulée en creux par la manière dont les journalistes formulent aujourd’hui leurs questions ? D’augmenter la vigilance ? De rationaliser toujours plus les dispositifs sécuritaires ?

La guerre asymétrique est la nouvelle modalité de la guerre, peut-être serait-il temps et sans l’évacuer (cela va de soi), de penser autrement que par le renforcement sécuritaire : se déplacer plutôt que renforcer.

Repenser la « valeur-vie »

Et c’est le deuxième point : peut-être faudrait-il du même coup repenser la « valeur-vie » dans son rapport à la valeur « liberté ». Notre devise française associe la liberté, l’égalité et la fraternité. L’un des présupposés est la vie, mais elle peut être mise en balance lorsque la liberté est en jeu, ce qui a justifié par exemple l’engagement dans la résistance, au risque de sa vie, mais au profit d’une idée du pays, ou d’une idée de l’humanité, ou des deux. En revanche, la « vie » intervient dès l’article 1 de la déclaration américaine des droits de l’homme : « Tout être humain a droit à la vie, à la liberté, à la sécurité et à l’intégrité de sa personne ».

L’accent est ici clairement mis sur la vie comme valeur, quand elle n’était, dans la déclaration française, qu’un préalable, un support des valeurs, mais non une « valeur » à proprement parler. Comment l’expliquer ? Tout simplement parce que la déclaration américaine considère la vie comme sacrée du seul fait qu’elle est le don de Dieu, tandis que la déclaration française a laissé le Dieu créateur de côté.

Or la façon dont on parle de la vie à travers le discours collectif ambiant est bien le retour à une vision théocratique, où la vie est une valeur en soi, ce qui signifie qu’elle a été créée. Où les opposés se retrouvent, où les monothéismes s’affrontent, mais où la France se laisse étouffer par deux types de discours qui ne sont pas les siens.

Qu’on nous entende bien, rien n’est plus beau que la vie, et ceux qui veulent attenter à la nôtre sont de sinistres criminels (pourtant héroïsés par le seul fait qu’on les appelle dorénavant par leur nom, et Abdeslam par ci et Abdeslam par là, même les enfants connaissent les terroristes par leurs noms !). Mais à quoi sert d’en faire une « valeur » à côté de la liberté, sans même en rendre compte ni mettre au jour les présupposés d’un tel discours, sinon à brouiller la réponse politique et philosophique à la guerre que Daech et les fondamentalistes ont décidé de nous livrer ?

Mazarine Pingeot, Professeur agrégée de philosophie, Université de Paris 8 Vincennes Saint-Denis

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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