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Travail intérimaire : Spie Batignolles Sud-Est condamné

Chantier de construction à Saint-Priest © Tim Douet

© Tim Douet

L’intérim, ce grand pourvoyeur d’accidents mortels du travail, est parfois utilisé frauduleusement pour gérer avec plus de flexibilité une main-d’œuvre qui aurait dû être permanente. Cette conception un peu spéciale du travail “temporaire” a fait trébucher Spie Batignolles Sud-Est : la société a été condamnée le 1er décembre par le tribunal de grande instance de Lyon.

 

Dardilly, début 2012. Descente de l’inspection du travail dans les locaux de l’entreprise de bâtiment Spie Batignolles Sud-Est, filiale de Spie Batignolles, quatrième groupe français de construction. L’objectif ? Après avoir constaté des irrégularités en 2010 et alerté l’entreprise, qui employait à l’époque 125 personnes en intérim et 114 ouvriers permanents, l’Administration souhaite vérifier que, deux ans plus tard, tout a été régularisé. Résultat : 181 infractions, pour 78 intérimaires entre 2010 et début 2012.

Un axe structurel de gestion de la main-d’œuvre

Face à l’ampleur du délit présumé, l’inspection du travail dresse un procès-verbal et l’adresse au procureur de la République. Lequel décide de poursuivre. Dans la foulée, le syndicat CGT de Spie Batignolles SE se porte partie civile pour préjudice à la profession ; il réclame 3.000 euros de dommage et intérêts. “Ce genre d’affaire est normalement défendue aux prud’hommes, analyse Valérie Mallard, avocate de la partie civile. Mais, dans cette affaire-là, Spie Batignolles Sud-Est a été alertée. Malgré cela, elle a continué, et de façon très significative.” Une affaire qui s’est éternisée, avant que l’audience finale n’ait finalement lieu, le 28 octobre dernier.

Permettant de remplacer un salarié absent ou de faire face à un surcroît occasionnel d’activité, le travail intérimaire est certes adapté à la logique saisonnière du BTP mais il ne peut être utilisé pour remplacer des postes permanents. Le législateur a ainsi prévu un délai de carence entre deux contrats pour un même salarié et sur un même poste. Or, chez Spie Batignolles Sud-Est, ces délais de carence semblent avoir été oubliés. “Spie Batignolles recourt illégalement au travail intérimaire”, explique Valérie Mallard, qui estime que l’entreprise utilise l’intérim pour occuper des postes normaux.

Les personnes intérimaires possèdent une haute valeur comportementale : elles sont qualifiées, dociles et malléables”

Cette situation n’est malheureusement pas l’apanage de cette entreprise, comme l’explique le spécialiste du travail intérimaire Rachid Belkacem, chercheur en économie à l’université de Lorraine : “Les personnes intérimaires possèdent une haute valeur comportementale, très recherchée par les employeurs : elles sont qualifiées, dociles et malléables. Et, en période de crise, elles peuvent accepter beaucoup de choses…” À l’heure du chômage de masse, environ 2 millions de personnes en France effectuent au moins une mission d’intérim dans l’année*. “De nos jours, l’intérim se développe et devient un axe structurel de gestion de main-d’œuvre”, considère le chercheur.

Spie Batignolles Sud-Est dans une salve de procès

Dans le cas de la SAS Spie Batignolles Sud-Est, qu’en pense le juge ? La société s’est-elle rendue coupable de recours illégal à l’intérim ? À moitié, selon le délibéré du 1er décembre du tribunal de grande instance de Lyon. Si le chef d’infraction de recours au travail intérimaire pour pourvoir des emplois permanents a été considéré comme insuffisamment caractérisé, en revanche la SAS Spie Batignolles Sud-Est a été condamnée pour non-respect des délais de carence : elle devra payer une amende de 10.000 euros et afficher la décision à la porte de l’entreprise ; elle devra également verser 1.500 euros de dommages et intérêts à la partie civile.

Les salariés et membres de la CGT présents au délibéré sont soulagés : “Le combat a été long et dur, mais la justice nous a donné raison. C’est une réparation morale pour les salariés”, estiment-ils, ajoutant que cette décision pourra faire jurisprudence. La société n’a quant à elle pas souhaité s’exprimer : “Nous ne pouvons communiquer sur une procédure qui est en cours”, explique la chargée de communication.

Ni sur ce procès ni sur les autres. Car plusieurs salariés syndiqués ont récemment régulièrement emmené leur employeur devant les tribunaux pour atteinte à leurs droits. Ils ont notamment réclamé formation et paiement de leurs indemnités de grand déplacement, conformément à la convention collective. Cinq procédures ont ainsi été gagnées en première instance aux prud’hommes. Spie Batignolles Sud-Est a fait appel. “Pour les indemnités de déplacement, cela représente tout de même jusqu’à 20.000 euros”, souligne l’avocate Valérie Mallard, qui défend une dizaine de dossiers. Me Sébastien Balloch en défend également plusieurs sur ces questions.

Une situation financière critique pourrait-elle expliquer les manquements de la société ? Le groupe Spie Batignolles prospère certes moins qu’avant la crise, mais il dégage tout de même un résultat net d’environ 26 millions en 2015. Des bénéfices qui profitent à son actionnariat – des fonds d’investissement et de grands cadres qui la dirigent – mais peut-être un peu moins à ses salariés. De l’intérim aux indemnités, ceux de la filiale Sud-Est ont pour leur part engagé une croisade judiciaire pour le respect de leurs droits.

* Selon la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), qui dépend du ministère du Travail.

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Intérim, le goût du risque

“Une chute mortelle. Cet intérimaire d’une quarantaine d’années est tombé du toit de l’usine pendant l’été 2014 alors qu’il préparait les installations de sécurité pour l’entreprise de désamiantage qui allait venir. Et sa sécurité à lui, qui l’a assurée ?” questionne Marie-Odile Bonnet, secrétaire CGT du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) chez Manpower Ile-de-France.

La construction reste un secteur très touché par les accidents du travail, et les travailleurs en intérim sont encore plus exposés que les autres : si l’on constate en France 530 décès pour environ 18,3 millions de travailleurs, dans l’intérim, pour environ 774.000 salariés, 32 sont morts. En proportionnalité, quasiment le double*.

“Les intérimaires sont vulnérables, commente Laurence Montcharmont, ingénieure de recherche à l’université de Lorraine, spécialiste du travail intérimaire. Déjà, psychologiquement, ils ont du mal à se projeter dans l’avenir. Sur le terrain, les missions qui leur sont confiées sont souvent les plus ingrates. Ils interviennent souvent dans l’urgence, risquant de se blesser facilement.” De se blesser, ou de mourir.

* Selon les chiffres de la Direction des risques professionnels de l’assurance maladie pour 2014.

 

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