Dans un pays largement régi par la charia, les festivités nationales en Iran sont souvent placées sous le signe de la sobriété religieuse et du respect de l’islam chiite. La Fête du feu, à l’occasion de la nouvelle année, est la seule célébration non islamique d’ampleur à être tolérée par le régime. Chaque année, elle rassemble une large partie de la population, et elle s’est transformée depuis la révolution en symbole de la résistance au régime. Après les manifestations de janvier, la Fête du feu 2018, ce mardi 13 mars, s’annonçait comme un baromètre de la contestation iranienne.
Si le résultat politique est mitigé, le bilan humain est lourd. Le vice-président des services d’urgence a annoncé à la télévision que quatre personnes avaient perdu la vie et que 3.500 autres avaient été blessées pendant les festivités. Des chiffres alarmants, qui sont pourtant en baisse par rapport à 2017 où 16 personnes étaient décédées lors de la Fête du feu. Selon les sources officielles, ce sont les nombreux pétards et cocktails inflammables jetés à travers les rues pour célébrer la nouvelle année qui causent ces accidents. Au-delà de ces incidents, la dimension politique de la fête fait couler de l’encre. Si les dissidents iraniens se sont empressés d’annoncer la nouvelle année persane comme “celle de la fin du régime”, la Fête du feu n’a pas été le renversement populaire attendu par l’opposition. Pourtant, avec les larges manifestations qui ont secoué le pays en janvier, elle aurait pu être le catalyseur d’un véritable soulèvement. Dans la nuit du 13 mars, alors que des altercations et incidents éclataient aux quatre coins de Téhéran, aucun mouvement groupé d’ampleur n’a perturbé le déroulement de cette fête populaire. Il faut dire que le régime, qui craignait des débordements, avait tout fait pour empêcher une révolte. Selon le Conseil national de la résistance iranienne (CNRI, une faction de l’opposition au régime), “les mairies à travers le pays se sont affairées à enlever toutes les bennes de poubelles et les pneus usés utilisés par les manifestants pour barricader les rues. Les cours de l’après-midi dans les universités et dans toutes les autres écoles ont été annulés, et les commerçants ont reçu l’ordre de fermer à 14 heures, heure locale”. Pour enrayer la possibilité d’une mobilisation forte et groupée, le régime avait sorti les grands moyens, allant jusqu’à filtrer les applications de discussion instantanée comme Telegram. Quelques heures avant le début des festivités, un journaliste iranien rapportait que “le brigadier Hossein Rahimi, chef des forces de sécurité de l’État à Téhéran, a averti pour sa part que les fauteurs de troubles à l’occasion de la Fête du feu [seraient] arrêtés”. Selon lui, “le commandement des Gardiens de la révolution [les pasdaran] pour le Grand Téhéran mettra le Bassij [force paramilitaire] de la municipalité de Téhéran en état d’alerte pour le 13 mars. Les bataillons Ashura et Al Zahra [forces bassiji de la municipalité] dans les 22 districts municipaux de Téhéran seront mis en état d’alerte complète”.
#Dictateur en feu : sur la Toile, la colère des dissidents
Seuls des incidents ponctuels et dispersés ont pu avoir lieu. Ils ont été largement filmés et diffusés par les médias anti-régime sous le hashtag #Dictateur en feu. Sur la Toile, de nombreuses vidéos ont été postées, montrant la colère des dissidents, qui pour certains s’en sont pris aux symboles de la théocratie. Dans le nord de Téhéran, des militants ont jeté des bombes incendiaires artisanales sur un siège de la Bassij, chargée de la sécurité en Iran. Tout au long de la nuit, des manifestants ont brûlé des affiches du pouvoir et des accrochages avec la police ont sporadiquement éclaté. Car, en réalité, seuls les militants les plus fervents se servent de la Fête du feu pour défier le régime. Pour le reste de la population, c’est avant tout l’occasion de célébrer la nouvelle année et de faire la fête. “Les appels politiques des dissidents à la révolte sont peu suivis par la population”, explique le sociologue Farhad Khosrokhavar, spécialiste de l’Iran. Malgré tout, la Fête du feu est un peu le poil à gratter du pouvoir iranien. La célébration de la nouvelle année est très ancrée dans la culture locale et ses origines remontent à une époque bien antérieure à la révolution islamique. Chaharshanbeh Suri, la Fête du feu, se déroule la veille du dernier mercredi de l’année persane. La population se retrouve dehors pour la célébrer en reproduisant des rites ancestraux ancrés dans la culture persane depuis des millénaires. “C’est le noël iranien”, explique l’Association franco-iranienne de Lyon. À cette occasion, des feux sont allumés sur les places publiques, par-dessus lesquels les Iraniens sautent pour laisser aux flammes leurs maux de l’année passée et entamer sereinement celle à venir. Perçue comme une fête païenne par la théocratie iranienne, cette célébration n’est pas vue d’un très bon œil par le pouvoir. “La fête a pris des dimensions politiques après 1979. Les premières années, c’était timide, et puis ça a pris une dimension politique contre la théocratie”, explique Farhad Khosrokhavar.
Une fête “qui n’a rien d’islamique”, trop populaire pour être interdite
La Fête du feu est célébrée depuis bien avant la révolution islamique et profondément ancrée dans la culture iranienne. “C’est une fête d’origine préislamique, qui date d’avant les zoroastriens. La fête n’a rien d’islamique, et c’est une célébration joyeuse, contrairement aux rituels chiites, qui sont tous tristes. Pendant la fête, les gens rient, s’amusent, et en quelque sorte se désislamisent”, précise le sociologue. Finalement, c’est un statu quo implicite qui s’est organisé entre le peuple et ses dirigeants sur le sujet. Pas question pour le régime d’interdire la fête, ce serait se mettre à dos une grande partie de la population, dans un climat déjà tendu. Pour Farhad Khosrokhavar, “la fête est très difficile à réprimer, car elle est partout et est très importante pour les Iraniens. Elle est trop générale pour arrêter tout le monde. Il y a une modération implicite entre les deux côtés. Chacun limite ses ambitions. Chez les gens, on essaie de ne pas surpolitiser la fête, et au pouvoir on tolère l’événement parce qu’on sait que ça peut dégénérer”, indique le spécialiste. Si, pour l’heure, les incitations des groupuscules dissidents ne résonnent pas dans toute la société iranienne, les mouvements de désobéissance se multiplient. Il y a quelques semaines, par exemple, le pays assistait à l’émergence d’un mouvement féministe inédit : plusieurs femmes se sont exposées dans les rues non voilées, un foulard blanc dans les mains, pour protester contre leur condition en Iran. Malgré l’omniprésence d’une véritable police des mœurs dans le pays, les “filles de la révolution” investissent des lieux publics, parcs, places et trottoirs, et défient la loi qui les oblige à porter le voile ainsi que des vêtements amples. Tandis que leur nombre augmente, le pouvoir a bien du mal à réagir face à cette désobéissance civile. Désobéir, c’est peut-être là que se situe la clef de voûte d’une révolte qui semble sommeiller, en Iran. En tous les cas, la lauréate iranienne du prix Nobel de la paix en est convaincue. En janvier, alors que la mobilisation battait son plein, Shirin Ebadi s’adressait en ces termes aux Iraniens : “Si le Gouvernement ne vous a pas écoutés pendant trente-huit ans, votre rôle est désormais d’ignorer ce qu’il vous dit.” La jeune femme incitait alors la population à retirer son argent des banques, et à se lancer dans un vaste mouvement de résistance non violente.
Vidéo d’actions militantes pendant la Fête du feu à Kermanshah (Iran) – mars 2018