Le président de la Fédération de Russie détourne l’usage de l’organisation de coopération policière pour traquer opposants et réfugiés politiques partout dans le monde. Comme Erdogan qui fabrique de fausses accusations de terrorisme, Poutine fait ficher pour fraude ceux qui osent révéler les scandales financiers au Kremlin. Et, face au durcissement du contrôle des notices rouges, il utilise des rouages plus informels de l’organisation.
L’arroseur arrosé est un jeu que semble particulièrement goûter Vladimir Poutine. Des militants anticorruption révèlent les arrangements de quelque oligarque ? Le pensionnaire du Kremlin les fait poursuivre pour fraude ou corruption. Un businessman étranger se bat pour un collaborateur mort dans les geôles du régime ? L’ancien du KGB l’accuse d’être responsable du décès. Harcèlement ordinaire d’un État autoritaire, certes. Mais les vengeances de Vladimir Poutine ne se cantonnent pas au territoire russe. À l’instar de Recep Tayyip Erdogan, il parvient à faire poursuivre ses opposants en fuite partout dans le monde, en détournant l’usage d’Interpol.
L’homme qui tient son pays d’une main de fer depuis près de deux décennies fait émettre des notices rouges sur des motifs farfelus contre ses opposants, même lorsque ceux-ci ont obtenu l’asile politique à l’étranger. Si certains pays occidentaux ont appris à ne plus y prêter attention, les personnes visées courent le risque d’une extradition et d’un procès inéquitable à chaque passage dans un pays ami de la Russie. Dans son éditorial du 24 octobre, le Washington Post se désolait que cet usage détourné d’Interpol “permette à M. Poutine de réaliser ses vengeances”. Et d’inviter l’organisation à “aller plus loin dans ses réformes et se prémunir contre la politisation des diffusions [avis moins formels et moins contrôlés que les notices, NdlR]”.
L’histoire de Nicolay Koblyakov, ce militant franco-russe, opposant à Poutine et cofondateur de l’ONG Russie-Libertés, est caractéristique. Arrêté au cours de l’été 2014 à Sofia, il a été retenu trois jours en garde à vue et trois mois en Bulgarie, sur la base d’une notice rouge abusive. Un an et demi plus tôt, la Russie avait demandé et obtenu d’Interpol l’émission d’un avis pour des faits d’escroquerie prétendument commis en France en 2004 et 2005. Or la justice française avait déjà blanchi Nikolay, et confirmé sa décision en appel. Plusieurs pays européens ont d’ailleurs choisi d’ignorer la notice rouge. Pas la Bulgarie.
Petr Silaev, le militant écolo “hooligan”
Le Kremlin ne permet pas la contestation. En 2010, il fait face à une mobilisation écologiste contre la création d’une autoroute reliant Moscou à Saint-Pétersbourg via la forêt de Khimki. Les militants ont subi des intimidations et un journaliste local est même mort des coups reçus. Parmi eux, Petr Silaev a abusivement été accusé de hooliganisme, comme le sont souvent les opposants au régime russe, dont les Pussy Riots. Craignant un procès biaisé, Petr a fui en train vers la Finlande, où il a obtenu l’asile politique.
Mais, dans la foulée, le Kremlin demande et obtient l’émission d’une notice rouge d’Interpol à l’encontre de l’activiste. C’est sur la base de cette notice abusive que Petr a été arrêté en Espagne en août 2012 et transféré dans une prison de haute sécurité. Il n’a pu quitter le pays qu’après plusieurs mois de procédure. “Le cas de Petr n’est pas unique et la Russie n’est pas le seul pays qui a abusé d’Interpol de cette manière, déplore Jago Russel, le président de l’ONG Fair Trials. Ces alertes abusives ne sont pas seulement dévastatrices pour les personnes ciblées ; elles menacent également l’efficacité d’Interpol elle-même.”
D’autant que, dans ce cas, l’organisation a tardé à réparer son erreur, refusant d’abord de la reconnaître. En octobre 2013, Fair Trials signale le caractère abusif de la notice visant Petr Silaev et demande l’effacement des données le concernant dans la base d’Interpol. L’organisation refuse, dans un premier temps. Ce n’est qu’un an plus tard que l’ONG reçoit une lettre d’Interpol stipulant que la demande a été traitée.
Bill Browder et les 200 milliards de Poutine
Trois notices rouges en trois ans, toutes retoquées par Interpol. Ennemi numéro un de Poutine, l’homme d’affaires Bill Browder reste pourtant fiché par l’organisation de coopération policière. Devant la diligence d’Interpol, le Kremlin a en effet changé de stratégie pour le harceler et émis des “diffusions”, ces avis moins formels et moins contrôlés. Le dernier a été diffusé le 17 octobre 2017. Comme les notices rouges, ce type d’avis est “utilisé pour demander l’arrestation ou la localisation d’un individu”, précise Interpol. À ceci près qu’il est émis directement par un bureau national, sans contrôle du secrétariat général. C’est un vrai basculement dans la stratégie russe d’utilisation d’Interpol à des fins politiques.
Si Vladimir Poutine en veut autant à Bill Browder, c’est parce que ce puissant financier ne se soumet pas au Kremlin comme les oligarques locaux. Il a notamment soutenu sur CNN en 2015 que le président russe était l’homme le plus riche du monde, avec une fortune de 200 milliards de dollars (soit 10% du PIB de son pays), cachés en Suisse. Homme d’affaires britannique né aux États-Unis, Bill Browder a fait fortune en investissant dans des actions russes sous-cotées dans les années 1990. Jusqu’à fonder son propre fonds d’investissement, et devenir le plus important investisseur privé étranger en Russie dans les années 2000.
Poutine aurait lui‐même tenté d’influencer Interpol lors d’une rencontre avec Ronald Noble”
Fortune faite, Bill Browder part en croisade contre la “kleptocracie” russe au milieu des années 2000. Accusé de représenter une menace pour la sécurité nationale, il est interdit d’entrée sur le territoire russe en 2005. En 2008, un des collaborateurs de son fonds d’investissement, l’avocat Serge Magnitski, révèle une escroquerie au fisc de 230 millions d’euros, en faveur de fonctionnaires, policiers et juges. Arrêté pour diffamation, ce dernier sera maltraité et battu à mort en prison, en 2009.
Depuis, Bill Browder se bat pour faire reconnaître la culpabilité de l’État russe dans la mort de Magnitski. Mais Moscou a récemment retourné l’accusation contre lui, tentant de le faire passer pour responsable de la mort de l’avocat. Dans la même veine, Bill Browder s’est retrouvé accusé d’escroquerie qualifiée par le pouvoir russe, qui a demandé une notice rouge pour ce motif en 2013. Demande rejetée par la commission de contrôle des fichiers (CCF) d’Interpol. “Les autorités russes continuent néanmoins de poursuivre M. Browder, note le Conseil de l’Europe dans un rapport de 2017, et, selon certaines allégations, le président Poutine aurait lui‐même tenté d’influencer Interpol lors d’une rencontre avec M. Ronald Noble, secrétaire général sortant d’Interpol, en octobre.”
Interpol poursuit un voleur d’œuvre d’art… à un dollar
Un autre grand ennemi de Vladimir Poutine est Aleksei Navalny, à qui l’on a récemment interdit de se présenter aux prochaines élections russes. Avec un proche collaborateur, Nikita Kulachenkov, ils travaillent à la lutte contre la corruption. Entre autres révélations concernant de hauts responsables russes, ils ont notamment dénoncé le montage du ministre de la Défense, Serguei Shoigu, pour dissimuler une propriété de 13,5 millions d’euros au fisc.
Soucieux de faire taire Kulachenkov, le Kremlin l’a accusé d’avoir volé un dessin placardé sur une clôture de la commune de Vladimir, au nord-est de Moscou. Œuvre d’un balayeur de rue, le dessin a été estimé à 1,55 dollar par son créateur, “qui apparemment n’était pas opposé à ce que cette œuvre d’art soit emportée par un tiers”, souligne le Conseil de l’Europe. Même l’estimation – largement exagérée – de la police russe ne porte son coût qu’à 75 dollars.
Ces accusations faibles poussent néanmoins Nikita à fuir le pays. Face à ces intimidations, il redoute un procès biaisé. C’est sur cet argument qu’il obtient d’ailleurs l’asile politique en Lituanie. Mais en 2016, lors d’un voyage à Chypre, terre réputée favorable aux oligarques russes, il est arrêté, sur la base d’une “diffusion” transmise à une cinquantaine de pays. Il sera libéré au bout de trois semaines. Et pour cause : la législation européenne interdit de poursuivre les réfugiés politiques. Les statuts d’Interpol aussi. Mais la diffusion, moins formelle que la notice rouge, permet ce genre d’abus.
“Interpol a commencé à examiner les notices avant de les envoyer, expliquaient Jago Russel et Christophe Deloire, le secrétaire général de RSF, dans une tribune commune fin 2017. Mais les pays peuvent contourner cette précaution et utiliser Interpol pour faire passer des “diffusions” (…) envoyées aux forces de police dans le monde entier avant que tout examen officiel soit entrepris.”