jeudi 28 mars 2024

Additifs alimentaires : ce que nous mangeons vraiment

1 avril 2016  Par Guillaume Lamy


L’Union européenne procède à la première réévaluation générale des additifs alimentaires de son histoire. Un demi-milliard de consommateurs sont directement concernés. Les enjeux sanitaires et socioéconomiques sont colossaux.

On en ingère tous les jours, du petit-déjeuner au dîner, en passant par la pause de 10 heures, le petit creux de l’après-midi et l’apéro du soir. Chez soi, au restaurant, dans les cantines scolaires, difficile d’y échapper tant ils sont partout.

Avec l’arrivée de l’industrie agroalimentaire, dans les années 1950-1960, une flopée de E a envahi les rayons des supermarchés, plus particulièrement celui des plats préparés. E236 pour l’acide formique, E385 pour l’éthylènediaminetétracétate de calcium disodium, E621 pour le glutamate monosodique, E951 pour l’aspartame, E1201 pour le polyvinylpyrrolidone…

L’Union européenne en autorise aujourd’hui 290 (sans compter les 2 300 arômes qui ne font pas – encore – l’objet de réglementation). Ils servent à colorer, sucrer, renforcer le goût ou prolonger la durée de conservation des aliments (lire Les additifs alimentaires en chiffres).

 

L’industrie est même doublement gagnante, les additifs permettant de réduire les coûts de fabrication. Pour fabriquer une tonne de glace à la vanille, on peut utiliser 2 kg de gousses de vanille (pour un coût de 780 euros), 300 g de vanilline (coût : 42 euros) ou 25 g d’éthylvanilline synthétique (4 euros). Depuis le sel de mer pour conserver la viande et les poissons dans l’Antiquité, le salpêtre chez les Romains pour conserver et améliorer l’apparence des aliments, les substances utilisées par l’homme pour protéger la nourriture se sont multipliées. Et diablement complexifiées, faisant intervenir la chimie et des combinaisons entre molécules.

À tel point qu’aujourd’hui les additifs, indéchiffrables pour le commun des mortels, sont sous observation permanente et doivent être réévalués chaque fois que cela est nécessaire, compte tenu des variations des conditions d’emploi et des nouvelles informations scientifiques concernant leur toxicité.

Sérieux dépassements des valeurs maximales

Fin 2011, l’Union européenne s’est attaquée à la première réévaluation générale des additifs de son histoire. La tâche est cyclopéenne. D’ici à fin 2020, la totalité des additifs alimentaires autorisés dans les vingt-huit pays européens devra être entièrement remise à jour. Un travail de fourmi qui mobilisera un groupe d’une vingtaine d’experts pendant les huit prochaines années.

Quatre-vingt-dix additifs ont déjà été réévalués, principalement les colorants. Parmi eux, le rouge 2G (E128), un colorant rouge synthétique utilisé dans la production des saucisses pour le petit-déjeuner et dans la viande de burger. L’Agence européenne de sécurité des aliments (EFSA), a souligné des problèmes concernant son innocuité car il se révélait cancérigène. Il a été démontré qu’une fois ingéré il se transformait en une substance appelée aniline. Or, l’aniline est considérée comme cancérigène et génotoxique chez les rats et les souris. Du coup, l’EFSA a suspendu son utilisation. Le colorant aura néanmoins été utilisé pendant plus de trente ans…

Un ordre de priorité pour la réévaluation des additifs a donc été fixé, en quatre temps (horizons 2015, 2016, 2018 et 2020), en fonction de plusieurs paramètres, notamment les conclusions d’un rapport sur la consommation des additifs dans l’Union européenne. “Un bon outil pour creuser un peu plus loin”, convient Hugues Kenigswald, chef de l’unité Additifs alimentaires à l’EFSA.

Chez la population adulte, le rapport montre que la dose journalière admissible (DJA), en deçà de laquelle aucun effet nocif pour la santé n’est établi, est dépassée pour 23 additifs. Le nombre passe à 46 pour les enfants.

À l’époque de ce rapport, seulement 171 additifs étaient autorisés en Europe. L’étude, consultable sur Internet, a différencié la consommation chez les adultes de celle des jeunes enfants. Les conclusions sont pour le moins préoccupantes. Chez la population adulte, le rapport montre que la dose journalière admissible (DJA), en deçà de laquelle aucun effet nocif pour la santé n’est établi, est dépassée pour 23 additifs. Le nombre passe à 46 pour les enfants. Plus alarmant encore, parmi ces additifs dont la consommation excède les valeurs maximales à ne pas outrepasser, la moitié sont dits à risque, à raison de 16 chez les adultes et de 20 chez les enfants. Avec des dépassements de doses parfois considérables. Jusqu’à 624% de la DJA pour les sulfates d’aluminium (E520 à 523) et les silicates (E554 à 556) chez l’adulte et jusqu’à 1.227% de la DJA pour les sulfites (E200 à 228) et 750% pour les sulfates (E520 à 523) et les silicates (554 à 559) chez l’enfant. L’étude souligne que “le niveau de consommation d’un additif peut varier sensiblement d’un pays à l’autre”. Malgré cela, le dépassement de dose, tant redouté, est bel et bien avéré. Et le rapport vient d’ailleurs contredire les propos que tient le Synpa – Syndicat national des producteurs d’additifs et d’ingrédients de la chaîne alimentaire – qui explique que “la grande diversité des additifs alimentaires conduit à une consommation relativement faible de chacun des additifs, alors que l’utilisation d’un petit nombre d’additifs pourrait amener à un dépassement de la DJA”.

L’”expérimentale” dose journalière admissible

DJA, dose journalière acceptable (en anglais, ADI : acceptable daily intake), la clé de la réglementation mondiale et européenne sur les additifs alimentaires – et plus globalement sur tous les produits chimiques. En cherchant une définition sur Internet, on apprend que cette fameuse dose est la “quantité d’une substance qu’un individu peut théoriquement ingérer quotidiennement pendant toute une vie sans risque pour sa santé”. Elle est exprimée en mg/kg/jour. Concrètement, les molécules sont testées sur des rats et des souris de laboratoire qui ingèrent quotidiennement une dose de la substance étudiée jusqu’à l’observation des premiers effets toxiques. Ce seuil est appelé NOAEL (acronyme de no observed adverse effect level, “dose sans effet”). On applique ensuite un facteur de sécurité qui consiste à diviser la dose sans effet par 100, pour obtenir la DJA applicable à l’homme. “Le fait de dépasser occasionnellement les valeurs recommandées en matière de santé telles que la DJA ne doit pas nécessairement constituer une cause d’inquiétude puisqu’elles sont définies de façon à prendre en compte l’exposition à une substance pendant toute la durée d’une vie, explique Georges Kass, toxicologue à l’EFSA. Une digue est un bon exemple. Si le niveau de l’eau dépasse occasionnellement la digue, les habitations situés derrière cette digue ne seront pas forcément endommagées.”

Faire des interactions entre molécules, c’est très très complexe et absolument imprévisible” 

Si, pour le néophyte, la méthode semble recevable, de nombreux scientifiques la contestent vivement. C’est le cas de Jean-François Narbonne, toxicologue à l’université de Bordeaux I et expert auprès de l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire) : “On a bien essayé de faire quelque chose de moins expérimental et de plus scientifique, mais à ce jour on n’a rien trouvé de mieux, alors on fait avec.” Venant d’un médecin travaillant dans l’évaluation des risques sanitaires, le propos n’est pas très rassurant. D’autant que Dominique Belpomme, médiatique professeur de cancérologie à l’université Paris-Descartes et directeur de l’Artac2, réputé pour ses énergiques prises de position sur les corrélations environnement-santé conteste lui aussi cette DJA qui “n’a aucune valeur”. “Il s’agit d’un seuil de toxicité aiguë, justifie-t-il. Or, nous sommes ici dans le domaine de la toxicité chronique, c’est-à-dire les petites doses répétées en dessous des normes déterminées. C’est la répétition qui importe, et ça on ne le prend pas en compte !” Sans compter que ni l’EFSA ni son pendant mondial le JECFA ne testent les synergies entre plusieurs additifs. Or, les plats tout faits et de nombreux produits industriels sont de véritables cocktails d’additifs, additifs qui peuvent interagir entre eux. Explication : “Ça fait vingt ans qu’on bosse sur la question et on n’est toujours pas arrivé à résoudre le problème. Faire des interactions entre molécules, c’est très très complexe et absolument imprévisible”, défend le toxicologue.

Erik Millstone, professeur de politique scientifique (science policy) à l’université du Sussex, au Royaume-Uni, est l’un des plus grands spécialistes européens du système de réglementation de la sécurité des aliments (lire entretien). Si, pour lui, “la dose journalière acceptable est un jugement commercial et politique, une mascarade conçue pour ressembler à un jugement scientifique”, il pousse la censure sur le terrain même des tests, jugeant que “le facteur de sécurité est très rarement 100″, ajoutant que les experts de l’Agence européenne de sécurité des aliments “n’utilisent pas les animaux les plus sensibles dans les études les plus sensibles. Bien au contraire”. Il prend explicitement l’exemple de l’aspartame.

Aspartame, vers un “Mediator” alimentaire ?

Dans le programme de réévaluation des additifs alimentaires qu’a initialement fixé la Commission européenne, la toxicité de l’aspartame doit être revue d’ici fin 2020. Jusqu’à maintenant, l’E951 ne souffre d’aucune polémique, du moins au sein de l’EFSA et des pouvoirs publics français. Mais, au vu des dernières données toxicologiques sérieuses publiées à son sujet, l’EFSA a dû changer son plan de bataille et faire passer l’aspartame dans ses priorités.

À Maisons-Alfort, c’est l’Agence nationale de sécurité sanitaire, sur ordre de l’ancien ministre de la Santé Xavier Bertrand, qui s’est vu imposer de réunir sur-le-champ un groupe de travail sur l’aspartame afin de donner “une réponse précise” sur sa toxicité. Les deux études en question démontrent, pour l’une, que l’aspartame peut provoquer des naissances prématurées chez les femmes, pour l’autre, qu’elle peut induire des cancers du foie et du poumon chez les souris mâles.

Malgré ces nouvelles données, l’EFSA confirme encore aujourd’hui que rien “ne [justifie] une révision des évaluations précédentes de l’aspartame ou d’autres édulcorants actuellement autorisés dans l’Union européenne”, tout en encouragent “un débat scientifique solide et rigoureux, dans lequel les arguments de toutes les parties sont présentés de manière équitable et objective”. Ou l’art habile de ménager la chèvre (l’industrie agroalimentaire) et le chou (les experts indépendants). Pourtant, à regarder de plus près l’histoire de la mise sur le marché de l’aspartame, on se demande comment on en est arrivé là. À ces 40 mg/kg/jour tolérés.

Aucun protocole n’était écrit avant que l’étude sur l’aspartame ne soit mise en route

Petit retour en arrière. Dès 1967, la firme chimique américaine Searle déposa une demande d’autorisation de mise sur le marché de cette poudre blanche sucrée, découverte un peu par hasard. Une série d’études fut lancée à cet effet. L’aspartame fut autorisé, sur les seules études financées par cette même entreprise qui voulait mettre l’aspartame sur le marché, dès 1974 dans les produits secs, en 1983 dans les boissons gazeuses, puis progressivement dans toutes les catégories alimentaires. Et ce malgré la polémique qui enflait sur la régularité des études menées par Searle. Notamment, ce que révélera en 1987, lors d’une audition devant le Sénat américain, Jacqueline Verrett, biochimiste et toxicologue américaine à la FDA (Food and Drug Administration, l’équivalent de l’EFSA européenne), à l’époque de l’homologation de l’aspartame : “Aucun protocole n’était écrit avant que l’étude ne soit mise en route ; les animaux n’étaient pas étiquetés de façon permanente pour éviter des mélanges (…) il y avait un mesurage sporadique de la consommation alimentaire et/ou un report inadéquat de la consommation et du poids des animaux ; des tumeurs étaient enlevées et les animaux étaient remis dans l’étude ; des animaux étaient enregistrés comme morts, mais des enregistrements ultérieurs les classaient comme vivants (…). Au moins une de ces aberrations aurait suffi à annuler cette étude destinée à évaluer un additif alimentaire (…). Il est impensable que n’importe quel toxicologue, après une évaluation objective des données résultant d’une telle étude puisse conclure autre chose que l’étude était ininterprétable et sans valeur et qu’elle devrait être refaite”.

Dans son livre, Notre poison quotidien3, Marie-Monique Robin écrit qu’un acteur d’une redoutable efficacité entre alors en scène à cette époque et achève de ficeler l’affaire : Donald Rumsfeld, secrétaire général de la Maison Blanche. Pendant sa traversée du désert politique, il fut fortement soutenu par Searle, dont le siège était installé dans sa circonscription quand il était élu au Congrès, et qui avait grand besoin d’un homme d’influence. Il fut nommé PDG de Searle. La procédure judiciaire intentée par la FDA (Food and Drug Administration) à l’encontre de Searle fut curieusement enterrée, alors que dans le même temps le procureur en charge de l’instruction et son successeur furent recrutés par le cabinets d’avocats qui conseillait… Searle.

Et la toxicologue Jacqueline Verrett de conclure devant le Sénat : “Si nous basons la quantité d’aspartame autorisée dans nos aliments (…), alors c’est un vrai désastre”… En 2011, la dose journalière admissible de l’aspartame n’a pas bougé d’un iota. 40 mg/kg/jour. La même qu’il y a un quart de siècle. Soit, pour un enfant de 20 kg, jusqu’à 800 mg quotidiens, 292 grammes par an…

Études toxicologiques financées par le privé

L’édulcorant le plus utilisé au monde, présent dans plus de 6 000 produits alimentaires, dans 500 produits pharmaceutiques et consommé par 200 millions de personnes, dont 4 millions en France, a fait la fortune de ses fabricants. La firme japonaise Ajinomoto, premier fabricant d’aspartame au monde, a ainsi réalisé 198 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2011 sur les produits des biosciences et la chimie fine, dont une grande partie avec l’aspartame.

“Les grandes multinationales alimentaires ont un tel pouvoir, explique le Suisse Jean Ziegler, ex-premier rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, que les États les plus puissants se mettent à genoux.” Les enjeux financiers sont colossaux. En 2010, selon l’analyste britannique Leatherhead Food Research, les ventes mondiales d’additifs alimentaires ont été évaluées à près de 24,5 milliards de dollars, avec un taux de croissance prévisionnel de 2,5% par an4.

Le marché est tellement lucratif et porteur que les grandes firmes n’hésitent pas à investir d’énormes sommes pour avoir une part de la pièce montée. Ce sont d’ailleurs ces multinationales qui financent les études toxicologiques sur les substances incluses dans les additifs, à coups de dizaines ou de centaines de millions d’euros, le public ne pouvant pas dépenser de tels montants. C’est là que le système est pervers, puisqu’il permet à l’industrie agroalimentaire de verrouiller la recherche sur les produits qu’elle-même fabrique et entend mettre sur le marché. Une question se pose alors : sachant que l’intérêt des industriels est d’obtenir la mise sur le marché des substances qu’ils produisent, comment s’exerce le contrôle ? “Nous ne pouvons pas être certains que les études fassent l’objet d’un compte rendu exhaustif et honnête, tranche Erik Millstone, spécialiste européen du système de réglementation de la sécurité des aliments. J’ai des preuves, notamment pour l’aspartame, que le protocole de certaines études ne fut pas correct et que leurs comptes rendus furent fallacieux. À plusieurs reprises, des industriels bien initiés m’ont confié que des études aux résultats dérangeants ont été enterrées.” 

C’est toute la question des mélanges et des conflits d’intérêts dans le milieu de l’expertise. Dès lors qu’une entreprise recrute un ou plusieurs scientifiques pour réaliser les études qu’elle soutient, les chances que les résultats soient positifs peuvent démesurément augmenter (lire Conflits d’intérêts dans nos assiettes). La manne financière qui en découle est telle qu’à l’occasion de cette grande réévaluation des additifs alimentaires, les couloirs des institutions européennes risquent de voir les très nombreux lobbyistes accrédités à Bruxelles redoubler d’efforts.

Les additifs alimentaires en chiffres

290

Additifs autorisés dans l’Union européenne en 2016.

500 millions

Nombre de consommateurs européens concernés par les additifs.

Entre 0,03% et 1%

Prévalence, en Europe, de l’intolérance aux additifs alimentaires.

 

Petit lexique des additifs alimentaires

Qu’est-ce qu’un additif ?

C’est une substance, naturelle ou chimique (le plus souvent), ajoutée aux denrées alimentaires dans un but technologique pour colorer, sucrer, renforcer le goût ou prolonger la durée de conservation des aliments.

Comment le reconnaît-on ?

En Europe, tout additif est précédé de la lettre E (pour “Europe”) signifiant son approbation par l’Union européenne.

On compte aujourd’hui 290 additifs alimentaires, classés en 26 catégories d’E100 à E1520, selon leur fonction (édulcorants, colorants, conservateurs, antioxydants, supports, acidifiants, correcteurs d’acidité, antiagglomérants, antimoussants, agents de charge, émulsifiants, sels de fonte, affermissants, exhausteurs de goût, agents moussants, gélifiants, agents d’enrobage, humectants, amidons modifiés, gaz d’emballage, propulseurs, poudres à lever, séquestrants, stabilisants, épaississants, agents de traitement de la farine).

 









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