Dans le sillage de la révélation de centaines d’accords confidentiels conclus au Luxembourg permettant à des multinationales d’échapper presque totalement à l’impôt, apparaît un visage : celui d’Antoine Deltour. Anonyme expert-comptable dans un cabinet d’audit luxembourgeois devenu lanceur d’alerte, poursuivi en justice pour avoir copié et transmis des documents qui sont en partie à l’origine du scandale Luxleaks, Antoine Deltour espère aujourd’hui améliorer la condition des lanceurs d’alerte en poursuivant son combat devant la justice. Rencontre avec un défenseur de l’intérêt général.
Le Lanceur : Êtes-vous un lanceur d’alerte ?
Antoine Deltour : J’ai parfois eu des réponses hésitantes à cette question, car je n’aime pas vraiment l’autoproclamation. Mais les tribunaux m’ont reconnu comme lanceur d’alerte, et au sens de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme pour la cour d’appel. Donc maintenant, sans ambiguïté, je peux affirmer que je suis un lanceur d’alerte.
Les documents internes au cabinet d’audit PriceWaterhouseCoopers que vous avez copiés puis transmis ont révélé que certaines multinationales échappaient presque totalement à l’impôt grâce à des tax rulings particulièrement avantageux. Ces “rescrits fiscaux” (en français) étaient-ils connus de tous au sein du cabinet pour lequel vous travailliez ?
Faire des tax rulings est une pratique courante dans l’entreprise et au Luxembourg. Tous les cabinets d’avocats en font, y compris celui qui me défend. En soi, un tax ruling n’est pas forcément dommageable. Mais un certain nombre de situations étaient abusives, notamment avec des accords qui actaient des montages de nature purement fiscale, sans autre motivation économique. C’est là qu’on entre dans une autre sphère et que la pratique est hautement critiquable. Une grande partie de mes anciens collègues connaissaient ces rulings. En revanche, l’anomalie informatique qui m’a permis d’accéder à ces accords confidentiels n’était pas connue. Normalement, un auditeur n’accède qu’aux documents qui concernent les clients pour lesquels il travaille, pas à des milliers de pages.
Quand la seule finalité d’un tax ruling est de nature fiscale, c’est un abus de droit”
Qu’est-ce qui fait qu’un tax ruling est acceptable ou ne l’est pas ?
Un tax ruling est une décision fiscale anticipée, demandée par le conseiller fiscal au nom de ses clients. L’Administration y valide une interprétation des règles applicables et la manière dont les activités de l’entreprise seront imposées. Cela apporte donc une sécurité juridique tout à fait souhaitable dans le cadre d’opérations souvent internationales et complexes. Mais cela devient problématique quand les rulings sont trop accommodants et conduisent à une fiscalité très proche de zéro. Les rulings actuellement déclarés illégaux par la Commission européenne sont ceux qui accordent un avantage déloyal par rapport à des concurrents qui n’y auraient pas accès, par exemple des PME. Dans certains cas, il n’y a plus de réelle motivation économique aux opérations ainsi validées, la seule finalité est de nature fiscale : c’est un abus de droit.
Les milliers de pages que vous avez copiées au sein de PriceWaterhouseCoopers vous ont conduit sur le banc des accusés des tribunaux luxembourgeois. Après avoir fait appel d’une première décision et avoir été condamné à un an de prison avec sursis et à 1.500 euros d’amende, vous avez annoncé vous pourvoir en cassation. La poursuite de ce combat judiciaire peut-elle améliorer la condition des lanceurs d’alerte ?
Le jugement de la cour d’appel luxembourgeoise doit être remis en cause, car exiger du lanceur d’alerte un plan d’action prémédité est selon moi porteur de menaces. Pour conclure à ma condamnation, un nouveau critère a été introduit à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et oblige le lanceur d’alerte à avoir un plan particulièrement précis dès le début de sa démarche. Dans mon cas, il aurait donc fallu que je sache précisément ce que j’allais faire des documents au moment où je les ai copiés. Autrement dit, que je ne prenne pas un temps de réflexion pour partager mon analyse, notamment avec des ONG qui traitent de justice fiscale. À la fois dans l’intérêt du public et dans celui du lanceur d’alerte, il est plus souhaitable de pouvoir prendre conseil, en amont si nécessaire, et de réfléchir posément à la démarche à adopter. Ce recul prémunit des alertes potentiellement calomnieuses ou diffamatoires, car il s’agit simplement de prendre le temps de vérifier l’information et l’interprétation que l’on en fait.
Certaines niches fiscales largement exploitées dans les tax rulings du Luxleaks continuent d’exister”
En réaction au scandale suscité par le Luxleaks, le gouvernement luxembourgeois a reconnu que le système mis en place pour permettre aux multinationales d’échapper presque totalement à l’impôt avait conduit à “des situations contraires à l’éthique” et s’est engagé à légiférer pour y remédier. Quelles sont les avancées ?
L’avancée la plus significative est au niveau européen, avec l’échange automatique d’informations sur les rulings. En tant qu’auditeurs nous avions comme consigne de ne pas coopérer avec les autorités étrangères, notamment en cas de contrôle douanier. Il y avait une peur de litiges si les montages validés par le Luxembourg venaient à être connus d’autorités étrangères. Maintenant, ces autorités sont averties de manière automatique, ce qui induit une pression mutuelle entre administrations fiscales. Au moment de l’alerte, ces rulings se faisaient en toute confidentialité au Luxembourg et étaient validés par une seule personne, Marius Kohl. Cet homme a d’ailleurs fui les convocations au tribunal et avoué dans la presse qu’il n’avait aucun moyen matériel de vérifier la correcte application des règles dans les décisions fiscales qu’il approuvait. Désormais, une commission décide de l’approbation de ces tax rulings au Luxembourg ; il y a alors un peu plus de moyens pour vérifier la correcte application des règles, donc limiter les situations abusives. Mais un ruling, c’est uniquement la validation d’une interprétation de règles, qui pour la plupart n’ont pas beaucoup changé. Certaines niches fiscales largement exploitées dans les tax rulings du Luxleaks continuent d’exister. D’un autre côté, le Luxembourg coopère au plan d’action BEPS de l’OCDE, ce qui a conduit à la fermeture de certains dispositifs, ceux qui étaient manifestement les plus dommageables. La fermeture progressive de ces mécanismes ne modifie pas un contexte de concurrence fiscale plus intense que jamais, où chacun baisse ses impôts sur les sociétés ou envisage de le faire. Nous assistons à un élargissement de l’assiette fiscale et à une baisse des taux. En termes de recettes fiscales, l’objectif n’est donc pas atteint.
La question soulevée par le scandale Luxleaks a été portée jusqu’au G20 de Brisbane en novembre 2014. Les grandes entreprises ont-elles, selon vous, pris conscience de l’injustice créée par ce système d’optimisation fiscale vis-à-vis, par exemple, des PME ?
La manière de répondre à cette question dépend surtout de la vision que chacun a du monde. J’ai tendance à considérer qu’une entreprise, en soi, n’a aucune notion de ce que peut être la justice. Ce sont des actionnaires qui investissent de l’argent pour en avoir plus en retour. C’est le fonctionnement du capitalisme. Une entreprise qui ferait valoir des arguments moraux, de justice ou d’éthique, le fait dans un intérêt marchand, généralement pour son image auprès du grand public. Lorsque Amazon déclare récemment qu’il va payer plus d’impôts dans les pays où il opère, c’est sous la pression de l’opinion et d’une enquête de la Commission européenne. Selon moi, l’évolution de fond vient de la prise de conscience du problème par l’opinion publique, pas par les entreprises. Les politiques sont alors contraints de sortir d’une forme d’hypocrisie et de découvrir des secrets de polichinelle, ce qui oblige ensuite les entreprises à réagir. Le signal déclencheur vient clairement de l’opinion. Les entreprises ne vont pas se décider, d’elles-mêmes, à payer plus d’impôts. Tout comme les politiques ne vont pas spontanément prendre des mesures qui déplaisent à des employeurs qui comptent énormément.
Le curseur entre transparence et secret des affaires n’est pas du tout placé de manière équilibrée”
Si les enquêtes menées par la Commission européenne peuvent éventuellement répondre à la demande d’une partie de l’opinion d’aller vers plus de transparence dans les pratiques des multinationales, la Commission a également travaillé en faveur d’une directive sur le secret des affaires. N’est-ce pas paradoxal ?
Le curseur entre transparence et secret des affaires n’est pas du tout placé de manière équilibrée. Sur la problématique des tax rulings, les enquêtes menées pour aide d’État illégale font de la Commission européenne l’institution qui mène actuellement une lutte encore plus dissuasive que celle des lanceurs d’alerte et même du législateur. Ce sont ces enquêtes qui ont conduit à la condamnation d’Apple pour 13 milliards d’euros en Irlande et à la condamnation d’un certain nombre de rulings au Luxembourg ou aux Pays-Bas. Malheureusement, la Commission européenne est obligée de compter sur des lanceurs d’alerte puisqu’elle a utilisé les documents des Lux Leaks ! La nouvelle mesure d’échange automatique d’information sur les tax rulings concerne uniquement les administrations fiscales, pas la Commission européenne, alors qu’il s’agit du seul acteur qui mène une véritable lutte contre les abus des dispositifs existants. Manifestement, il y a un déséquilibre d’accès à l’information. La moindre des choses serait que le régulateur ait accès à l’information, sans même parler d’accès public.
Vous avez dit lors d’une rencontre que “la souveraineté démocratique ne peut s’exercer que si elle connaît les pratiques des multinationales qu’elle est censée réguler”. Les multinationales ont-elles pris le pas sur les États ?
Je ne tirerais peut-être pas une conclusion aussi tranchée. Mais un certain nombre de multinationales ont un poids économique plus important que des États et ont une communauté d’intérêts et des moyens très puissants pour défendre ces intérêts communs. On le voit au niveau du lobbying, notamment à Bruxelles, et même en France. Les réticences pour adopter par exemple le reporting public pays par pays témoignent de cela. Mais nous vivons quand même dans une démocratie : le peuple est souverain. Nous pouvons nous méfier de la transparence totale sur les questions de vie privée, mais comment le peuple peut-il être souverain s’il n’a pas accès à l’information ?
Je préférerais que les responsables des pratiques fiscales que j’ai contribué à dénoncer soient plus inquiétés que les porteurs du message”
Auriez-vous pu imaginer que la révélation des documents du cabinet d’audit dans lequel vous travailliez, PWC, aurait de telles conséquences ?
Absolument pas. J’espérais au départ alimenter un débat public sur la justice fiscale, éventuellement par le biais d’une ONG. J’ai ensuite eu un contact avec un journaliste qui préparait une émission télévisée, qui seule a eu finalement peu de répercussions. Il y a eu quelques articles, notamment au Luxembourg, mais ça n’a pas porté à grande conséquence et il n’y a pas eu de changement réglementaire. Évidemment, l’envergure des répercussions permises par la couverture médiatique du Consortium international pour le journalisme d’investigation, je ne pouvais pas du tout l’anticiper.
Lors du premier procès au Luxembourg, vous étiez notamment accusé de “blanchiment”, une accusation que vous avez jugée, dans une conférence, “assez ironique”. Pensez-vous, à l’instar d’autres lanceurs d’alerte, que la justice peut être dévoyée ?
Sur l’accusation de blanchiment, je crois que c’est plutôt la loi luxembourgeoise qui est mal appropriée. Ce n’est même pas une anomalie que je sois poursuivi pour blanchiment, car la définition même du blanchiment au Luxembourg pose problème. Le pays a dû légiférer dans l’urgence, sous pression du Groupement d’action financière (GAFI). Ils ont créé le délit de “blanchiment-détention”. Dans le droit pénal luxembourgeois, c’est un article assez court et très proche du recel. Un voleur à l’étalage peut être condamné pour blanchiment s’il utilise le produit de son vol… Évidemment, en tant que lanceur d’alerte, je préférerais que les responsables des pratiques fiscales que j’ai contribué à dénoncer soient plus inquiétés que les porteurs du message. Mais je ne me suis jamais victimisé et je n’ai jamais critiqué l’existence de cette procédure judiciaire. Je suis un lanceur d’alerte qui était quand même à la frontière de la désobéissance et il est naturel d’assumer ses actes devant un tribunal.
En France, la loi dite Sapin II accorde depuis peu une protection aux lanceurs d’alerte. Est-elle suffisante, selon vous ?
C’est une avancée remarquable par rapport au dispositif existant, qui était disparate, incomplet et même incohérent. La France a maintenant un cadre protecteur global qui était réclamé depuis un certain temps par la société civile. Une des grandes satisfactions pour moi est aussi que la définition du lanceur d’alerte recouvre un champ très large, qui a priori couvrirait une situation similaire à la mienne à l’avenir en France. Le débat sur la définition, qui ne recouvre pas seulement les activités illégales mais aussi le préjudice à l’intérêt général, était très important. Mais je trouve également des limites à cette loi, comme le fait de protéger seulement les personnes physiques, ce qui a tendance à réduire le rôle d’intermédiaires qui pourraient pourtant être protecteurs pour le lanceur d’alerte qui a directement accès à l’information. D’ailleurs, le rôle des syndicats ne me semble pas du tout précisé ni prévu dans la loi. Je partage également la critique du caractère trop précis et balisé du parcours du lanceur d’alerte. Mais je pense qu’il faut laisser le bénéfice du doute et voir comment les tribunaux appliqueront cette disposition. Pour l’instant, c’est vrai qu’il est demandé au lanceur d’alerte d’en référer en interne à son supérieur hiérarchique, et on imagine bien que cela peut poser un certain nombre de problèmes.
L’anonymat : la meilleure des protections ?
N’est-ce pas hypocrite de demander, comme le fait la loi Sapin II, que les alertes soient lancées et réglées en interne et que le fait d’alerter l’opinion, notamment via la presse, ne soit qu’un dernier et ultime recours ?
Ça me paraît en tout cas extrêmement dangereux pour le lanceur d’alerte. Mais, au cours des débats à l’Assemblée, le rapporteur [Sébastien Denaja, NdlR] et le ministre [Michel Sapin] ont déclaré qu’il ne s’agissait évidemment pas d’exiger du lanceur d’alerte qu’il se jette dans la gueule du loup et qu’il était prévu une certaine souplesse. Il faut espérer, malheureusement, que les tribunaux tiennent compte de cet esprit de la loi. Personnellement, je pense qu’il aurait été mieux d’être plus clair sur la rédaction et de permettre cette souplesse directement, sans devoir se référer au débat parlementaire.
Vous avez parfois confié que vous auriez préféré garder l’anonymat. Est-ce toujours le cas ?
Je pense que l’anonymat est la meilleure des protections, même avec des dispositifs qui empêchent le licenciement et les représailles. L’atmosphère au travail d’un lanceur d’alerte contraint de sortir de l’anonymat, mais qui serait protégé dans son poste, est difficilement imaginable. Les possibilités d’avancement et de promotion seraient a priori plutôt limitées puisque la confiance de ses collaborateurs serait naturellement dégradée. En revanche, la protection par l’anonymat ne veut pas dire refuser d’assumer ses actes si nécessaire. Pour moi, sortir de l’anonymat est une option suggérée par mes avocats, qui considéraient que cela pouvait être protecteur. Avec le recul, je pense que c’était une excellente analyse puisque j’ai pu être auditionné, par exemple, par la commission TAXE au Parlement européen. Cela n’aurait peut-être pas pu avoir lieu si j’avais gardé l’anonymat. Or, cette audition a crédibilisé ma démarche, y compris devant les tribunaux.
L’important est de maintenir une certaine pression sur la Commission européenne
Votre expérience de lanceur d’alerte vous a fait dire que “dans notre société, il est spontanément considéré comme suspect d’agir selon sa conscience, surtout si cela va à l’encontre de nos intérêts individuels”. Comment l’action en faveur de l’intérêt général est-elle devenue suspecte ?
Je pense qu’il s’agit d’une évolution globale de la société, très certainement accentuée avec l’apparition du chômage de masse et la pression sur chacun de ne pas perdre son emploi. Dans un contexte plutôt sécuritaire et de nombreux sujets d’inquiétude dans le monde, chacun se referme naturellement sur sa propre sphère : son foyer, ses amis et ses centres d’intérêt. Il suffit de regarder les taux d’abstention aux élections pour remarquer l’actuel désintérêt par rapport à la chose publique.
En cette période électorale, quels sont selon vous les candidats prêts à s’engager en faveur des lanceurs d’alerte ?
Je n’ai pas envie de prendre part directement dans la campagne ou de parler des programmes de tel ou tel candidat. La loi Sapin II représente une avancée importante pour la protection des lanceurs d’alerte en France et l’important, selon moi, est de maintenir une certaine pression sur la Commission européenne, qui a une feuille de route sur le sujet et qui a lancé une consultation publique, qui est d’ailleurs encore ouverte. Il va certainement y avoir beaucoup d’inertie sur ce sujet, peut-être même encore plus qu’au niveau national. Il faut le suivre pour ne pas qu’il s’embourbe. Le risque qui est présent, c’est celui qui consiste à donner l’apparence d’une action politique au niveau européen tant qu’il y a de l’attention dessus et d’enterrer le sujet une fois la pression retombée. Les politiques devraient agir là-dessus, notamment les représentants nationaux puisque le gouvernement contribue aux décisions du Conseil de l’Union européenne.