Se contenter de mesures globales, comme la réduction du coût du travail, ne suffira pas à relancer la croissance. Selon Didier Chabaud, professeur en sciences de gestion à l’université d’Avignon, et Jean-Michel Degeorge, maître-assistant à l’École des Mines de Saint-Étienne, il faut affiner l’analyse sur les raisons qui poussent les dirigeants de PME à rechercher la croissance pour établir des politiques publiques plus efficaces. Entretien.
Le Lanceur : Dans le domaine économique, on différencie souvent les grandes entreprises et les TPE-PME. Selon vous, il faudrait plus de finesse dans l’analyse ?
Didier Chabaud : Pendant longtemps, on est resté dans l’opposition entre grandes entreprises et TPE-PME. Au niveau statistique, la loi de modernisation de l’économie de 2008 a permis de prendre en compte des critères économiques (notamment les groupes d’entreprises) et introduit la catégorie des entreprises de taille intermédiaire (ETI), entre les grandes entreprises (plus de 5 000 salariés pour aller vite) et les PME (moins de 250 salariés) [1].
L’important est de comprendre comment se comporte une entreprise, notamment si elle est liée ou non fortement à son tissu économique local. Les pouvoirs publics ont conscience, depuis quelques années, que lorsque les PME, TPE et ETI se développent, elles créent des emplois localement, en France, ce qui est intéressant en matière de lutte contre le chômage.
En matière de croissance, le problème, c’est de savoir quels aspects vont influencer les décisions des dirigeants. Si on considère implicitement que ce sont des facteurs globaux (macroéconomiques) qui expliquent la volonté de croissance des dirigeants, nous avons montré, dans l’étude que nous analysons (voir l’article ci-dessous), que ce sont souvent des facteurs individuels – notamment la façon dont les dirigeants se représentent les conséquences de la croissance – qui expliquent cette volonté.
Dans cette étude, vous notez que tous les entrepreneurs ne recherchent pas la croissance. Pourquoi ?
On a souvent la vision d’un entrepreneur qui voudrait toujours plus de chiffre d’affaires, de profit, gagner plus d’argent. Mais, quand on observe le tissu économique, que l’on regarde ce que pensent les dirigeants, on voit qu’ils ont des motivations très différentes les uns des autres. Si certains cherchent ce “toujours plus”, d’autres ont des aspirations différentes : ils peuvent vouloir un niveau de vie qu’ils jugent satisfaisant, avoir des aspirations en matière de style ou de qualité de vie, ou simplement chercher à être leur propre patron.
En plus, la croissance engendre des problèmes et des questions nouvelles pour l’entrepreneur. Il lui faut être capable de gérer des employés supplémentaires, de les payer de manière régulière. La croissance, c’est également plus d’administratif, de gestion… voire des recrutements, et l’apprentissage d’une délégation des décisions! Autant de choses que le dirigeant peut percevoir comme des contraintes, alors même qu’il travaille déjà beaucoup.
Du coup, tout le monde ne va pas chercher la croissance, et seuls 30% des dirigeants recherchent une croissance conséquente. Comprendre ce que veulent les dirigeants permettra de mieux concevoir les politiques publiques à leur destination.
Justement, les réponses apportées par le Gouvernement dans le projet de loi El Khomri sont-elles appropriées aux observations de l’étude ?
La flexi-sécurité, si on la conçoit comme le fait qu’un entrepreneur pourra développer son activité, embaucher quand il en a besoin et, si ça ne marche pas, pourra se séparer d’un employé, sachant que ce dernier sera couvert par une protection sociale, une assurance chômage et une formation, ça peut être un jeu gagnant-gagnant.
Il faut toutefois être attentif à l’impact à long terme et à court terme des mesures. Il y a eu une réflexion pour surtaxer les CDD afin de favoriser l’embauche en CDI. Mais l’entrepreneur pourra alors préférer demander à ses salariés de faire des heures supplémentaires pour faire face à une hausse de l’activité, plutôt que d’embaucher. Et, dans ce cas, la loi entraînera un effet inverse de ce qui est recherché : au lieu de créer des CDI, on bloquera la croissance ou on accentuera la démarcation entre salariés et chômeurs. Il n’est pas aisé de penser un dispositif de manière cohérente.
Dans l’étude, on s’est rendu compte que tous les dirigeants de PME ont la même vision de l’environnement économique, de la dureté des règles administratives, qu’ils veuillent croître fortement ou pas. Les grandes mesures sur le droit du travail, ce n’est peut-être pas là-dessus qu’il faut agir, mais plutôt se centrer sur une analyse plus fine, qui permette de prendre en compte le fait que les dirigeants qui veulent croître se sentent à l’aise dans leur travail, et s’appuient sur un management participatif.
Et cela implique d’autres actions publiques que celles qui sont menées actuellement ?
Il est très dur de vouloir décréter la croissance. Des mesures génériques seront peu ou moyennement efficaces parce que les intentions des dirigeants vont être fonction de leurs objectifs, de la façon dont ils perçoivent leur métier, s’ils s’estiment à l’aise, compétents… C’est là-dessus qu’il y a peut-être un levier d’action. Les dirigeants qui s’estiment bien formés, ceux qui savent déléguer à leurs collaborateurs, qui se sentent entourés par leur famille dans la prise de décisions importantes, ont plus tendance à vouloir croître que les autres. Et ce sont globalement ceux qui ont envie de croître qui vont croître plus que les autres.
Vous partez du principe qu’il y a un réservoir de croissance à exploiter. Pourtant, on entend parfois le discours selon lequel les sociétés occidentales auraient atteint une sorte de plafond en la matière…
Il y a effectivement ce discours de stagnation, on a le sentiment que l’économie française, comme européenne, est un peu engluée dans une croissance molle. Mais il faut garder à l’esprit qu’il y a toujours des zones de croissance. Il faut voir comment inciter les gens à trouver ces opportunités de marché, à passer à l’acte et créer des entreprises ou faire croître leur entreprise.
Il faut avoir conscience qu’on est dans un environnement économique, technologique, en mutation. Il faut voir comment on peut faire en sorte que nos économies favorisent la saisie d’opportunités de marché, sans pour autant avoir des risques sociaux importants ou une précarisation énorme.
On arrive à nouveau à cette idée de flexi-sécurité, qui revient à concilier un intérêt individuel, en tant que salarié ou entrepreneur, et un aspect collectif, qui nécessite de penser des règles du jeu équitables.
[1] Voir http://www.insee.fr/fr/ffc/ipweb/ip1399/ip1399.pdf
Le Lanceur publie ci-dessous l’article de Didier Chabaud et Jean-Michel Degeorge paru sur le site The Conversation.
La croissance des PME, une question de dirigeant
Didier Chabaud, université d’Avignon et Jean-Michel Degeorge, Ecole des Mines de Saint-Etienne
La croissance est l’Arlésienne de l’actualité économique. Tout le monde en parle : hommes politiques, économistes, etc., mais finalement en connaît-on véritablement les déterminants ? Sans doute la conjoncture mondiale y joue-t-elle un rôle fondamental, et l’on comprend la nécessité de suivre l’évolution du cours du pétrole ou le cours de l’euro par rapport au dollar. Cependant, au-delà de ces déterminants généraux, quels facteurs vont prédisposer les PME à s’engager dans une dynamique de croissance ?
Force est de constater que moins nombreux sont ceux qui s’intéressent à ce genre de “détail”. Et pourtant, la question est d’importance. Les PME représentent, en effet, 99,8 % du parc d’entreprises et près de la moitié de l’emploi salarié, et les 7 % de PME indépendantes en forte croissance expliquent près de 58 % de la création d’emploi de cette catégorie d’entreprises.
Aussi est-il important de s’intéresser aux facteurs de la croissance des PME. À cette fin, nous prenons appui sur une étude approfondie menée auprès de 483 dirigeants de PME de 10 à 250 salariés, conduite sous l’égide d’Ariane Compétences et Management.
La PME : une aventure humaine
Le dirigeant de PME, quant à lui, est peu pris en considération. Plus encore, les dirigeants sont l’objet de perceptions contrastées dans l’opinion publique. De la figure du “grand patron” à celle du “patron-voyou”, ils sont régulièrement stigmatisés, parfois jusqu’à la caricature. À l’autre bout du spectre, l’entrepreneur est souvent perçu comme un individu extraordinaire relevant des défis, prenant des risques, tandis que le patron de PME, parfois vu comme un “petit” patron, apparaît relativement familier. Au niveau organisationnel, le rôle du dirigeant doit être redéfini, en attestent plusieurs initiatives telles que le concept d’entreprise libérée dont certaines en sont la parfaite illustration (par exemple FAVI, Chrono Flex…), ou par exemple Le syndrome du poisson lune (Actes Sud) qui interroge le concept même de croissance permanente.
Quelles que soient les problématiques abordées, le dénominateur commun est le dirigeant. L’alchimie de la croissance provient de l’individu : la croissance est une affaire de femmes et d’hommes ! Une prise de recul sur quelques idées préconçues est alors nécessaire et peut permettre aux plus sceptiques d’approfondir leur réflexion et d’ouvrir le champ des possibles.
La croissance, un objectif parmi d’autres
Tous les dirigeants de PME n’en font pas un objectif prioritaire : un tiers d’entre eux recherchent une croissance conséquente (en sachant que celle-ci peut être mesurée en termes d’évolution du chiffre d’affaires, des effectifs, des parts de marché, voire des bénéfices nets).
Ce chiffre, au-delà de montrer (à nouveau) ô combien les dirigeants sont divers (30 % cherchant une croissance rapide tandis que 70 % ne le souhaitent pas), permet de se questionner sur les facteurs explicatifs de ces intentions de croissance. Ceci nous renvoie à une approche culturelle de la croissance. En d’autres termes, la croissance de l’entreprise n’est pas forcément synonyme de réussite pour le dirigeant. Ainsi, se concentrer uniquement sur des données agrégées représentant la croissance conduit à une impasse.
L’intention de croissance, des déterminants individuels
L’intérêt de l’étude conduite sous l’égide d’Ariane est qu’elle permet de prendre en compte à la fois des variables relatives à la perception de l’environnement, mais aussi de nombreuses variables relatives au dirigeant (âge, sexe, diplômes, expérience antérieure), à la perception de ses besoins (de formation par exemple), mais aussi à l’entreprise (taille, âge, secteur, exportation, etc.), à son management et à sa propriété (familiale ou non, présence du (de la) conjoint(e), d’autres membres de la famille, etc.).
Il était alors possible de cerner les différents facteurs à l’œuvre dans l’intention de croissance.
L’une des surprises est que les dirigeants ont tous la même perception du contexte français. Notre environnement institutionnel – légal, fiscal, social – est l’objet de débats, mais tous les dirigeants – qu’ils souhaitent avoir une croissance rapide ou non – en ont la même perception. Les “barrières à la croissance” n’expliquent pas l’engagement des dirigeants dans une croissance forte ou non. Dès lors, il faut rechercher ailleurs les facteurs explicatifs de l’intention de croissance, et comprendre les divergences entre dirigeants.
Deuxième élément : les caractéristiques du dirigeant (âge, niveau d’études, sexe, etc.) ne permettent pas d’expliquer les intentions de croître. Par contre, le fait que le dirigeant se sente à l’aise dans sa fonction joue favorablement : un dirigeant qui a le sentiment de manquer de compétence ou de formation, d’être épuisé (ou d’avoir une mauvaise qualité de sommeil par exemple), n’a pas l’intention d’engager son entreprise dans un chemin de croissance rapide. On conçoit alors l’intérêt de réfléchir à des actions de formation continue spécifiquement ciblées sur les dirigeants.
Le fait que le dirigeant ait un mode de gestion relativement décentralisé (avec une coordination avec certains salariés) et l’utilisation d’outils de gestion qui permettent le suivi de la performance financière de l’entreprise sont aussi caractéristiques d’une intention de croissance élevée. Si l’on touche ici à une gestion “moderne” de la PME, c’est aussi le reflet de dirigeants qui sont bien formés et/ou qui se sont engagés dans une logique d’équipe de direction pour croître. La dimension humaine du management et de l’organisation est mise en exergue. Vouloir croître, c’est pressentir l’organisation capable de croître ! Une approche des compétences individuelles (par la formation, par la prise d’initiative…) et collectives (par la culture, par le partage d’objectifs, par l’autonomie…) pourra conduire le dirigeant à vouloir faire croître sa PME.
La dimension familiale a, par contre, des effets ambigus : le fait d’être engagés à plusieurs (par exemple en couple) est souvent lié à de modestes ambitions de croissance, sauf lorsque la concertation s’effectue au niveau de la prise de décision. Si les PME familiales sont parfois perçues comme entrepreneuriales, il est important d’affiner l’analyse des valeurs et cultures familiales ici.
Enfin, les dirigeants dont les entreprises sont orientées sur les marchés étrangers, par l’exportation et/ou la présence de filiales, font état d’ambitions de croissance, ce qui, pour le coup, est en phase avec les constats classiques en la matière, et montre l’intérêt d’accompagner nos PME vers les marchés étrangers.
Agir sur les intentions
Même si ces observations sont générales, et appellent des approfondissements, elles montrent les dangers de discours uniformes et de discours qui négligent les perceptions des dirigeants de PME. Adopter une approche multiple au regard des dirigeants et de la taille des entreprises est urgent. Comprendre la croissance, c’est comprendre les motivations du dirigeant, et penser les actions qui vont l’aider à faire évoluer les modes de gestion, mais aussi (surtout) sa vision de la croissance.
Plusieurs aspects sont essentiels, à la fois dans l’analyse des trajectoires de croissance des entreprises, mais aussi dans le contenu du débat public.
Tout d’abord, il ne sert sans doute à rien de “décréter” la croissance pour tous : la croissance est fonction des secteurs d’activité, mais aussi des objectifs et des ambitions des dirigeants. Il faut libérer la pensée sur ces aspects et refuser l’uniformisation et la comparaison permanente. La quête de sens doit être mise en exergue sans pour autant abandonner les finalités économiques ; en témoignent les réussites d’entreprises accordant une place centrale à leur responsabilité sociétale (RSE).
Ensuite, assurément, notre pays a intérêt à penser à des “chocs de simplification” et à raisonner en termes de compétitivité, mais l’interrogation sur la façon d’orienter les dirigeants vers la croissance est tout autant nécessaire. Renforcer la culture entrepreneuriale de notre pays en valorisant l’activité entrepreneuriale sous toutes ses formes est essentiel pour nos PME : en ce sens l’action des pôles étudiants PEPITE est importante, en renforçant l’esprit d’entreprendre, et montrant que l’entrepreneuriat réside tant dans la création que la reprise ou le développement des entreprises existantes. De même, un appui ciblé pour aider les dirigeants de PME à manager des projets de croissance et se sentir bien dans leur métier est crucial. Penser la formation continue des dirigeants de PME, des actions aidant à la mise en place de “bras droits”, ou bien l’engagement des réseaux d’acteurs en faveur d’échanges sur la croissance sont autant de leviers stratégiques.
Didier Chabaud, professeur en sciences de gestion au laboratoire BNC de l’université d’Avignon et Jean-Michel Degeorge, maître assistant en sciences de gestion à l’Ecole des Mines de Saint-Etienne
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.