jeudi 28 mars 2024

La carte des affaires pédophiles dans l’Église de France

17 mai 2016  Par Antoine Sillières


La gestion de la cinquantaine d’affaires judiciarisées que Lelanceur.fr a recensées sur tout le territoire hexagonal et outre-mer démontre les lacunes et les négligences de l’Église française en matière de lutte contre la pédophilie. Notre enquête confirme le caractère systématique d’une culture du silence qui l’a presque toujours conduite à favoriser l’enfouissement et la gestion interne. Les responsables catholiques n’informant qu’à de très rares exceptions près la justice civile.

 Passez votre souris sur les points de couleur

 

En matière de pédophilie, le silence demeure la règle dans l’Église catholique française

Endormir les affaires de pédophilie pour protéger l’institution. Après plusieurs semaines d’enquête, Lelanceur.fr peut confirmer la réalité de cette stratégie du silence, souvent évoquée depuis l’éruption de la colline de Fourvière, à Lyon, au cours de cet hiver 2016. Quinze ans après la condamnation de Mgr Pican, qui avait protégé par son silence un prêtre pédophile normand, les révélations des victimes du père Preynat mettant en cause le cardinal Barbarin et ses trois prédécesseurs ont réveillé le volcan. Partant des affaires lyonnaises, nous avons voulu comprendre comment des prélats pédophiles avaient pu rester en poste, parfois même au contact d’enfants, et leurs actes demeurer tus, pendant des décennies.

Au-delà d’un simple recensement, la carte ci-dessous montre que l’Église française a presque toujours géré en interne les cas de pédophilie, ne dénonçant qu’à de très rares exceptions près à la justice civile les crimes sexuels de ses hommes. Pis, prise dans l’engrenage de cette discrétion, elle leur a laissé la possibilité de les reproduire, encore et encore, de clocher en clocher. Ce que certains ont fait. Preuve cinglante de ce mutisme, deux prêtres pédophiles seulement ont été dénoncés par leur hiérarchie.

Silence coupable

Rarement inquiétés, quasiment jamais dénoncés, souvent protégés, leurs pratiques obscurcies par des mutations répétées, voire des changements de nom, les prêtres pédophiles de l’Église française ont pu continuer leur itinéraire de prédateurs. Après avoir fait une soixantaine de victimes dans le Rhône, le “père Bernard” a ainsi été muté à plusieurs reprises, dans les années 1990 et 2000, dans le département voisin de la Loire, où il se faisait appeler “abbé Preynat”, comme l’explique Bertrand Virieux, de l’association de victimes La Parole Libérée. Un brouillage patronymique fort utile, dont se sont pourtant passés Jean-Dominique Lefèvre et Gérard Mercury, récidivistes, ou encore Eugène Charrieau, finalement reconnu coupable d’agressions sexuelles sur jeunes mineurs après des décennies d’abus. Dans le diocèse de Lille, Philippe Detré lui non plus n’a pas changé de nom entre les différentes paroisses où il a été déplacé, et sur lesquelles se répartissent quelque 41 victimes.

Tous ne récidivent pas, certes. Gaston Borges, réintégré dans le diocèse d’Auch après avoir été condamné en Bourgogne ; Dominique Spina, dont le passé a été révélé par Mediapart et repris dans toute la presse ; ou encore José Antonini… Au cours de notre enquête, sont remontés plusieurs cas de prêtres “recasés”, souvent à l’autre bout du pays, après une condamnation pour des faits d’agressions sexuelles sur mineurs ou jeunes adultes. Parmi ces prélats non récidivistes, le cas du directeur de la chorale des Petits Chanteurs de Bar-le-Duc illustre bien l’opacité de ce système de réintégration. Libéré en 2003 après avoir purgé trois de ses cinq années d’emprisonnement pour agressions sexuelles sur mineurs par personne ayant autorité, il est alors envoyé sur l’île de la Réunion, où il prend quelques années plus tard la tête de la paroisse Notre-Dame-des-Sources, qu’il conserve jusqu’en 2015. Interpellé dans son lit en compagnie de son filleul, à Sens, fin 2009, Gaston Borges, lui, n’officie plus au contact d’enfants. Mais, avec l’aval de deux évêques, il a pu retrouver un poste chez les Petites Sœurs des Pauvres d’Auch, dans le Gers.

Parfois même, ce système de mutation s’internationalise. C’est ainsi que, condamné au Canada, Denis Vadeboncœur a pu retrouver une paroisse en France, et y récidiver. Cela, alors même que l’évêque du diocèse d’accueil, celui d’Évreux, était au courant de son passé. Dernier reflet du manque de zèle de l’Église catholique envers ses pédophiles, le peu d’importance accordé aux témoignages de victimes, qui ne conduisent presque jamais à une mise à l’écart. Et, lorsque des sanctions sont prises, souvent tardivement, c’est en réaction à l’action de la justice civile.

Le fruit d’une époque ?

Des dossiers qui disparaissent des archives, comme à Évreux (voir carte), des lettres recommandées avertissant les évêques soi-disant jamais reçues (dans l’Eure), des témoignages jamais pris en compte (dans la Somme ou à Lyon)… Volontaires ou non, ces négligences coupables prouvent que pendant des années la lutte contre la pédophilie n’a pas été la priorité de l’Église française. D’aucuns évoquent la difficulté de mettre un prêtre à l’écart. Reconduire un prélat à l’état laïque, sanction suprême, revient à le mettre à la rue, “sans chômage, retraite ni possibilité de reconversion”, explique un prêtre contacté par Le Lanceur. D’autres arguent que la crise des vocations dont souffre l’Église l’inciterait à être moins regardante sur le profil des séminaristes. L’idée que ce maintien en poste de prêtres aux agissements pédophiles soupçonnés, si ce n’est connus, serait “le fruit d’une époque” revient souvent dans les diocèses. “Il a géré comme on gérait à l’époque” est une justification pratique pour les défenseurs des évêques ayant gardé le silence. Reste que la situation ne semble pas avoir beaucoup changé, comme le montre cette carte.

“Les parents n’écoutent pas. On étouffe ce genre d’affaire car on ne touche pas à l’Église”, confie au Lanceur une victime rhodanienne. “Il est dur pour un enfant de parler, surtout s’il n’y a pas d’adulte pour entendre”, nous confirme un prêtre français se disant victime d’attouchements par deux hommes d’Église dans son enfance. “Il n’y a pas que la hiérarchie de l’Église, c’est toute la société qui se tait, poursuit-il, avant de citer le film Spotlight : “S’il faut tout un village pour élever un enfant, il faut aussi tout un village pour qu’on puisse le violer.” Des villages entiers de paroissiens reconnaissants envers un prêtre charismatique. Pour chaque affaire sortie, combien de témoignages défendant le mis en cause ? Les révélations sur le père Dominique Spina, près de Toulouse, ou sur Bernard Preynat, non loin de Lyon, l’ont bien prouvé. D’autres préfèrent s’assurer du silence de leur victime plutôt que du soutien de leurs ouailles. Pervers manipulateurs abusant de leur position dominante, ils ciblent leurs proies pour leur faiblesse. En Seine-et-Marne, le père Henri, lui, a carrément acheté le silence de sa victime, lui donnant plus de 20.000 euros.

Droit à l’oubli

La justice parvient tout de même à faire condamner certains prêtres pédophiles – sans l’aide de l’Église, en général. Dès lors se pose un autre problème, plus épineux encore que la mutation en interne, celui de la réintégration des prélats condamnés. Souvent, ils sont “recasés” dans des services administratifs, sans contact avec le public. Mais, à l’instar de Dominique Spina, il arrive qu’ils retrouvent un clocher, sans que leur passé les suive. Cette question de la réintégration une fois la dette à la société payée interroge le principe de droit à l’oubli. Un oubli auquel les victimes, elles, n’ont de fait pas droit, bouleversées pour toujours. “Ça a ruiné ma vie”, “Je n’ai jamais réussi à faire un couple”, “Quarante ans après j’ai encore des images”… En lisant la carte ci-dessous, on s’aperçoit même qu’il arrive que des victimes deviennent à leur tour pédophiles.

Autant de témoignages qui montrent bien que les victimes doivent vivre au quotidien avec la douleur d’abus leur revenant en flashs mentaux et en sensations corporelles, des décennies après les faits. Le Lanceur a préservé l’anonymat de certains prêtres pédophiles, dans les cas de condamnations anciennes, sans récidive, ayant abouti à la mise à l’écart de la personne concernée. Cette carte a vocation à être complétée au fil des révélations, qui tombent en cascade depuis quelques semaines. D’autant que de nombreux témoignages évoquant des faits anciens jamais portés à la connaissance de la justice ne sont ici pas mentionnés. C’est notamment le cas de celui publié dans le dernier numéro de Lyon Capitale, confié par une victime supposée d’abus sexuels de la part de l’abbé M., à la Mulatière, dans les années 1970.

 

 

*L’image illustrant cet article est tirée du téléfilm intitulé Le Silence des églises, diffusé le 10 avril dernier sur France 2 et disponible sur le site de vidéo à la demande de France Télévision (payant).









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1 Commentaire

Édifiant. Belle enquête!




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