En à peine plus d’un mois, grâce à une guérilla menée sur Internet, notamment sur les réseaux sociaux, une poignée de salariés est parvenue à faire choir son directeur général de son piédestal. Radioscopie d’une nouvelle forme de lutte sociale, ancrée dans l’ère digitale.
Ils ont donc gagné, contre tous les pronostics et en dépit d’un rapport de force très défavorable. Le “petit” personnel du Centre national d’enseignement à distance (Cned) est parvenu à faire rendre gorge à son nouveau directeur général, Jean-Charles Watiez, nommé le 13 janvier 2016. Il faut dire qu’entre la désorganisation des services, la neutralisation des instances de contrôle, les placardisations diverses et variées et surtout des attributions de marchés publics à des proches, ce dernier avait accumulé les griefs contre lui*.
Il est incontestable que l’enquête du Lanceur (que vous pouvez lire ici et son épilogue là) a pesé d’un certain poids dans la bataille : selon nos informations, l’article serait même remonté jusqu’à l’Élysée avant de redescendre au ministère de l’Éducation. Pour autant, les mutins du Cned ne seront pas davantage restés les bras croisés, et la guérilla qu’ils ont menée sans relâche via les réseaux sociaux aura elle aussi largement contribué à obtenir son départ. Loin du mouvement d’humeur cathartique, cette lutte sans merci aura été stratégiquement planifiée et rigoureusement appliquée.
Autour du blog “Défendons le Cned” (dont la plupart des articles ont aujourd’hui été effacés afin de protéger leurs auteurs, le but étant atteint), un compte Twitter, une page Facebook et une chaîne Youtube ont été créés. Pour comprendre tous les mécanismes ainsi que la logique, voire la philosophie qui prévalaient derrière ce conflit social d’un genre nouveau, Le Lanceur a longuement interrogé deux des insurgés, dont un des auteurs du blog. Et vous propose aujourd’hui de pénétrer dans les coulisses d’une lutte à plus d’un titre emblématique.
Les syndicats ne suffisent plus
C’est au cours de l’été 2016 qu’est prise la décision d’entrer en conflit frontal avec la direction, suite aux premières décisions stratégiques de M. Watiez, qui nomme en dessous de lui trois super-directeurs afin de concentrer tous les pouvoirs et verrouiller l’information. En parallèle, nombre de contrats à durée déterminée ne sont pas renouvelés, tandis que s’accumulent les premières récriminations chez les employés.
“Nous voyions se multiplier les mises au placard, humiliations publiques et burn-out. Toutes les pratiques managériales toxiques dont on entend parfois parler dans les médias, chez France Télécom par exemple, explique l’un des auteurs du blog, que nous appellerons Paul. Dans le même temps, nous obtenons les premières informations selon lesquelles les têtes du Cned font elles un usage immodéré de l’argent du contribuable, faisant rembourser chacun de leurs repas en notes de frais via des “ordres de mission” permanents, commandant de nouveaux véhicules de fonction luxueux… Un fort sentiment d’injustice monte” dans toutes les strates de l’établissement.
Outre cette casse sociale, les actions entreprises par la direction, notamment celle, relatée dans l’enquête du Lanceur, mettant fin au contrat du sous-traitant Arvato qui assurait une partie des tâches du centre d’appel, ne sont pas sans conséquences sur le chiffre d’affaires du Cned et font craindre pour son avenir : “Depuis 2011, le Cned gagnait en moyenne un million d’euros supplémentaire de chiffre d’affaires tous les ans. Or, en 2016, jusqu’à juin on était à +30% par rapport à l’exercice précédent, et à partir du moment où Watiez a décidé de fermer le centre d’appels d’Arvato, ç’a été la chute vertigineuse. Aujourd’hui, ce chiffre d’affaires est en baisse de 9 millions d’euros !”
Pourquoi alors ne pas avoir fait tout simplement appel aux syndicats, comme il est d’usage en pareil cas ? “Nous savions pertinemment qu’opposer à ce genre de management une simple réponse syndicale ne répondrait pas à l’ensemble des besoins. Car, s’ils auraient probablement défendu certains salariés, ils n’auraient pas agi, par exemple, sur les irrégularités juridiques dans le cadre d’attributions de marchés, ou sur les problématiques de décisions stratégiques engendrant de considérables baisses de chiffre d’affaires.”
Les syndicats seront néanmoins mis à contribution, ce qui débouchera sur un mouvement de grève le 23 novembre, après l’enquête du Lanceur : “Il fallait que l’on parvienne à alerter à la fois l’opinion publique et l’ensemble des personnels du Cned, mais également la hiérarchie, c’est-à-dire le ministère. Pour cela, il nous est apparu rapidement évident qu’il fallait que l’on mette en place une ligne de défense, voire d’attaque, bien plus étendue que la simple ligne syndicale. On a donc tenté de faire en sorte qu’il y ait un peu de retentissement médiatique. L’idée était d’avoir une action très large, à la fois sur Internet, dans les médias, syndicale et juridique, puisque des plaintes relatives au favoritisme dans l’attribution de marchés publics ont en parallèle été déposées auprès du procureur.”
La traque de l’aiguille dans la botte de foin
C’est le 16 novembre qu’apparaît sur la Toile “Défendons le Cned”. Y sont impliqués “une petite dizaine de personnes, aux profils très différents, révèle l’un des auteurs. On y trouve des opérationnels de terrain, qui subissaient directement le résultat des décisions prises par Watiez, mais aussi des cadres moyens, et enfin des sources d’information, qui nous ont permis d’alimenter en permanence ce canal d’information parallèle.”
Trois premiers articles sont publiés ce jour-là, qui dressent un constat sans appel de l’état de l’institution : “Des dossiers d’inscription qui s’empilent, des copies d’inscrits non corrigées qui s’accumulent, des devis qui ne sont pas traités… Voilà le quotidien des inscrits du Cned. Des agents qui croulent sous le travail, des moyens qui diminuent, des prestataires extérieurs qui n’ont pas notre savoir-faire… Voilà le quotidien des agents du Cned.” Ils sont accompagnés d’une pétition, exigeant notamment davantage de moyens. Le surlendemain, c’est l’appel à la grève pour le 23 qui est relayé.
Jusqu’ici, il n’y a rien là que de très classique, comparable à ce que l’on peut trouver sur un tract syndical. En réalité, ces premières publications ne constituent qu’une entrée en matière, en précédant d’autres, plus consistantes. Une montée en puissance qui ne doit rien au hasard, comme le confirme Paul : “La stratégie était d’aller crescendo. Dans les premiers jours, il n’y avait pas de révélation fracassante sur le blog. On a fait de la rétention d’information, pensant que le combat serait long et qu’il nous fallait garder des billes pour alimenter la colère des gens et faire monter la pression, au moins jusqu’au premier jour de grève et au-delà si nécessaire.” En effet, les premières flammèches n’apparaissent que le 20 novembre.
Dans un article intitulé “Diviser pour mieux régner”, Jean-Charles Watiez est pour la première fois visé personnellement – on lui rappelle que “l’orientation clients n’est pas le clientélisme !” –, allusion aux marchés qu’il aurait attribués à un ami d’enfance. Il est également précisé que “si la pétition lui est adressée [à Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation nationale, NdlR], c’est qu’elle est celle qui peut mettre fin au mandat de Jean-Charles Watiez.” Une déclaration de guerre en bonne et due forme au directeur général du Cned.
La réaction de ce dernier ne se fait pas attendre. En façade, “le discours officiel, tenu à qui voulait bien l’entendre, était que ces attaques “calomnieuses et diffamatoires” étaient l’œuvre d’une ou deux personnes complètement isolées, des “menteurs et des lâches”.” Mais, en coulisses, il s’agit de mettre la main sur les impudents en question : “Pour cela, il a été demandé à la direction des systèmes d’information (DSI) de communiquer à la direction les adresses IP des gens qui se connectaient au blog… Ils étaient convaincus qu’il suffirait de voir qui se connectait sur le site pour démasquer les coupables. Le problème, c’est que tout le monde au Cned venait sur le blog, et que les adresses IP de ceux qui y contribuaient étaient complètement noyées dans la masse ! Ils n’avaient manifestement pas pris la mesure du mouvement.”
Impossible donc de mettre la main sur les lanceurs d’alerte en question, qui peuvent, dans l’ombre, poursuivre leur œuvre, et même l’amplifier. Car un compte Twitter et une page Facebook assurent le rôle de rabatteurs, alertant les internautes sur la parution d’un nouvel article, et permettent aussi de mettre gentiment la pression sur la hiérarchie de M. Watiez, en partageant ou retwittant vers, par exemple, les comptes officiels de la ministre de l’Éducation nationale. De fait, l’audience est au rendez-vous sur Défendons le Cned. Dès la fin de la première semaine, il atteint les 8 000 visites, avant de connaître un pic à 30 000 visites hebdomadaires après la publication de l’enquête sur Le Lanceur, ce qui n’est pas rien pour un petit site corporatiste essentiellement destiné aux employés de l’institution et de son ministère de tutelle.
L’humour, arme redoutable
En parallèle, l’ambiance change sensiblement sur le blog. Le ton syndical, alarmiste et sérieux prend peu à peu une coloration d’ironie mordante, plus proche de celle de la presse satirique. On peut ainsi lire dans un article intitulé “C’est moi qui l’ai fait !” le passage suivant : “S’attribuer les succès et désigner les responsables des échecs, tel est le rôle d’un directeur général. (…) L’effondrement du chiffre d’affaires, c’est pas sa faute ! Les téléphones obsolètes du CRC [centre d’appels] ne savent même pas répondre seuls en l’absence d’un nombre suffisant de conseillers disponibles. Personne ne veut de sa réorganisation, c’est pas sa faute ! Ses prédécesseurs ont fait trop de réorganisations et à cause d’eux les agents en ont assez. Les agents sont en colère, c’est pas sa faute ! Les managers, qui ne comprennent rien, ne communiquent pas assez et ne savent pas expliquer sa stratégie à des agents qui ne comprennent rien non plus.”
Les auteurs du site expliquent ainsi ce changement de braquet : “On ne pouvait pas faire que du sérieux. D’abord, parce qu’on n’avait pas assez de matière pour tenir sur la longueur, mais aussi parce que franchement, pour nous qui le vivions, ce cynisme de la direction, ces mesures d’une violence sociale inouïe, c’était quand même très lourd à porter. On avait bien besoin de décompresser ! En plus, ce biais de l’humour nous permettait aussi de relayer des messages impossibles à faire passer par des articles sérieux et factuels. Sous couvert de l’humour, on pouvait tout se permettre puisqu’on se situait clairement dans le domaine de la caricature.”
Dans le même esprit, des vidéos parodiques sont réalisées, comme Knaadelott qui mêle extraits d’un discours de Jean-Charles Watiez et de la série humoristique Kaamelott. Une chaîne Youtube est créée pour les accueillir, complétant le dispositif de visibilité sur les réseaux sociaux.
Si le ton est humoristique, les révélations faites au fil des jours n’en sont pas moins sérieuses, parfois étayées par des liens offrant des compléments d’information. Le 21 novembre, l’internaute peut apprendre que “le Cned est mis en pièces et dévoré par des entreprises privées qui n’ont aucune notion de ce qu’est le monde de la formation (…) Mais en revanche plein d’idées géniales pour ramasser leur part du gâteau. (…) il n’est pas compliqué de s’apercevoir que Benoît Tézenas du Montcel, le dirigeant d’une de ces sociétés, n’est autre qu’un… très bon ami et ancien collègue du directeur général (…) Cette société, 360° Farenheit, payée une fortune pour accompagner le directeur général du Cned dans toutes ses décisions stratégiques, n’a pourtant… aucun salarié. (…) son capital social atteint la somme astronomique de : 1 818,00 euros (…) dormez tranquille, la bienveillance est au pouvoir et nous sommes entourés de génies du marketing, de la digitalisation et de la reconquête client.”
Chasse aux “élites”
Globalement, on a le sentiment que le blog se “professionnalise”, comme s’il s’agissait d’un organe de presse à part entière : “Tant que le combat devait continuer, on devait avoir un minimum de deux publications par jour, à des moments stratégiques de la journée. Les articles étaient écrits à l’avance et planifiés pour être publiés durant les heures de bureau, au moment où les gens se connectaient le plus, comme les statistiques du blog nous l’indiquaient.” De plus, Paul tient à le préciser, “nous avions pour politique de ne raconter dans les articles que des informations factuelles et “sourcées”. Lorsque nous affirmions quelque chose, nous avions au préalable pris le soin de recouper l’information et étions sûrs de ne pouvoir être démentis, en dehors des dénégations générales non étayées de type “ne croyez rien, tout est faux !” de la direction.”
Est ainsi annoncé, en avant-première, que le ministère semble cette fois en passe de réagir, puis, quelque jours plus tard, que des inspecteurs ont débarqué au Cned. Avant de donner un compte rendu du comité de direction du lendemain : “Sachez, manants, que votre Directeur Général (bienveillant, vénéré et adoré devant l’Éternel) affirme devant vos propres dirigeants que les Inspecteurs Généraux du Ministère de l’Éducation Nationale sont venus, à SA demande, vérifier que les marchés passés sous son règne sont bien conformes à l’idée que le peuple doit en avoir.”
Autant d’informations qui se sont révélées exactes, et pour cause : “En tant que directeur général, Watiez avait perdu la confiance de tous au Cned. Mais, de cela, il ne s’est jamais rendu compte, parce qu’il avait mis en place un trio de directeurs comme paravent entre lui et le reste du monde. Grâce à cela, nous pouvions très facilement obtenir des informations d’absolument partout. À chaque fois que se tenait un comité de direction, nous apprenions dans l’heure ce qui s’y était dit… Ça le rendait fou, il ne comprenait pas d’où ces fuites pouvaient provenir. À un moment, il a même pensé qu’il y avait des micros cachés dans les salles de réunion ! Il était complètement isolé dans sa tour d’ivoire et ne soupçonnait pas une seconde ce qui se passait en dessous de lui, pas plus hier qu’aujourd’hui, du reste ! D’après les informations que nous avons eues récemment, il serait actuellement persuadé d’avoir été victime d’un complot monté contre lui par les équipes de Hollande !”
On le voit, les informateurs sont partout au Cned, mais visiblement pas seulement là : Défendons le Cned annoncera aussi que la ministre de l’Éducation a enfin tranché et décidé de se débarrasser de la direction générale du Cned, quelques jour avant le communiqué du ministère annonçant la “démission” surprise de Jean-Charles Watiez.
Une poignée de lanceurs d’alerte a donc eu raison d’un personnage non seulement haut placé, mais dont les états de service semblaient jusqu’ici impeccables. “En face de nous, nous avions un haut fonctionnaire, énarque, censé être tout à fait respectable et irréprochable, mais aussi le vice-président d’ATD Quart Monde, ce qui est loin d’être anodin comme engagement individuel ! En façade, c’est une personne qui prêche la bienveillance, la solidarité, l’écoute de l’autre, la prise en charge des plus faibles… exactement aux antipodes de ce qu’il était en réalité, une réalité à laquelle nous étions confrontés au quotidien !”
Pour les auteurs du blog, cette victoire doit beaucoup, justement, à la personnalité de M. Watiez et surtout à ce qu’il représente : “On a joué sur les sentiments anti-système et anti-puissants qui sont en train de monter en France pour faire réagir le Gouvernement. L’alerter sur le fait qu’il y avait là de quoi alimenter ces sentiments dans la population… et que ça risquait de lui exploser à la figure ! À quelques mois des élections, il était sans doute mieux pour lui de réagir vite, avant que l’affaire ne prenne de l’ampleur d’un point de vue médiatique et qu’il se retrouve à gérer une crise dont il n’avait vraiment pas besoin.”
Au-delà de l’exploitation habile d’un contexte global, ils y voient un combat presque philosophique, voire idéologique : “Si on n’avait pas été convaincus de l’utilité publique de notre action, nous ne l’aurions jamais entreprise. La société ne veut plus de ces gens-là, et nous voulions démontrer qu’il est possible de les combattre, qu’ils ne sont plus dans un monde où ils peuvent tout se permettre, faire leurs petites affaires entre-soi. En un mois, grâce à une action multisupports, des petits, sans moyens ni réseau, ont réussi à faire tomber un haut fonctionnaire convaincu d’être intouchable. Je n’ai pas connaissance qu’un cas similaire se soit déjà produit, en France ou ailleurs. Mais en tout cas, j’ai bon espoir que l’on constitue un exemple, qui pourrait être suivi dans les années à venir par d’autres, en France et dans les sociétés occidentales.” Les mutins du Cned feront-ils, ailleurs, des émules ? Ce serait en tout cas leur plus grande fierté.
* Comme nous l’avions fait lors de la première enquête consacrée au Cned, nous avons tenté de joindre Jean-Charles Watiez afin qu’il puisse répondre aux accusations portées contre lui. La première fois, il avait mandaté l’un de ses subordonnés, Philippe Certin, pour nous répondre. Cette fois, étant donné qu’il n’est plus au Cned, c’est par des canaux personnels (portable, réseau social professionnel Linkedin) que nous avons tenté de prendre contact avec lui, mais nos demandes sont restées lettre morte.