L’exécutif européen joue la montre sur le projet de rachat du numéro un des semences et OGM par le numéro deux des pesticides en annonçant l’ouverture d’une “enquête approfondie”.
La commissaire européenne à la concurrence, Margrethe Vestager, vient de nouveau de signer un joli coup politique. Après avoir forgé sa réputation en prononçant une amende historique de 2,42 milliards d’euros à Google pour “abus de position dominante”, la dame de fer danoise vient d’annoncer l’ouverture d’une “enquête approfondie” sur le projet d’acquisition de la firme américaine Monsanto par la société allemande Bayer. Les mots sont particulièrement bien choisis. En réalité, il s’agit du passage à la “phase II”, celle des négociations, qui concernerait plus de 90% des dossiers de rachat une fois que ces derniers sont notifiés au gendarme européen de la concurrence.
Septembre 2016. Les titres de presse sur l’acquisition de l’américain Monsanto par le groupe allemand Bayer pour 60 milliards d’euros entraînent une véritable levée de boucliers. En devenant une même entité, Bayer et Monsanto pourraient maîtriser 24,5% de la production mondiale de pesticides et 30% du marché des semences sur la planète. S’ils n’étaient pas immédiatement attendus sur ce dossier, les grands chefs de l’hexagone sortent de leurs cuisines pour dénoncer “l’invasion de l’agrochimie dans nos assiettes”. Le chef de l’Élysée, Guillaume Gomez, le chef Thierry Marx, le sommelier Antoine Petrus et deux cents autres professionnels de la restauration signent alors une lettre ouverte.
Contrôler toute la chaîne alimentaire
“Avec cette acquisition, ce nouveau mastodonte des semences et des pesticides a une ambition : contrôler toute la chaîne alimentaire, de la terre où pousse la semence jusqu’à l’assiette du consommateur” écrivent-ils.“Cette alliance entre deux monstres, qui va permettre au groupe Bayer-Monsanto de vendre ce qui rend malade et de diffuser le remède en faisant un maximum de profits, c’est la fusion de trop” ajoute dans les colonnes de l’Huma Franck Pinay-Rabaroust, fondateur d’Atabula, le site d’information sur la gastronomie à l’origine de la publication du coup de gueule des cuisiniers. L’appel trouve un large écho dans les médias et dans la société civile. En quelques semaines, les pétitions obtiennent des milliers de signatures. Le temps de faire profil bas pour les deux géants des semences et des produits phytosanitaires. S’il y a des coups à prendre, la commission européenne les encaissera.
Fin janvier 2017, à force de recevoir des milliers de messages de protestation, Johannes Laitenberg, le directeur général à la concurrence, est forcé de communiquer sur le sujet : “la possible acquisition de Monsanto par Bayer rapportée dans la presse n’a pas encore été formellement notifiée à la Commission”. Les deux firmes ne prendront pas le risque de s’exposer en plein orage. Le directeur général l’assure aux pétitionnaires, la commission européenne “enquêtera sérieusement sur la question de savoir si la transaction Bayer/Monsanto pourrait entraîner une entrave significative à l’exercice d’une concurrence effective”. En effet, seul le prisme de la concurrence peut permettre à la commission européenne d’empêcher une telle fusion. Trop brûlant pour être mis sur la table en pleine période électorale en France, le sujet sera mis de côté jusqu’au moment propice : juste avant le départ en vacances des parlementaires européens.
Les agriculteurs tributaires de quelques compagnies
C’est ainsi que le 30 juin 2017, Monsanto/Bayer officialise. Une notification est envoyée à la Commission concernant l’acquisition-fusion. L’eurodéputé belge Marc Tarabella et le socialiste français Eric Andrieu interpellent de nouveau la commission à ce propos. “Suite aux révélations des Monsanto papers, des doutes persistent sur le caractère potentiellement cancérigène du glyphosate, substance présente dans le Round Up, produit phare du géant agrochimique américain” rappellent-ils. Les eurodéputés demandent alors s’il est possible d’intégrer le principe de sécurité alimentaire dans les critères de “qualité” lors de l’examen du rachat de Monsanto par Bayer.
Quelques mois plus tôt, la commission autorisait, sous conditions, deux autres gigantesques fusions dans l’agrochimie. D’abord celle des géants américains Dow et Dupont, puis le rachat du groupe suisse Syngenta par le chinois ChemChina. La première opération engendre la création du groupe DowDuPont, 130 milliards de dollars en Bourse. La seconde acte la plus grosse acquisition d’un groupe chinois à l’étranger pour 40 milliards d’euros. “Avec la fusion de Dow-DuPont-Syngenta ChemChina et cette acquisition, trois sociétés contrôleraient deux tiers du marché mondial des semences et des produits chimiques agricoles, ce qui rendrait les agriculteurs tributaires de quelques compagnies, avec pour conséquence un renchérissement du prix de leurs intrants” alertent alors les deux eurodéputés.
Négocier la revente des activités qui dérangent
Pour l’eurodéputé socialiste Eric Andrieu et son équipe, l’“ouverture d’une enquête approfondie” sur le rachat de Monsanto par Bayer fait gagner du temps à la commission, mais n’est pas une bonne nouvelle. “La commission aurait très bien pu rejeter d’office, ce qu’ils ont décidé de ne pas faire. Mais tellement de milliards sont en jeu qu’on ne peut que concevoir que les autorités de la concurrence disent qu’ils doivent “prolonger l’étude” glisse son assistant. “La phase II, cela veut dire que la commission va négocier avec Bayer et Monsanto pour qu’ils revendent certaines de leurs activités” explique-t-il. Fin juillet, Monsanto et Bayer présentaient déjà des engagements, qui n’ont cependant pas suffi à “dissiper clairement les doutes” de la commission sur le fait que ce rachat provoque “hausse des prix, baisse de la qualité, réduction du choix et recul de l’innovation”pour les agriculteurs.
Parmi les activités pointées, la production de pesticides, de semences, et l’agriculture numérique. La commission va ainsi regarder quels pesticides de Monsanto viennent concurrencer le portefeuille existant de Bayer pour demander à l’un ou l’autre des cessions. Au niveau des semences, le colza est particulièrement ciblé, puisque Monsanto est le principal acteur européen et Bayer le principal acteur mondial sur ce marché. Mais, la commissaire ne le cache pas : impossible de répondre à toutes les attentes des protestataires. “La commission est chargée d’apprécier les concentrations uniquement sous l’angle de la concurrence. Les autres craintes soulevées par les pétitionnaires relèvent des règles nationales et européennes de protection de la sécurité alimentaire, des consommateurs, de l’environnement et du climat” écrit-elle. “Si juridiquement, il n’y a rien qui empêche le rachat, la commissaire ne pourra rien faire” prévient-on du côté de l’eurodéputé français. Pour Eric Andrieu, une solution pourrait être d’envisager ce rachat sous l’angle de la qualité de l’offre aux consommateurs, notamment car la direction générale de la concurrence a développé une jurisprudence dans ce sens ces dernières années. Une option qui nécessiterait une position courageuse. Inspiratrice de la série Borgen, la commissaire Vestager a jusqu’au 8 janvier pour arrêter sa décision.
Le courrier aux pétitionnaires de la commissaire européenne à la concurrence by Le Lanceur on Scribd