Décortiquer et porter les atteintes au bien commun, protéger les sources et l’indépendance des journalistes. Des échanges riches ont animé la conférence de rédaction du Lanceur à Paris, ce jeudi 20 septembre.
Pour cette conférence parisienne, dès le départ, il n’était pas question de tourner autour du pot. “Je dois ma survie à plusieurs journalistes, notamment Antoine Peillon, le premier à réceptionner l’affaire et à en saisir les enjeux. Sans la médiatisation, je ne serais plus ici.” Ex-auditeur chez UBS, Nicolas Forissier a traversé le désert pendant cinq ans avant qu’un livre ne paraisse sur “ces 600 milliards qui manquent à la France”. Quelques mois plus tard, une instruction judiciaire était ouverte. C’était il y a six ans. Lanceur d’alerte dans le scandale retentissant d’évasion fiscale de la banque suisse UBS (treize fois mise en examen – le procès de la filiale française s’ouvre en octobre), il incite le projet du Lanceur à apporter sa pierre à l’édifice “de la transparence et de la démocratie”. “Le premier corollaire de l’évasion fiscale, c’est la corruption, souligne-t-il. Il faut bien comprendre que l’évasion fiscale – que l’on chiffre à 100 milliards d’euros par an en France – crée deux sortes de citoyens : ceux qui payent l’impôt et ceux qui ne le payent pas.”
L’affaire UBS est l’un des cinq cas que Mahaut Fanchini étudie dans sa thèse. En se demandant comment les scandales financiers sont donnés à voir aux citoyens, la maîtresse de conférence à l’université Paris-Dauphine s’est intéressée à la déviance organisationnelle dans le secteur financier. “Les scandales sont souvent construits autour de la personnalité du lanceur d’alerte ; je voulais dépasser cette individualité. La question de leur motivation n’est pas forcément la plus intéressante. Ce qui importe, c’est ce que le lanceur dit”, estime Mahaut Fanchini. Devant la salle comble de la halle aux Oliviers, elle poursuit sur le rôle de validation de l’alerte que tient la presse avant le temps long de la justice. Mais encore faut-il pouvoir entrer en contact. “Votre revue devrait avoir plusieurs objectifs : permettre à ceux qui n’ont pas accès aux grands médias de s’exprimer et relayer des alertes moins médiatisables, car parfois complexes et techniques”, conseille-t-elle.
La protection en ligne de mire
Gilles Mendes ne dira pas le contraire, lui qui a soulevé la possibilité d’esquiver l’obligation d’emploi de travailleurs handicapés et de récupérer des compensations surévaluées ou indues. Un dossier dont s’est saisie l’association Anticor. Régime “peu contrôlé” et “complexe”, le sujet de son alerte a pu freiner les journalistes avec qui il a été en lien. “Plusieurs avaient montré beaucoup d’intérêt, mais rien n’est sorti, sauf le travail d’Antoine Dreyfus. Ce qui manque le plus aux lanceurs d’alerte, c’est l’écoute”, témoigne-t-il. Pour pallier cela, ils ont créé avec Nicolas Forissier et d’autres lanceurs d’alerte le collectif Metamorphosis, afin d’apporter soutien et conseils dans le domaine de l’alerte.
“La presse est l’alliée naturelle du lanceur d’alerte, mais parfois elle va le mettre en danger”, tempère Me Henri Thulliez. Cofondateur de la plateforme de protection des lanceurs d’alerte en Afrique (PPLAAF), l’avocat plaide pour la protection avant, pendant et après l’alerte. “Le lanceur, le journaliste et l’avocat ne cherchent pas la même chose. Le premier intérêt du lanceur d’alerte est que l’acte illicite ou contraire à l’intérêt général s’arrête et le bon avocat veut avant tout défendre son client. Malheureusement, la presse a parfois tendance à attendre que le pot-de-vin ait eu lieu plutôt que d’écrire en amont sur les risques”, illustre-t-il.
Des risques, Jean-Jacques Lumumba n’a pas manqué d’en prendre. Invité surprise de cette conférence, il a fourni des documents permettant de montrer l’utilisation d’argent public pour l’intérêt privé du président de la République démocratique du Congo (RDC).
“Mon péché était d’avoir voulu faire mon travail”, explique l’ancien responsable des risques de la filiale congolaise de la banque BGFI. Témoin d’opérations mafieuses, il a été menacé de mort et a dû tout abandonner face à la force des pouvoirs politiques liés à la banque. “C’est un très long chemin de solitude et c’est le courage qui nous anime”, témoigne le petit neveu de Patrice Lumumba, figure historique de son pays. “PPLAAF m’a beaucoup soutenu. Lorsque l’affaire est rendue publique, c’est un soulagement, mais je garde un regret pour l’intérêt commun, car le mal causé à des millions d’individus est toujours là. Concernant les médias, ils doivent être prudents pour ne pas mettre leurs sources en danger”, ajoute-t-il.
Le curseur de l’intérêt général
Dans la salle, une main se lève. Alain Robert raconte avoir dénoncé des dysfonctionnements sur des fécondations in vitro dans deux cliniques dans lesquelles il a travaillé. Il s’inquiète. “Avec la loi sur le secret des affaires, le projet sur les fake news et la loi Sapin II qui incite avant tout à ce que les alertes soient traitées en interne, y aura-t-il encore des lanceurs ?” s’interroge-t-il. “C’est pour eux que nous avons créé Metamorphosis”, répond Nicolas Forissier, qui ajoute sans hésitation que, malgré la difficulté, “si c’était à refaire, [lui le] referai[t]”. “Il y aura toujours des lanceurs d’alerte, tant qu’il y aura une presse libre et indépendante”, abonde Gilles Mendes. Autre interrogation dans le public : où se situe le curseur pour déterminer qu’une alerte vaut la peine d’être relayée ? Pour le rédacteur en chef du Lanceur, Raphaël Ruffier-Fossoul, il sera compliqué de traiter une affaire qui ne concerne qu’une personne dans une entreprise. “Le curseur, c’est l’intérêt général”, répond-il.
Membre du conseil d’administration d’Anticor, Carole Rouaud prend la parole pour souligner l’importance de la liberté d’expression pour pallier la restriction aux entreprises de la loi française de protection des lanceurs d’alerte. Mahaut Fanchini rappelle également certaines incohérences du statut accordé au niveau européen. “Dans l’affaire LuxLeaks, le lanceur d’alerte Antoine Deltour a été reconnu comme lanceur d’alerte, mais pas Raphaël Halet, car la cour a estimé que ces documents n’apportaient pas assez d’éléments”, indique-t-elle.
Avoir conscience des enjeux d’indépendance est fondamental”
“Je ne me lève pas le matin en me posant la question de savoir si je suis lanceur d’alerte ou pas.” Le docteur Marc Azari, présent dans la salle, s’est levé. “Le Lanceur est le premier média à avoir écrit et suivi un sujet lié à l’industrie de la téléphonie mobile, qui, je le rappelle, possède plus de 50 % des médias français. Avoir conscience de ces enjeux d’indépendance est fondamental.”
Les échanges se terminent sur la loi Sapin II, qui incite à ce que les alertes soient traitées en interne avant d’être transmises à la justice ou à la presse. “La démarche d’alerte externe se fait toujours après une démarche d’alerte interne”, rappelle Mahaut Fanchini, qui cite un exemple de sa thèse où quatorze personnes ont été sollicitées dans l’entreprise sans qu’il y ait de réaction. “Je veux bien y croire, à l’alerte interne, mais vous êtes complètement grillé ! J’y croirai quand on me garantira l’anonymat total. Pour les employeurs, nous sommes des menteurs et des affabulateurs”, regrette Nicolas Forissier. À ses côtés, Jean-Jacques Lumumba raconte avoir lui aussi été accusé de faire du chantage lorsqu’il a parlé au sein de la banque. En guise de dernières recommandations pour le projet du Lanceur, tous s’accordent à la nécessité de donner des conseils concrets pour lancer des alertes et insistent sur l’importance de réunir des preuves.